BABEL (I.)
Né le 13 juillet 1894 à Odessa dans une famille juive aisée, Isaac Babel étudie à l’École de commerce d’Odessa, tout en recevant parallèlement une éducation religieuse juive; il lit le yiddish et acquiert en outre une bonne maîtrise du français. Pendant la Première Guerre mondiale, il se trouve à Petrograd où il fait la connaissance de Maxime Gorki. «En sept ans – de 1917 à 1924 –, il a fallu apprendre beaucoup de choses. J’ai été soldat sur le front roumain, puis j’ai servi dans la Tchéka, au Narkompros [commissariat du peuple à l’instruction publique], [...] dans la I
re armée montée, au Comité de province d’Odessa...» (
Autobiographie , 1932). Après 1924, il vit principalement à Moscou, tout en s’absentant souvent et longtemps pour parcourir la Russie et pour aller à l’étranger, où sa femme, sa mère et sa sœur avaient émigré. Il sera arrêté tout à la fin des «grandes purges», et ce n’est que depuis 1988 que l’on connaît la date exacte de son exécution indiquée: le 27 janvier 1940.
Babel s’est rendu célèbre par les mêmes qualités qui distinguent Odessa, la ville originale et bariolée où il est né. Dans son œuvre sont réunis les héritages littéraires les plus divers, et on trouve dans sa vision du monde des positions difficilement conciliables.
Voies de développement
Des circonstances liées à la période révolutionnaire et à la situation du pays dans les années 1920 ont conditionné le développement de Babel dans deux directions. Il y a, d’une part, le fait que la littérature juive d’expression russe antérieure, dans le cadre de laquelle il avait débuté en 1913 avec Staryj Šlojme (Le Vieux Chloïme , récit publié dans la revue Kiévienne Ogni [Les Feux ]), avait disparu à la suite de l’interruption forcée des publications périodiques russo-juives: dès lors, nombre de ses représentants s’intégraient dans la jeune littérature soviétique. Parmi eux, Babel devint le plus important. D’autre part, la fermentation sociale et littéraire, en combinaison avec le nouveau système de valeurs qui se mettait alors en place, faisait naître chez l’écrivain l’espoir d’assimiler organiquement les nouveaux idéaux, voire de les créer lui-même. Ce double appui – racines juives et patriotisme soviétique – a fait de Konarmija (La Cavalerie rouge ) son meilleur livre et une œuvre unique dans la littérature mondiale.
«La Cavalerie rouge»
Ce cycle de trente-quatre récits (trente-cinq à partir de l’édition de 1933), qui ne représente que cent cinquante pages environ, a été édité à huit reprises entre 1926 et 1933. Dans l’ensemble, la critique accueillit ce livre avec enthousiasme. Des accusations politiques ne manquèrent toutefois pas de se faire entendre. Le journal intime que tenait Babel à l’époque de la I
re armée montée, pendant l’été de 1920, est le miroir de ce que vivait le jeune écrivain, alors collaborateur du journal
Krasnyj Kavalerist (
Le Cavalier rouge ) sous le pseudonyme de Kirill Lioutov. Le narrateur de
La Cavalerie rouge , qui se nomme Lioutov dans trois récits, apparaît totalement contradictoire dans ses opinions et ses comportements. Ce juif cultivé, condamné à la solitude aussi bien parce qu’il est juif que parce qu’il est cultivé, redoute la disparition de la culture juive natale tout autant qu’il brûle de pénétrer dans le monde brutal et intrépide des cosaques, et d’imposer à ce monde l’idéologie révolutionnaire. Toutefois, il ne s’identifie totalement avec aucun des principes évoqués:
il éprouve de l’aversion pour le monde étouffant des zones de résidence pour juifs, et la sauvagerie primitive des cosaques lui fait horreur, tout comme le fanatisme des agitateurs bolcheviques.
Par ailleurs, l’ordre des récits de La Cavalerie rouge n’est pas le même que celui des événements. Le lien interne, complexe, est créé par des motifs parallèles et récurrents: les images de la mythologie chrétienne et les images folkloriques, les astres célestes, la symbolique des couleurs et nombre d’autres leitmotives. La vivacité de ces motifs, combinée avec celle, éblouissante, de la langue, permet de rattacher Babel au genre d’écriture qu’il est convenu d’appeler prose ornementale. La forme du skaz (stylisation du discours oral, principalement celui des couches sociales intérieures) et les particularités de sa langue transmettent l’effroi que suscite l’inaccessibilité du monde sauvage des cosaques; le skaz babélien prolonge davantage la tradition de Zamiatine que celle de Leskov. Tout le tissu narratif de La Cavalerie rouge est composé de thèmes qui s’interpénètrent, liés aussi bien au hassidisme qu’au catholicisme polonais et au monde cosaque dans ce que leur histoire a de commun sur près de trois cents ans. La triple approche de l’auteur trouve l’expression d’une certaine harmonie dans l’organisation rigoureuse du texte.
Une double appartenance culturelle
Les Récits d’Odessa (Odesskie Rasskazy , 1921-1932) restituent l’univers de cette ville, qui s’incarne dans le parler odessite, ce russe truffé de tournures ukrainiennes et yiddish qui était la langue maternelle de Babel, et sa préférée. La thématique en est purement juive, mais là encore le narrateur n’appartient pas au milieu qu’il décrit, à savoir les bandits d’Odessa. Son récit est fait avec enthousiasme, et même avec un brin d’envie, mais de l’extérieur. On entend résonner avec force dans ces pages la nostalgie d’un monde juif qui dépérit et d’un certain romantisme de la pègre.
La réunion dans les éditions posthumes des quatre récits Istorija moej golubjatni , Pervaja Ijubov’ , V podvale , Probu face="EU Caron" ゼdenie (Histoire de mon colombier , Premier Amour , À la cave , L’Éveil ) sous le titre général d’Avtobiografi face="EU Caron" カeskie Rasskazy (Récits autobiographiques , 1925-1930) est une convention à double titre: ils ne constituent pas un cycle, et les événements et les circonstances qui y sont évoqués ne sont pas tirés de la biographie de l’écrivain, quand bien même ils baignent dans l’atmosphère où s’est déroulée l’enfance de celui-ci. L’élément clé est ici le prisme du regard enfantin, qui ne connaît, ni ne reconnaît, les catégories sociales et nationales que le processus historique met en place. Un regard qui correspond, dans une certaine mesure, à la position distante et impartiale qui a toujours été celle de Babel. Les persécutions, les pogroms, la vie quotidienne des juifs repliés sur eux-mêmes ne constituent qu’un arrière-plan sur lequel se déroulent les événements importants de la vie de l’enfant: la découverte de l’amour, de la tromperie, du premier maître. Et c’est le rejet du destin historique du peuple au second plan qui rend ces récits véritablement tragiques.
Zakat (
Le Crépuscule , 1926-1927), première des deux pièces de Babel (la seconde,
Marija [
Marie ], ne fut pas commencée plus tard que 1932, et fut publiée en 1935), joue un rôle particulier dans la biographie littéraire de Babel. Par son sujet, elle est issue des
Récits d’Odessa , et de là viennent également son atmosphère générale et ses personnages. Mais ce qui, dans le genre épique, donnait l’impression d’une anecdote acquiert élévation et sérieux sous une forme dramatique. Le thème – la tragédie éternelle de la relève des générations – avait déjà été exploité dans la prose et la dramaturgie juive d’expression russe (de manière particulièrement détaillée par Sémion Iouchkévitch); sous la plume de Babel, cette tragédie devient un chef-d’œuvre, ce qui est moins dû à sa connaissance et à son sens du matériau narratif (le milieu juif) qu’à la sagesse biblique ancienne assimilée par le peuple tout au long de son histoire et transformée en sagesse de tous les jours. Par ailleurs, la symbolique très vaste du crépuscule renferme le déclin de l’ancien mode de vie et de l’ancien âge juif patriarcal. Babel ne le pleure pas, mais il lui reste attaché, et non pas uniquement spirituellement, mais déjà tout simplement physiquement. Quelle sera l’aurore, et quel monde nouveau éclairera-t-elle, l’écrivain l’ignore. On distingue clairement anxiété et chagrin dans cette pièce, qui allait marquer aussi le début du crépuscule de Babel lui-même.
À côté des circonstances politiques (début de la dictature stalinienne, marquée par l’extermination des paysans et par une industrialisation sauvage), un rôle important fut joué par la disparition de la scène russe du peuple juif traditionnel cher à Babel: le sol natal se dérobait sous les pieds de l’écrivain russo-juif. Dans les années 1930 furent toutefois composés des récits que l’on peut classer sans hésitation parmi les chefs-d’œuvre de Babel par l’acuité de leur vision et par le pittoresque éblouissant de leur description, auxquels les premières œuvres avaient habitué le lecteur, ainsi que par la pénétration de l’observation psychologique: Doroga (La Route , terminée en 1930), Ulica Dante (La Rue Dante , 1934), Di Grasso (Di Grasso , 1937).
À partir de 1925, Babel travaille pour le cinéma:
il écrit des scénarios, au début sur des motifs de Sholem Aleichem et de ses propres récits et, par la suite, sur commande et uniquement dans un but alimentaire. Objet d’attaques politiques constantes, d’abord pour avoir brossé un tableau trop peu héroïque de la guerre civile et ensuite pour s’être tu, Babel fut mis au nombre des «compagnons de route», c’est-à-dire des écrivains qui n’avaient pas juré fidélité au prolétariat et à sa littérature. Le soutien et l’amitié de Gorki avaient été pour Babel une protection; après sa mort, il fut touché lui aussi par la vague des arrestations. Les archives de l’écrivain furent confisquées lors de son arrestation et n’ont toujours pas été localisées à ce jour.
L’œuvre de Babel est décrite la plupart du temps en termes de catégories opposées, dont la collision est à la base de la narration: humanisme-cruauté; idéalisme-sensualité grossière; esprit de décision héroïque-doutes; gens cultivés-cosaques; ironie-sentimentalité, etc. La présence d’un telle dichotomie amène souvent à voir en Babel un romantique. Conformément à ce que l’écrivain lui-même a dit de ses précurseurs, on étudie aussi l’influence qu’ont eue sur lui Gogol, Maupassant et Flaubert, ainsi que le jeune Gorki. Relativement récemment, l’attention des chercheurs s’est portée sur le fait que, tout en s’inscrivant dans le processus littéraire des années 1920 par sa thématique et par ses procédés, Babel appartenait tout aussi organiquement à la branche russophone de la culture juive en Russie.
Dans le monde entier, on a commencé à s’intéresser à l’œuvre de Babel dans les années 1960. Cet intérêt n’a pas faibli depuis lors: en une trentaine d’années ont paru plus de vingt monographies et plus de sept cents articles à son sujet.
Источник: BABEL (I.)