Книга: Brecht B. «Der gute Mensch von Sezuan Добрый человек из Сезуана»

Der gute Mensch von Sezuan Добрый человек из Сезуана

Вниманию читателей предлагается полный, неадаптированный текст философской пьесы-притчи Бертольта Брехта «Добрый человек из Сезуана» (1938-40). Издание рассчитано налиц, владеющих основами немецкого языка и совершенствующих свои навыки в нём..

Формат: Мягкая глянцевая, 128 стр.

ISBN: 9785797405061

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BRECHT (B.)

BRECHT (B.)

Musil a pu écrire que, depuis le classicisme, le théâtre n’avait plus joué aucun rôle dans l’évolution de l’esprit européen, parce que le drame ne laissait pas à notre pensée une liberté de mouvement suffisante. L’esthétique de la distanciation, associée au nom de Bertolt Brecht, vise précisément à réconcilier avec le théâtre l’agilité dialectique, à ouvrir la scène aux dimensions d’un monde moderne ambitieux de dépasser la tragédie. Il est caractéristique que deux des plus grands succès de ces soixante dernières années aient été l’Opéra de quat’sous (1928) et Mère Courage , qui, représenté pour la première fois à Zurich, pendant la guerre, a profondément marqué l’Europe libérée du nazisme. Ces deux triomphes ont été acquis, fait sans précédent ou presque s’agissant d’une époque où le rythme de l’histoire s’est accéléré chaotiquement, à vingt ans de distance, dans des contextes radicalement différents, peut-être même dans deux civilisations à peine comparables après la coupure de la Seconde Guerre mondiale. C’est dire l’importance de ce théâtre «épique», qu’on ne saurait cependant ériger en nouveau classicisme. La modernité de Brecht est en effet due à la place prépondérante qu’il accorde au souci historique. Ce théâtre réflexif n’ignore pas sa situation en société; il vise un certain public à une époque donnée, et contredirait ses principes mêmes s’il n’était susceptible tantôt de suivre tantôt de précéder les évolutions historiques dans lesquelles il intervient: bref, s’il n’était capable de métamorphose.

1. Situation de Brecht

Bertolt Brecht est né à Augsbourg. Son père, directeur d’une usine de papier, était comme sa mère d’origine souabe. On a cherché dans cette ascendance les sources profondes de sa poésie et de son théâtre: une sagesse paysanne, hostile à la sentimentalité, à la phrase, aux effets héroïques, tendant à la farce, à la parodie, à l’ironie, et simultanément à la sentence, au didactisme; une langue pleine de sève, nourrie de dialecte et de luthéranismes, toujours prête à se concrétiser en images et en gestes. Cependant, Brecht est plus le fils de son époque que l’héritier d’une terre et d’un paysage. Il a seize ans quand éclate la Première Guerre mondiale, il est mobilisé en 1918 comme aide-soignant dans un hôpital d’Augsbourg. La paix revenue, il continue ses études à l’université de Munich, assiste de près à la tentative de République des Conseils en Bavière qui se termine dès 1919 par un sanglant retour à l’ordre. Dès 1933, il est obligé de quitter l’Allemagne hitlérienne, mène une vie errante avant de se fixer aux États-Unis. Son existence s’inscrit entre deux grands traumatismes historiques, qui marquent à la fois le commencement et la fin des temps modernes. Elle témoigne des désordres que connut la république de Weimar, de la «résistible» ascension du fascisme, de la nécessité d’une société nouvelle qui rompra le cycle maudit de la guerre. L’œuvre de Brecht vit elle-même sous le signe de l’événement, elle se met perpétuellement en position d’élucider, de combattre, de surmonter la crise. Le théâtre devient le laboratoire d’une révolution: des formes et des significations anciennes, déplacées, subverties, sont mises au service d’une nouvelle conception du spectacle, essentiellement politique...

Brecht a commencé par admirer Villon, Rimbaud, Kipling, et par imiter Wedekind. Ce dernier ne dédaignait pas d’interpréter ses propres poèmes, ainsi Brecht, armé de sa guitare. Le principal de ses recueils a été publié en 1927: Les Sermons domestiques. La résonance religieuse de ces Sermons est dénoncée par le puissant cynisme qui les anime. L’abandon aux forces élémentaires de la nature et de la mort y alterne avec la pulsion colérique, sinon déjà avec la révolte politique. «Du pauvre B. B.» (1921), qui clôt le recueil, est la complainte du poète lui-même, destiné à disparaître sans laisser «rien qui vaille la peine d’être nommé». Son nom s’est effacé, réduit à deux initiales encadrant un vide. Mais cette pauvre âme, qui porte en elle le froid noir des forêts, est aussi un dangereux sujet, prêt à trahir les villes d’asphalte, leur solidité apparente, leur confort et leur luxe ostentatoires. B. B. accompagne au gouffre une société de gentlemen repus, qu’aveugle l’illusion du progrès. Comme ces gentlemen, il consomme journaux, tabac, alcool. Mais consommer, pour lui, c’est détruire. Ce mort vivant est un ogre.

2. Brecht et l’expressionnisme

Les très nombreuses poésies de Brecht sont trop souvent ignorées, mais on comprend facilement que son théâtre ait retenu l’attention. Ses premières pièces, Baal , Tambours dans la nuit , Dans la jungle des villes , sont généralement confondues avec l’expressionnisme d’où elles émergent. À vrai dire, lorsqu’en 1922 Brecht trouve à Munich deux metteurs en scène qui s’intéressent à ces pièces, achevées depuis un certain temps, l’expressionnisme proprement dit commence à refluer. Tambours dans la nuit , Dans la jungle des villes en marquent le déclin. Mais c’est à Berlin que Brecht connaîtra le succès; c’est là qu’entre autres Moritz Seeler, fondateur d’une «Jeune Scène», ouvre la voie à de jeunes auteurs en réserve derrière la génération expressionniste: ceux-ci, Brecht, Bronnen, Weiss, Zuckmayer, ont encore dans les veines l’effervescence, voire l’extase de leurs aînés, mais ils ne partagent plus leur idéalisme. «Expressionnisme noir», a-t-on suggéré: pour son compte, Brecht ne cesse en effet de critiquer la religion laïque de l’homme nouveau, de la spiritualité cosmique, et déploie dans son jeune théâtre un réalisme monstrueux, voire même fantastique, où l’instinct, brutal ou raffiné, le noyau dur de l’égoïsme, occupe la première place.

Baal , dont la première version remonte à 1918, vit du rapport critique qu’il entretient avec son modèle, Le Solitaire , de Johst, drame du génie. «Baal bouffe, Baal danse, Baal est transfiguré.» L’itinéraire de cet «éléphant» (surnom que lui vaut sa peau épaisse) mène des salons urbains, où la poésie anarchiste se vend bien, à la jungle immémoriale où vient mourir l’anti-héros. Celui-ci, dans sa passion à rebours, qui retourne comme un gant le Stationendrama expressionniste, met la même foi au service de la matière que d’autres au service de l’esprit. Ni réellement comique ni réellement tragique, Baal a le sérieux de l’animal, post coitum triste. Le sexe consommateur ruine ici, non sans provocation, tout amour oblatif.

Baal connaît toutes les tendresses, les extases, les violences, les mélancolies de l’existence biologique, bestiale, dont il joue avec art, jusqu’au moment où les orages, les éruptions de la vitalité cynique se résolvent en pluies interminables: long, lent écoulement de la matière en elle-même. Baal, apparemment, a les traits de l’idole préhistorique; au moment de la décomposition finale, il se fait traiter de vieille femme par les bûcherons chez qui il est venu mourir. C’est qu’à la joie du plein été a succédé le deuil, le retour à la terre mère, au goût de cendres. Mais il n’empêche que ce faune dégénéré, qui manie avec hardiesse l’héritage de Rimbaud, n’est pas sans évoquer Socrate au front chauve, le sage, le maître, qui fait ici la démonstration humoristique d’une initiation au réel.

Tambours dans la nuit , intitulé Spartacus à l’origine, est de la même veine, mais le contexte renvoie à l’histoire contemporaine. Kragler, artilleur porté disparu, trouve au retour sa fiancée enceinte, songe à écouter l’appel des tambours de la révolution, mais rentre dans le lit quand sa fiancée lui revient: porc parmi les porcs, la famille weimarienne lui offre l’abri que Baal avait trouvé au fond des forêts. Quelques placards disposés dans la salle de spectacle porteront des inscriptions du genre: «C’est dans sa peau que chacun se sent le mieux», ou encore: «Ne faites donc pas des yeux si romantiques.»

Dans la jungle des villes est la plus énigmatique de ces trois pièces. Elle met en scène un match inexplicable dans ses tenants et ses aboutissants, mais non pas incompréhensible dans ses différentes péripéties. Shlink agresse Garga dès la première reprise: il cherche à lui acheter son opinion, il corrompt sa famille, détruit son existence. Les deux adversaires sont attachés l’un à l’autre comme deux vampires. Il serait vain de réduire prématurément la pièce à une idéologie, d’en déduire par exemple que le sadisme est le seul moyen de contact qui subsiste dans la société primitive des grandes métropoles contemporaines, ou, au contraire, que la haine elle-même y devient impossible. Shlink l’agresseur n’est pas sans évoquer une figure paternelle à composante homosexuelle. Il a reconnu en Garga le combattant, et procède à son initiation. «Tuer n’est pas un art, mais dévorer, oui», suggérait déjà Baal. Garga, lui, ne cherche qu’à anéantir et à fuir. Il n’a pas le raffinement sage de son adversaire, qui vise à dépouiller l’homme de sa faiblesse, de son âme, à durcir en lui le vouloir matériel, le vouloir matérialiste. Initiation à rebours là encore, où la violence voile une recherche quasi ascétique de la précision, de l’efficacité, de l’agressivité méthodique, et pour ainsi dire constructive.

3. Genèse du théâtre épique

Le théâtre épique n’est pas sorti tout armé du cerveau de son auteur. D’œuvre en œuvre s’annonce, s’enrichit, se complète et se diversifie une révolution qui marquera profondément l’histoire du théâtre européen.

Dans Édouard II (1924), adapté de Marlowe, Brecht tente de hisser son ambition au niveau de l’histoire, tout en désacralisant le théâtre pseudo-moyenâgeux, cher à la tradition romantique. Il ménage une habile distance entre les fastes et les cruautés de l’histoire, et le comportement de ceux qui la font, au gré de leurs instincts et de leurs intérêts privés. Une tension naît entre le matériau brut, d’inspiration naturaliste, et la fresque formelle. La tragédie est dépouillée de sa fatalité, le héros de sa prédestination emphatique. La pièce s’inscrit dans la tension entre la vie quotidienne et les solennités de la réminiscence historique.

Homme pour homme (1926) se présente comme une parodie, délibérée mais complexe, de la tragédie, de son mouvement irréversible vers la catastrophe. Elle relate la rencontre avec le destin, l’armée des Indes, de Galy Gay, paisible commissionnaire qui, en l’espace de vingt-quatre heures, est métamorphosé en soldat colonisateur, en tigre altéré de sang. Cette transsubstantiation s’opère sur le mode de la tragédie-bouffe, dans le salon-bar de la veuve Begbick, symbole d’une société marchande régie par la loi de l’échange. L’échange se substitue à la collision tragique. Le pauvre héros, ce «dernier homme de caractère», écrit Brecht ironiquement, piégé par la bonne affaire, perdra son individualité dans la transaction. Après un simulacre d’exécution, il reparaît uniformisé. On a pu voir dans cette parabole relativiste, où la société agit comme un destin intelligible, le destin de toute une société, de la république de Weimar.

C’est L’Opéra de quat’sous (1928) qui a valu à Brecht son plus grand triomphe à l’époque de Weimar. Sa fonction est critique: il dénonce les plaisirs mêmes de l’opéra, qui permettent à une société chaotique de goûter les harmonies qui lui sont refusées hors de l’enceinte théâtrale. Cet opéra des gueux sera donc un rien plus culinaire, un rien plus digestif que l’opérette traditionnelle, afin de renvoyer au spectateur sa propre image, déformée dans un jeu de miroirs grossissants. Cette provocation tend à remettre la réalité sur ses pieds, la réalité esthétique tout comme la réalité sociale. Le brigand Mac-Heath, lui-même amateur de grands airs, se comporte en parfait bourgeois et suggère comment le bourgeois se comporte en parfait brigand. De même, la musique de Kurt Weill se propose non pas d’abuser des dissonances, mais de détruire l’harmonie mensongère de l’idylle au fur et à mesure qu’elle la restitue.

Le triomphe de cette opérette perverse désarmait sa perversité. Brecht s’efforce, dans les années qui suivent, d’éviter les malentendus et les sous-entendus. Il s’engage dans la voie d’un didactisme ostensible: Le Vol de Lindbergh et L’importance d’être d’accord (1929), Celui qui dit oui, celui qui dit non (1930), La Décision (1930), L’exception et la Règle (1930), La Mère (1931).

La Décision , pièce âprement discutée, est généralement ressentie comme un oratorio d’une sombre grandeur, piégé dans un dispositif stalinien: il s’agit de la mise en procès et, finalement, de la liquidation consentie d’un jeune militant communiste, accusé par le parti de se laisser entraîner à des mouvements de révolte impulsifs, contraires aux impératifs de la tactique et de la stratégie révolutionnaires, dangereux pour tous dans certains contextes-limites. Cela dit, quelle que soit la rigueur coupante de la démonstration, on ne saurait oublier que le didactisme brechtien, tel qu’il s’exprime dans la série des Lehrstücke (pièces didactiques), ne vise pas la défense et illustration d’une thèse: il offre avant tout une matière à exercices «pour ces athlètes de l’esprit que sont les dialecticiens». Les Lehrstücke proprement dits (dont on excluera La Mère ) sont faits pour être joués plutôt que pour être vus. Les partenaires qui s’y investissent sont incités à passer d’un rôle à l’autre, à expérimenter les situations données selon une technique de variations contrôlées, jusqu’à les retourner s’il le faut, comme le suggère le double titre: «Celui qui dit oui, celui qui dit non.» La réhabilitation théorique du Lehrstück , souvent taxé de «sectarisme», est due à une étude de R. Steinweg, qui met l’accent sur les processus d’auto-compréhension et d’auto-apprentissage déclenchés par ce type de pratique théâtrale.

Sainte Jeanne des abattoirs (1931) est, dans le principe, plus proche de l’Opéra de quat’sous. Brecht s’attaque, une fois de plus, au vieux démon de l’idéalisme. Joan Dark, militante de l’Armée du Salut, mène seule le combat contre le grand capital de Chicago, à qui elle veut inculquer le respect de l’homme. Elle sera canonisée par ses adversaires, maîtres du terrain. Le souvenir de Schiller et du Second Faust hante parodiquement cette pièce anticlassique, qui ne sera pas jouée sous la république de Weimar.

4. La théorie du théâtre épique

On résistera à la tentation d’enclore le théâtre épique dans un système définitif. Cette théorie historique est elle-même dans l’histoire.

Brecht a mis au point progressivement, avec l’aide de ses collaborateurs, les procédés techniques et les moyens scéniques, de caractère anti-illusionniste, qui étayent concrètement cette théorie: les décors suggérés, qui ne sont pas exclusifs d’un réalisme de la matière et des objets utiles, la visibilité des sources de lumière, l’emploi d’éclairages francs, évitant les ombres confuses ou les contrastes violents, le petit rideau à mi-hauteur, grinçant sur fil de fer, les panneaux qui scandent, déchiffrent et commentent les scènes, analogues aux sous-titres du cinéma muet, parfois les projections, tout invite le spectateur à une lecture du spectacle, de la fable.

La fable elle-même se présente non comme un enchaînement inéluctable, mais comme un montage de scènes détachables qui, à chaque fois, mettent en relief un geste fondamental. Ce geste lui-même ne saurait avoir une allure monumentale: il est soumis à l’analyse par le jeu de l’acteur.

L’acteur s’efforce de respecter la distance qui le sépare du personnage. Il se propose de le montrer et de montrer qu’il montre. Il le fera d’autant plus facilement que le personnage n’est plus une substance immuable, un caractère. Il est rarement accordé avec lui-même, il prend place au sein d’une configuration, d’une société en devenir qui le divise et l’oblige à résister ou à se soumettre. Au héros classique, Brecht substitue des figures compromises.

Ces innovations, puisées du reste aux sources du théâtre occidental ou asiatique, sont destinées historiquement à battre en brèche les excès naturalistes ou expressionnistes. Le naturalisme a tendance à privilégier l’objectivité du monde représenté, il enlise le personnage dans un milieu et dans une psychologie; l’expressionnisme, inversement, établit la prééminence du sujet, qui échappe à toute détermination. La «distanciation», formule clé du théâtre épique, vise à instituer un rapport dialectique entre la scène et la salle, entre l’acteur et son rôle, entre l’individu et la société. L’effet de distanciation dérive à l’origine du procédé de singularisation des formalistes russes (en russe, ostranenie ), destiné à déjouer les automatismes perceptifs en augmentant la difficulté et la durée de la perception. Brecht, quant à lui, cherche par ce biais à rendre insolite et modifiable un monde qui se donne pour naturel et immuable. L’effet de distanciation, qui désenglue le regard, n’est rien d’autre en fin de compte qu’un effet de désaliénation, comme le suggèrent les connotations hégéliennes et marxiennes du terme Verfremdung (étrangéisation d’un monde où les hommes sont à eux-mêmes étrangers).

Deux textes célèbres ont fixé schématiquement la théorie du théâtre épique. C’est d’abord, en annexe à Mahagonny (1927-1929), un tableau qui oppose sur deux colonnes le théâtre dramatique au théâtre épique. L’un fait appel à la suggestion, au sentiment: spectacle qui absorbe, qui consomme, qui épuise le spectateur. L’autre, au contraire, fait appel à la critique, à la raison: il libère le spectateur du spectacle et le contraint à se réserver pour des actions réelles, et non pas fictives. L’un conjure l’essence de l’homme, immuable, archaïque, l’autre au contraire adjure de modifier les conditions de son existence, il sollicite le changement, l’avenir. Le Petit Organon (1948) accentue l’attaque contre la tragédie, art de cannibale, et construit en théorèmes martiaux le théâtre de l’ère scientifique. Les circonstances de nouveau permettent de saisir l’origine de ce criticisme révolutionnaire: la scène hitlérienne avait annexé les rites sacrificiels de la tragédie et joué sur des émotions collectives malignes. Cependant, Brecht n’en restera pas à ces oppositions catégoriques, qui rendent mal compte de la diversité, de la complexité de sa propre production. Dans les dernières années, il tendait à substituer théâtre dialectique à théâtre épique.

5. L’exil: les «grandes» pièces

En mai 1933, les écrits de Brecht flambent sur le grand bûcher dressé devant l’opéra de Berlin. Brecht connaîtra la vie des émigrés, «changeant plus vite de pays que de chaussures». Il se fixe un temps au Danemark, puis en Finlande, enfin, de 1941 à 1947, aux États-Unis. Quelques pièces de combat – Grand-Peur et misère du IIIe Reich , Les Fusils de la Mère Carrar (1937) – marquent peut-être un recul par rapport à certains acquis de la dramaturgie épique, mais rappellent que celle-ci n’a d’autre but que d’intervenir jusque dans l’actualité la plus brûlante. La production particulièrement féconde des années 1939-1941 révèle un auteur parfaitement maître de ses moyens: la première version de Galilée est achevée à cette époque, ainsi que Maître Puntila et son valet Matti , La Bonne Âme de Se-Tchouan , Mère Courage , La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Aux États-Unis, Brecht travaille aux Visions de Simone Machard , au Brave Soldat Schweyk , enfin et surtout au Cercle de craie caucasien (1945). Galilée, la Bonne Âme de Se-Tchouan, la Mère Courage sont peut-être les personnages les plus brechtiens de ce théâtre. De même qu’ils sont au cœur de la société, la société est en leur cœur. Leur sensibilité, leur intelligence, leur volonté sont profondément divisées par des aspirations contradictoires. Oscillant entre la générosité et l’égoïsme, la lucidité et l’aveuglement, la révolte et la capitulation, ils s’enlisent dans des compromis réitérés, piétinent dans une situation inextricable. Dans cet univers épique, dont les conflits de classes forment la trame, les intérêts privés, les prétentions humaines et les réalités publiques ne cessent de se contester, de se démentir ou de se juxtaposer sans jamais s’harmoniser. Pour nourrir ses enfants, la Mère Courage, comme la folle Grete de Bruegel, cherche son butin aux portes de l’enfer, et perd l’un après l’autre ceux qu’elle cherche à sauver. Pour continuer à exercer sa bonté, Shen-Te emprunte les traits de Shui-Ta, commerçant implacable qui ne connaît que la loi du profit. Pour poursuivre des recherches scientifiques qui, remettant la terre en place, auraient pour effet de bouleverser la hiérarchie féodale, Galilée capitule devant l’Inquisition et assure la victoire de l’ordre traditionnel.

Ainsi l’auteur organise savamment l’ambiguïté. Mais ce mot ne suffit pas à rendre compte de la complexité intelligente et intelligible de ce théâtre. Brecht, dans ses plus grandes pièces, n’enferme pas le spectateur dans des alternatives délibérément simplifiées, qui fourniraient la solution aux ambiguïtés dans lesquelles les personnages hésitent, sans même voir comment leur ruse se retourne ironiquement contre eux. Il préfère solliciter l’esprit critique en multipliant les «points de vue». Certains interprètes parlent ainsi de la structure stéréoscopique, d’autres, de la structure décentrée, de la dialectique à la cantonade, qui marquent ces grandes pièces (et au demeurant le théâtre de Brecht en général). Sans cesse, l’action s’interrompt pour laisser place au chant, le chant pour laisser place à la méditation. Ces différents éléments, dramatiques, lyriques, philosophiques, ne contiennent jamais à eux seuls ni même à eux tous la signification globale de la pièce. Ils ne cessent, au contraire, de se contester, et c’est dans cette «distance» soigneusement entretenue, dans ces dissonances que se loge l’intervention du spectateur. Celui-ci est appelé à analyser les idéologies spontanées que véhiculent l’action, le chant ou la méditation, c’est-à-dire à les confronter, à les référer au bout du compte à une histoire en devenir, dans laquelle il est lui-même impliqué.

Que cette tension critique ne nuise pas à la qualité poétique, c’est ce que prouve, en particulier, l’une des dernières pièces de Brecht, Le Cercle de craie caucasien , qui convoque toutes les ressources de la magie théâtrale, le mélodrame populaire et les féeries cruelles de l’Orient, au service d’un procès difficile, prosaïque, qui oppose deux communautés rurales. Tous les effets d’une théâtralité sans fard – masques et musique exotiques, péripéties et rebondissements, entrecroisement arbitraire et rencontre miraculeuse de deux séries d’aventures, les aventures de la servante au grand cœur, Grusche, et du juge des pauvres, Azdak, théâtre dans le théâtre – invitent à une réflexion, uniquement suggérée dans le texte, sur la société, la justice et la maternité, sur les rapports entre l’art et la technique, la technique et la politique.

6. Le retour

Inquiété par la «Commission des activités antiaméricaines», Brecht quitte les États-Unis en 1947. Il s’établit provisoirement en Suisse – où il fait jouer une Antigone adaptée d’Hölderlin, destinée à démonter les ressorts de la tragédie et du tragique – et définitivement à Berlin-Est, où il assure jusqu’à sa mort (1956) la direction du Berliner Ensemble, la troupe qu’il a fondée avec son épouse, la grande actrice Helene Weigel. Deux villes se disputaient, raconte Brecht, la présence de M. Keuner (un personnage qui lui ressemble comme un frère): l’une lui offrait de figurer au salon, l’autre de travailler à la cuisine. Brecht a opté pour la seconde proposition, qui l’amène à participer aux efforts pour construire en République démocratique allemande une société nouvelle. Son activité au Schiffbauerdamm a été généreusement subventionnée. Cependant, l’esthétique de la distanciation n’est guère conciliable avec le réalisme socialiste tel qu’il avait été imposé par Jdanov. L’ironie veut que Brecht ait, de son vivant, connu un succès plus réel à l’Ouest qu’à l’Est. À Berlin, il achève sa dernière pièce, Les Jours de la Commune (1949). Il remanie, il adapte: Don Juan de Molière, Coriolan de Shakespeare, The Recruiting Officer de Farqhar. En quelques années, il a su former une remarquable équipe de metteurs en scène et d’acteurs, qui poursuivent son œuvre.

Источник: BRECHT (B.)

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