MUSIL (R.)
MUSIL (R.)
Les circonstances historiques ont fait que l’œuvre de l’écrivain autrichien Musil, notamment L’Homme sans qualités , l’immense roman inachevé, inachevable, qui en constitue l’essentiel, est restée presque inconnue, presque sans influence du vivant de l’auteur. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que ce roman, réédité dans sa langue originale, traduit peu à peu dans les principales langues européennes, a pris sa place à l’horizon du XXe siècle, à côté des œuvres de Kafka, de Thomas Mann et d’Hermann Broch, c’est-à-dire au plus haut.
«Attendre sa mort pour pouvoir vivre»
En 1942, quand Robert Musil, âgé de soixante-deux ans, mourut à Genève, en exil, l’événement fit peu de bruit dans un monde en pleine convulsion où son nom était oublié ou inconnu, ses œuvres à peu près introuvables. Peu auparavant, avec l’ironie amère qui le caractérisait, il avait écrit à l’un de ses rares amis, le pasteur zurichois Robert Lejeune: «Devoir attendre sa mort pour pouvoir vivre, voilà un vrai tour de force ontologique...»
Né à Klagenfurt, en Carinthie, où son père était ingénieur, Robert Musil fut d’abord destiné à la carrière des armes et fréquenta, de douze à dix-sept ans, des institutions militaires. Ayant bientôt bifurqué vers le métier d’ingénieur, et obtenu son diplôme en 1901, il travailla comme assistant à l’école des Hautes Études techniques de Stuttgart où l’ennui, devait-il prétendre plus tard, lui fit commencer un roman; sur quoi on le trouve à Berlin, à l’automne 1903, suivant des cours de psychologie et de philosophie. Le roman commencé à Stuttgart, et dont le cadre lui avait été fourni par ses souvenirs de l’École militaire (celle-là même où Rilke avait peu avant souffert le martyre),
Les Désarrois de l’élève Törless (
Die Verwirrungen des Zöglings Törless ), parut en 1906 et reçut un accueil extrêmement favorable. En 1908, Musil soutint encore une thèse de doctorat sur le positiviste Ernst Mach. Il venait de rencontrer Martha Marcovaldi, qu’il épousa en 1911 et qui devait être pour lui, jusqu’à sa mort et même au-delà, une compagne irremplaçable. Il avait opté, définitivement cette fois, pour la littérature, et le succès de
Törless lui faisait croire qu’il pourrait en vivre. Fin 1910, il lui fallut néanmoins regagner Vienne pour y prendre un emploi de bibliothécaire. Les nouvelles de
Noces (
Vereinigungen ), plus complexes, plus hardies que le roman, furent mal accueillies. Fin 1913, Musil repartit pour Berlin pour y travailler à la rédaction d’une revue; mais la guerre survint, qu’il fit, comme officier, au Tyrol du Sud. À son retour, il trouva un nouvel emploi, à Vienne, au service de presse de l’armée. À partir de 1922, date à laquelle il perdit ce poste, Musil ne devait plus vivre, jusqu’à la fin de sa vie, que d’avances d’éditeurs ou d’appuis discrets, au milieu de difficultés grandissantes dues à son intransigeance et, plus encore, aux circonstances historiques.
Il n’en continua pas moins sa tâche. Un drame, fort dédaigneux des exigences de la scène, Les Exaltés (Die Schwärmer ), parut en 1921; il fut bien accueilli, mais non pas sa première représentation, véritable trahison de l’œuvre, four complet dont Musil se sentit très affecté. En 1923, il reçut le prix Kleist pour un nouveau recueil de nouvelles, Trois Femmes (Drei Frauen ). Mais surtout, depuis des années, Musil projetait un vaste roman dont la première partie parut, sous le titre L’Homme sans qualités (Der Mann ohne Eigenschaften ), en 1930. Ce premier volet, de dimension déjà considérable, suscita une grande admiration; et sans doute la gloire n’eût-elle pas été refusée à Musil vivant si l’avènement du nazisme n’était intervenu dans son destin. Fin 1931, Musil s’était réinstallé à Berlin pour continuer son travail. Pressé par l’éditeur, il accepta encore, à contre-cœur, de laisser paraître, en mars 1933, les trente-huit premiers chapitres du volume II. Quelques mois plus tard, il devait regagner Vienne, son œuvre étant interdite en Allemagne. Sa solitude allait grandissant; il avait le sentiment d’être absent du monde contemporain, à peine encore vivant: il intitula un recueil de proses paru en 1935 «Œuvres posthumes de mon vivant» (Nachlass zu Lebzeiten , traduit en français sous le titre Œuvres préposthumes ). Néanmoins, il travaillait toujours avec acharnement à son grand roman. En août 1938, il lui fallut quitter Vienne. Arrivé en septembre à Zurich, il s’installa bientôt à Genève, où il reprit sa tâche au milieu des pires difficultés matérielles et morales. Une hémorragie cérébrale l’emporta en 1942.
Un an plus tard, Martha Musil réussissait à faire imprimer à Lausanne un troisième volume comportant des chapitres prêts à l’impression et un choix effectué par ses soins dans la masse énorme des manuscrits accumulés par l’écrivain pour la fin du roman. Mais ce n’est qu’en 1952 que devait paraître en Allemagne l’édition de L’Homme sans qualités qui inaugura la gloire posthume de Musil. Et pourtant, l’histoire de cette œuvre, on le verra plus loin, n’avait pas trouvé là sa conclusion.
Un roman du possible
Sans doute le premier roman de Musil, ses deux pièces de théâtre, ses nouvelles apparaissent-ils comme des œuvres secondaires par rapport au grand roman jamais achevé; mais ils l’annoncent, et chacun de ces livres (
même les modestes
Œuvres préposthumes , avec l’admirable récit du
Merle [
Die Amsel ], si révélateur),
lié d’une manière ou d’une autre à l’expérience centrale de l’auteur, aide à le mieux comprendre (comme le font plus particulièrement les
Journaux [
Tagebücher ], carnets de travail bien plus que journaux intimes, et les nombreux textes théoriques regroupés sous le titre
Essays und Reden , dont un large choix a paru en français en 1984).
Cette expérience centrale, c’est la découverte (attribuée déjà au jeune Törless) que les apparences masquent une réalité plus obscure (plus effrayante ou plus merveilleuse, ou l’un et l’autre à la fois),
qu’elles présentent des failles; que toutes choses, autrement dit, comportent un
double sens , sinon davantage. L’écrivain a pour tâche d’opposer infatigablement aux apparences faussement univoques cette réalité équivoque, évasive, fascinante parce qu’évasive. La bipolarité qui caractérisait la nature même de Musil depuis l’enfance ne pouvait que fortifier une telle intuition. Voisinaient en effet en lui, non sans mal, un homme actif, un ingénieur à l’intelligence rigoureuse, passionné de conquêtes techniques, officier discipliné d’ailleurs, et un contemplatif profondément sensible aux élans les plus hardis de cette âme dont l’autre part de lui-même répugnait à prononcer le nom; deux êtres, deux tendances que Musil devait s’épuiser à vouloir accorder, et dont le contrepoint explique la structure même de
L’Homme sans qualités.
Ce livre inachevé de près de deux mille pages, l’un des plus substantiels et des plus ambitieux du XXe siècle, devait voir son plan se modifier fréquemment au cours des longues années de son élaboration, et, d’une certaine manière, finir par se détruire lui-même. Il faut le présenter ici selon le plan auquel Musil s’est tenu le plus longtemps et auquel correspondent encore les pages qu’il en a publiées de son vivant. Selon ce projet, le roman se serait divisé exactement en deux parties, encadrées par une sorte d’introduction et une sorte de conclusion.
La première partie constitue, avec l’introduction, le premier volume, publié en 1930. L’introduction présente le personnage central du roman, Ulrich, l’«homme sans qualités», double de l’auteur en qui se reflètent moins les péripéties de sa vie que l’aventure de son esprit; «homme sans qualités», ou plutôt, comme l’explique l’auteur, ensemble de «qualités sans homme», dépourvues de centre, de sens et d’emploi, homme sans racines donc, mais disponible, ouvert, fait pour se risquer, hors du monde clos des définitions sans nuances des «hommes à qualités», dans l’infini du
possible . Jeune, Ulrich a fait trois tentatives successives pour s’accomplir: dans la carrière des armes, dans le métier d’ingénieur, dans la recherche mathématique. Aucune ne l’a satisfait. Au fond, il n’a qu’un souci: trouver la «
voie»; mais sans renier ni la science, ni même la technique. Mais il est plus aisé de dénoncer ce que la voie n’est pas que de trouver ce qu’elle est. C’est pourquoi Musil est venu à bout de la première partie du roman, et non de la seconde; car, dans cette première partie, la satire prédomine.
Elle commence en août 1913, au moment où le jeune savant, déçu par ses expériences, rompt avec toute carrière et prend une sorte de congé d’un an pour se retirer de l’action et méditer sur le sens de l’action. C’est à ce moment précis que Musil introduit l’«Action parallèle» qui constitue le cadre de cette première partie et le prétexte à une description critique des derniers moments de la monarchie austro-hongroise au travers desquels se manifeste un effondrement plus grave, et plus général. L’année 1918 devant être celle d’un double jubilé, les soixante-dix ans de règne de François-Joseph Ier et les trente ans de règne de Guillaume II, Musil imagine qu’un groupe de patriotes autrichiens a fondé un comité pour donner à l’anniversaire de leur empereur une signification assez haute, assez universelle pour éclipser celui du «frère ennemi». Ulrich, ayant accepté, un peu légèrement, d’entrer en contact avec les promoteurs de l’Action, se trouve amené, en fait de retraite, à fréquenter toutes sortes de personnages influents: hommes d’affaires, aristocrates, politiciens, généraux, femmes d’esprit, vieux diplomates, jeunes fanatiques, tous acharnés à chercher l’Idée assez sublime pour donner un contenu à leur activité et symboliser la mission universelle de l’Autriche, et dont les efforts, sincères ou hypocrites, aboutiront, non pas à la fête de l’empereur de la paix, mais à la mobilisation d’août 1914.
Musil a écrit de cette œuvre: «Ce n’est pas une profession de foi, mais une satire. Ce n’est pas une satire, mais une construction positive.» En effet, si toute cette première partie, riche de mouvement, de pensée et d’intrigues, constitue l’une des satires les plus profondes que l’on ait faites de notre temps, elle n’est jamais purement négative, ni étrangère au mouvement général de l’œuvre. Selon sa loi secrète qui est l’ambiguïté, chaque figure, chaque tentative est le reflet d’une autre. Les recherches des membres de l’Action parallèle sont des variantes, plus ou moins caricaturales, de la recherche d’Ulrich; comme si l’auteur, pour décrire celle-ci, avait dû déblayer d’abord le terrain des erreurs qui menacent toute quête aussi ambitieuse. C’est ainsi que ces personnages secondaires, qui auraient pu n’être que des fantoches, gardent quelque humanité; que certains même ont un caractère tragique: ainsi Clarisse, la femme d’un ami d’enfance d’Ulrich, obsédée jusqu’à la démence par un rêve de rédemption: ainsi Moosbrugger le charpentier, meurtrier sexuel en qui resurgit de façon plus menaçante le trouble obscur pressenti par Törless, en qui s’incarne l’imminent déchaînement de la barbarie que Musil juge inséparable de l’idéalisme.
À la fin de cette première partie (le plan initial qui devait aboutir à août 1914 étant encore respecté), au bout des six premiers mois de son année de congé, Ulrich semble donc bien près de s’enliser dans le marécage des intrigues et des parlotes. Il apprend alors la mort de son père et s’apprête à gagner la ville où celui-ci est décédé.
Là commence cette seconde partie, intitulée «Vers le règne millénaire, ou Les Criminels», dont ne devait paraître avec l’accord de l’auteur que le début. Dans la maison mortuaire, Ulrich retrouve une sœur, Agathe, dont il avait presque oublié l’existence et en qui il voit avec émotion, d’emblée, son double féminin. Agathe a épousé un «homme à qualités», morne défenseur d’une morale toute faite, et songe à divorcer. Alors commence entre le frère et la sœur une aventure «aux limites de l’impossible», dans laquelle le rêve du pur amour inventé par le haut Moyen Âge provençal ressuscite encore une fois. Ulrich et Agathe, attirés l’un vers l’autre, séparés l’un de l’autre, se retirent de la société et s’approchent, par la grâce du désir irréalisé, de ce que Musil appelle l’«autre état», qui n’est pas sans analogie avec l’extase mystique, et dans lequel, au moins un instant, l’«homme sans qualités» retrouve un centre et un sens. «Au moins un instant»: après quoi il faut bien voir que la vie recommence, et que rien n’est résolu. Si, dans la première partie du roman, c’était la moitié active, agressive même quelquefois, conquérante en tout cas, de l’auteur qui parlait surtout, ici commence à s’élever la voix du contemplatif qui accède, par une modification de son être même, à un nouvel espace, plus ouvert et plus plein (proche aussi de celui qu’avait bâti quelques années plus tôt, dans les
Élégies de Duino , Rainer Maria Rilke, l’un de ses rares contemporains que Musil admirât). Cependant Musil, jusque dans cet autre espace, tenait à garder les yeux ouverts; s’il ne redoutait pas de parler, désormais, de «
mystique», il fallait qu’elle fût «claire comme le jour». Ainsi livré à cette fascination d’un possible impossible en même temps qu’à sa bipolarité essentielle, il s’enfonçait lentement dans un labyrinthe où il s’éloignait de plus en plus des personnages et des intrigues que le déroulement normal de la «
fiction» eût ramenés à la fin du livre. Au peu de goût que Musil éprouvait pour imposer de force à son œuvre une symétrie devenue artificielle à ses yeux, à l’impossibilité où il était de surmonter sa dualité profonde (qui se manifestait à présent comme un désaccord entre le romancier et l’essayiste, la réflexion finissant par l’emporter sur l’imagination), le drame de la Seconde Guerre mondiale devait enfin s’ajouter, avec les questions nouvelles qu’il soulevait. Personne ne peut dire avec certitude ce que serait devenu
L’Homme sans qualités si Musil avait vécu plus longtemps. Tout laisse supposer néanmoins que l’écrivain avait dépassé le moment où l’achèvement du livre selon le plan longtemps suivi eût été encore possible sans tricherie. Tout choix opéré dans les nombreux manuscrits, ébauches et notes posthumes, ne constituera donc jamais qu’une hypothèse; seule une édition critique comportant, si c’est matériellement possible, l’ensemble de ces manuscrits rendrait fidèlement compte du labyrinthe, admirable d’ailleurs, où l’héroïque souci de vérité a conduit Musil. Conformément à la nature même de son génie, il a laissé un roman ouvert, un essai de roman, comme il rêvait que toute existence d’homme digne de ce nom fût elle-même un essai de vie. Il avait écrit en 1932: «On ne doit pas confondre l’inachèvement d’un travail avec le scepticisme de son auteur. Je montre mon travail tout en sachant qu’il n’est qu’une partie de la vérité, et je le montrerais même en le sachant faux, parce que certaines erreurs sont des étapes vers la vérité. Je fais, dans une tâche bien définie, le maximum de ce que je puis.»
Источник: MUSIL (R.)