HUME (D.)
La philosophie de Hume est avant tout critique. En ce sens, elle prend place dans le courant d’idées qui, au XVIIIe siècle, ruine les systèmes métaphysiques que le XVIIe siècle avait élaborés, en s’attaquant essentiellement aux deux notions qui en constituaient les fondements: la notion de substance et la notion de cause. Après la critique de l’innéisme cartésien par Locke et celle de la substance matérielle par Berkeley, la critique de Hume porte essentiellement sur la substance spirituelle et la causalité.
Mais on peut aussi considérer Hume comme le fondateur de la philosophie moderne, le précurseur du kantisme et de la phénoménologie. Avec lui, le problème central de la philosophie semble changer. Il n’est plus celui de l’Être, mais celui du savoir humain. Il devient: «Qu’est-ce que connaître?» et «Comment connaissons-nous?» Le sujet n’est plus considéré, comme il l’était encore chez Berkeley, comme un sujet-substance, mais bien comme le sujet de la connaissance elle-même.
Le philosophe de l’empirisme
David Hume est né à Édimbourg. Ayant perdu son père à l’âge de trois ans, il est d’abord élevé par son oncle, pasteur du village de Chirnside. Puis, à onze ans, il entre au collège d’Édimbourg. Il y reçoit une culture essentiellement littéraire:
pourtant, il a comme professeur de physique Robert Stewart, disciple de Newton. Sorti du collège, Hume s’occupe de droit et de commerce; mais il y consacre peu de temps et, passionné de littérature et de philosophie, il lit beaucoup et remplit un cahier de ses observations personnelles. En 1734, il part pour la France, et c’est à La Flèche qu’il rédige son
Traité de la nature humaine. En 1737, il revient à Londres.
Publié en 1739 et en 1740, le
Traité de la nature humaine n’a pas grand succès. Très épris de gloire littéraire, Hume décide alors d’écrire des ouvrages plus courts: en 1741,
ses Essais moraux et politiques lui assurent la notoriété. En 1746, il devient le secrétaire du général de Saint-Clair et l’accompagne à Vienne et à Turin:
c’est pendant cette mission que paraissent les
Essais philosophiques sur l’entendement humain (1748), plus connus sous le titre d’
Enquête sur l’entendement humain. En 1751, Hume publie l’
Enquête sur les principes de la morale , en 1752 les
Discours politiques. Sa célébrité augmente, mais sa candidature à la chaire de philosophie morale de l’université de Glasgow est deux fois repoussée.
Hume devient alors bibliothécaire de l’ordre des avocats d’Édimbourg. Il travaille à l’Histoire de la Grande-Bretagne , dont le premier volume paraît en 1754, le second en 1757, en même temps que quatre dissertations (Histoire naturelle de la religion , Dissertation sur les passions , Dissertation sur la tragédie , Dissertation sur le critère du goût ). En 1758 et 1762 sont édités deux nouveaux volumes de l’Histoire de la Grande-Bretagne.
De 1763 à 1766, Hume, devenu secrétaire de lord Hartford, ambassadeur d’Angleterre en France, vit à Paris. Il fréquente les salons de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse, de la comtesse de Boufflers, et y obtient les plus grands succès. Il connaît d’Alembert, Buffon, Diderot, d’Holbach, Helvétius. Il ramène Rousseau en Angleterre, mais se fâche très vite avec lui. En 1767, Hume est sous-secrétaire d’État à Londres. En 1769, il revient à Édimbourg.
En Écosse, Hume retrouve ses amis et reprend sa vie studieuse. Mais, gravement malade depuis mars 1775, il meurt le 25 août de l’année suivante. Ses dernières œuvres (La Vie de David Hume écrite par lui-même , Deux essais sur le suicide et l’immortalité , et les Dialogues sur la religion naturelle ) ne seront publiées qu’après sa mort.
La méthode de Hume
Les maîtres de Hume sont Locke, Newton et Berkeley. Comme Locke, Hume procède par l’analyse psychologique de nos idées, et voit dans l’expérience l’unique source de notre savoir: en ce sens, il est le représentant le plus illustre de l’empirisme philosophique. Comme Newton, il tient la science pour inductive, et borne ses prétentions à la découverte de lois, c’est-à-dire de relations constantes dont nous échappe la raison. Et la méthode de Hume se veut newtonienne:
le Traité de la nature humaine porte comme sous-titre:
Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux .
Mais, en réalité, cette méthode est celle même que Berkeley avait appliquée à l’étude critique des idées abstraites et de la matière: Hume se demande essentiellement ce que nous avons dans l’esprit quand nous prononçons les mots d’espace, de relation, de substance, de causalité. À propos de chacune des notions qu’il étudie, il recherche ce qui est vraiment et authentiquement pensé. Et, examinant chaque idée, il veut découvrir l’impression qui est à sa source.
Selon lui, en effet, toute idée est représentative d’une impression, qui la précède et qu’elle se borne à reproduire. Il prend les impressions comme des données, et ne cherche pas d’où elles proviennent: elles sont pour lui, si l’on peut dire, l’absolu du problème. En revanche, l’examen porte sur les idées, en particulier sur les idées de relation. Mises à part les relations spatiales et temporelles, dont Hume admet qu’elles sont purement données à l’esprit, les relations lui apparaissent comme n’ayant rien d’objectif, et comme reposant sur les tendances du sujet, tendances se révélant elles-mêmes comme accessibles à l’analyse psychologique.
Ainsi, les relations d’identité et de ressemblance s’expliquent par des attitudes mentales, par le fait que notre effort d’adaptation est, quand une perception succède à une autre, plus ou moins réduit. Les objets jugés semblables sont les objets tels que, pour passer de l’un à l’autre, nous avons peu d’effort à faire. La relation apparaît donc comme le fruit d’un mouvement aisé de l’esprit, qui nous conduit sans heurt d’une idée à une autre, mouvement qui, tout comme la sensation, est expérimenté. L’empirisme de Hume repose ainsi non seulement sur l’expérience de nos sensations, mais sur celle de nos tendances. Allant toujours à la découverte des impressions (impressions de sensation et de réflexion), il est recherche de l’immédiat, des données originaires, ce pourquoi Husserl pourra voir en Hume un précurseur des philosophes pratiquant la méthode phénoménologique.
La critique de la causalité
Parmi les études que Hume a laissées sur les diverses relations, la plus célèbre est sa critique de la causalité. La causalité devait, à vrai dire, le préoccuper particulièrement, comme semblant, dès le départ, mettre en échec son empirisme. Car cette relation ne se borne pas à lier deux termes présents en notre expérience: elle amène la pensée à passer d’une cause donnée à un effet encore non donné, mais seulement attendu. Si je vois du feu, je suis convaincu, par exemple, avant même de m’être brûlé, que, si j’y mets la main, le feu causera une brûlure. Faut-il donc croire qu’en ceci l’esprit, par ses seules ressources, soit capable de dépasser l’impression? Tout au contraire, Hume va rechercher l’impression particulière dont naît l’idée de causalité.
Qu’avons-nous dans l’esprit quand nous parlons de causalité? Tout d’abord un rapport spatio-temporel de contiguïté et de succession immédiate. Même quand la cause et l’effet semblent lointains et séparés, nous supposons des chaînons qui les relient: la véritable cause est donc toujours tenue pour contiguë à l’effet. Mais contiguïté n’est pas causalité: souvent un fait en précède un autre sans que nous le tenions pour sa cause. L’idée de cause est celle d’une connexion nécessaire.
Selon le rationalisme classique, l’idée de connexion nécessaire est ramenée à celle d’un rapport logique entre deux termes: la cause contient la raison suffisante de l’effet. Hume montre au contraire que, le phénomène cause étant seul donné, il serait impossible d’en déduire a priori l’effet: de l’idée du refroidissement de l’eau, je ne tirerai jamais l’idée de sa solidité, de sa transformation en glace. En fait, c’est entre des phénomènes hétérogènes et intellectuellement séparables que nous affirmons le lien de causalité.
L’idée de cause viendrait-elle donc d’une impression objective? Apercevrions-nous dans les choses une énergie se déployant, une force passant d’un terme à l’autre? Il n’en est rien:
jamais, dans l’objet, nous n’apercevons une telle force. Et cela est également vrai de la causalité volontaire: lorsque je veux lever mon bras, je constate ma volition, puis le fait que mon bras se lève, mais je ne saisis aucun pouvoir efficace qui, parti de ma volonté, soulèverait mon bras. À vrai dire, j’ignore tout à fait comment je puis mouvoir mes membres, et même changer le cours de mes pensées.
Notre croyance en la causalité ne peut donc être expliquée qu’à partir de la tendance que nous avons à passer d’un terme à l’autre. Cette tendance elle-même naît en nous de la répétition. L’expérience nous montre la constance de certaines successions, et l’habitude, qui est un principe de la nature humaine, nous détermine à attendre dans l’avenir les mêmes successions que dans le passé. Certes, la répétition des successions ne nous offre rien de nouveau sur le plan objectif, car chaque conjonction nouvelle ne diffère en rien de la précédente et ne nous révèle, entre ses termes, aucun lien jusque-là inaperçu. Mais la répétition fait naître en l’esprit une habitude, qui engendre à son tour notre attente du second terme lorsque le premier est donné.
Il est clair, en ceci, que la causalité trouve son fondement dans le sujet: sans un sujet, et un sujet ayant une nature, la répétition n’engendrerait rien. La nature humaine devient ainsi le principe d’explication dernière des relations qui semblaient d’abord objectives. Il est à peine besoin de remarquer que, par cette théorie, la philosophie abandonne la voie de la métaphysique, qui cherchait dans l’être la source de la causalité, et s’engage dans celle qui conduira au criticisme kantien.
Mais, chez Kant, le sujet qui fondera la causalité sera le sujet transcendantal. Chez Hume, c’est un sujet-nature. Non, cependant, qu’à ce niveau Hume aboutisse vraiment au scepticisme. Il remarque au contraire que sa critique ne peut ébranler notre croyance en la causalité. Car la critique ne dissout pas l’instinct: elle se contente de l’isoler, de faire évanouir l’apparence de raison qui l’entoure. L’intellectualisme une fois rejeté, un système complet de croyances peut être fondé sur le sentiment.
La théorie de la croyance et le problème religieux
Qu’est-ce, pourtant, que croire? La théorie classique et celle de Hume partent ici d’une même constatation: l’idée d’un objet n’est pas la croyance en l’existence de cet objet (
c’est en ce sens que Descartes remarquait qu’une idée n’est, en elle-même, ni vraie ni fausse). Mais la théorie classique part de cette constatation pour situer la croyance dans un autre domaine, celui de l’affirmation, du jugement liant deux idées: pour elle, la croyance n’est donc possible que par le caractère relationnel et systématique de la pensée. Tout autre est le point de vue de Hume quand il écrit: «La croyance peut être très précisément définie: une idée vive unie ou associée à une impression présente» (
Traité , III, 7). La croyance, comme la relation, sera expliquée à partir de l’impression.
«Il est loin d’être vrai, précise une note du même texte, que, dans tout jugement que nous formons, nous unissons deux idées différentes:
car, dans cette proposition: Dieu est,
ou,
certes, dans toute autre qui a trait à l’existence, l’idée d’existence n’est pas une idée distincte que nous unissons à celle de l’objet, et qui soit capable, par son union, de former une idée composée.» En ce sens, la croyance n’apporte à l’idée aucun élément intellectuel nouveau. Elle consiste dans la manière dont nous concevons l’idée. «Une idée à laquelle on acquiesce se sent autrement qu’une idée fictive» et, ajoute Hume, «cette différence de sentiment, je tente de l’expliquer en l’appelant supériorité de force, de vivacité, de consistance, de fermeté ou de stabilité.»
Cette théorie, on le voit, est purement descriptive. Fournit-elle, pour le moins, des principes de distinction? Ici, une fois encore, Hume fait intervenir l’expérience de l’effort, ou celle de la facilité. Les matières qui demandent une grande attention seront l’objet d’une croyance faible; au contraire, celles qui réclament le moins d’effort seront l’objet de la croyance la plus vive. Il y a donc des principes naturels, au sens d’«aisés». Et c’est pour cela que tout le monde adhère, et de façon continuelle, à certaines croyances. Ne nous faisons donc pas violence, et fions-nous aux instincts stables et universels.
Aux yeux de Hume, les sciences ne sont pas «fondées», au sens où elles le sont, chez Descartes, par la véracité divine, chez Kant par la structure de notre entendement. Elles sont seulement universellement admises. L’esthétique, la morale reposent de même sur une sorte de consentement unanime. Ainsi, il y a des jugements moraux qu’un homme de bonne foi ne peut, sincèrement et au fond de son cœur, rejeter. Sans doute tout cela demeure-t-il subjectif, et nulle valeur morale ne saurait être démontrée, établie objectivement et par raison. Mais la science, l’esthétique, la morale peuvent être établies sur l’universalité de la nature humaine.
Le problème posé par la religion est plus délicat. Les essais que Hume consacre à ce sujet sont d’une interprétation difficile; ainsi, dans ses Dialogues , on discerne mal quel personnage exprime exactement son point de vue. On peut se demander à bon droit si Hume est déiste ou athée, s’il admet ou condamne la preuve qui s’élève à Dieu à partir de l’ordre de l’Univers, etc. Mais, de toute façon, les dogmes religieux lui semblent outrés et difficiles. Pour croire ce qu’enseigne la religion, l’esprit doit faire un grand effort, en sorte qu’il ne croit jamais tout à fait. D’ailleurs, aux yeux de Hume, les principes de la religion, contrairement à ceux de la science et de la morale, ne semblent pas nécessaires à la conduite de la vie. On peut considérer qu’en matière de religion Hume rejoint l’incrédulité de son siècle.
Scepticisme et naturalisme
Ce n’est donc pas sans raison que l’on a pu tenir la philosophie de Hume pour un scepticisme, et qu’en un autre sens on a pu y voir, selon l’expression de Jean Laporte, un dogmatisme du sentiment. Cette philosophie marque la fin de la métaphysique entendue au sens classique, de la métaphysique comme spéculation sur l’Être et sur l’absolu. Elle annonce, d’autre part, le kantisme, mais sans se soucier de donner au savoir un fondement rationnel et rigoureux. Entre le dogmatisme et le criticisme, elle constitue le moment du naturalisme. L’Univers s’y trouve privé de causalité et de substance. Le sujet n’y est pas encore le sujet transcendantal. Mais la nature y est conçue de telle façon que nous pouvons, en elle et grâce à elle, vivre, penser et agir.
Sur un plan purement spéculatif, nous sommes réduits au scepticisme. Selon Hume, en effet, ni la réalité des corps extérieurs, ni celle de Dieu, ni celle de notre moi ne nous sont accessibles. Croire à l’existence des corps, c’est croire à l’existence, distincte et continue, de choses indépendantes de nous, qui durent alors même que nous ne les percevons pas. Une telle croyance est instinctive et naturelle, elle est universellement répandue parmi les hommes. Il demeure que nos sens ne nous révèlent que des existences intermittentes et dépendant de nous, puisque les qualités sensibles sont relatives à notre conscience. Quels caractères positifs pourrions-nous donc attribuer à ces corps indépendants de nous? Il faut avouer ici que nous croyons à une existence que nous ne saurions, d’aucune façon, définir.
Il en est de même pour Dieu. On peut, à la rigueur, s’élever à son idée comme à celle d’une cause du monde, et surtout de l’ordre du monde. Mais dès qu’il s’agit de préciser quelle est cette cause, toute argumentation devient impossible: nous ne savons pas si elle est nature ou esprit, si elle est bonne ou si elle est mauvaise. Ici encore, nous affirmons ce qu’en réalité nous ignorons.
Connaissons-nous au moins le moi, ce sujet sur lequel, on l’a vu, Hume fait reposer l’ensemble des relations elles-mêmes? Point du tout. Car le moi, supposé comme étant le sujet de toutes les impressions, n’est lui-même donné par aucune impression. Nous ne rencontrons, en nous tournant vers nous-mêmes, qu’une succession de perceptions distinctes. L’identité du moi nous échappe tout à fait.
Il ne faut donc pas s’étonner de trouver parfois chez Hume les accents d’un véritable désespoir. C’est le cas, par exemple, dans les conclusions de la quatrième partie du premier livre du Traité de la nature humaine . «Je suis, déclare Hume, effrayé et confondu de cette solitude désespérée où je me trouve placé dans ma philosophie [...] Quand je tourne mes regards vers moi-même, je ne trouve rien que doute et ignorance [...] Puis-je être sûr qu’en abandonnant toutes les opinions établies je sois en train de poursuivre la vérité? Et quel critère me permettra de la distinguer? [...] Après le plus soigneux et le plus précis de mes raisonnements, je ne peux donner d’autre raison de l’assentiment que je lui accorde, je ne sens rien d’autre qu’une forte tendance à considérer fortement les objets sous le jour où ils m’apparaissent [...] Je me trouve enveloppé de l’obscurité la plus profonde.»
Mais le désespoir de Hume demeure philosophique. Nous sommes au XVIIIe siècle, et un optimisme naturaliste, qui n’est pas de l’ordre de la pensée rationnelle, mais repose sur le sentiment, vient vite à notre secours. Hume ajoute en effet: «Très heureusement, il se produit que, puisque la raison est incapable de chasser ces nuages, la nature elle-même suffit à y parvenir: elle me guérit de cette mélancolie philosophique et de ce délire, soit par relâchement de la tendance de l’esprit, soit par quelque divertissement et par une vive impression sensible qui effacent toutes ces chimères. Je dîne, je joue au tric-trac, je parle et me réjouis avec mes amis.» Nous sommes ici à l’opposé de la notion de sagesse. Ce n’est pas, comme chez tous les philosophes classiques, la raison qui nous console et nous permet de vivre. C’est la vie qui nous délivre du désespoir passager où nous a plongés l’exercice philosophique de la raison.
Источник: HUME (D.)