LAURENT (A.)
LAURENT (A.)
Rarement œuvre de chimiste aura été autant controversée. Violemment contesté, persécuté même dira-t-on, Auguste Laurent ne vécut pas assez pour connaître l’accueil favorable que reçut sa Méthode de chimie (1854). Cet ouvrage posthume fut loué hors de France ; F. A. Kekule avait dessein de le traduire; il fut précédé dans ce projet par William Odling, qui publia presque aussitôt une version anglaise de l’ouvrage. Quelques erreurs patentes, mêlées à l’exposé de la doctrine, motivèrent un injuste oubli de ce texte jusqu’à sa réévaluation récente. Il est devenu clair que Laurent a décisivement contribué à renverser l’héritage doctrinal de Lavoisier et de Berzelius, qui liait la théorie chimique à une impérieuse conception dualiste; il a, au contraire, promulgué une théorie unitaire de la composition des composés organiques et de leurs transformations moléculaires, qui conditionnera le développement de la chimie structurale.
Formation
Publiée par les soins de M. Tiffeneau, la correspondance de Charles Gerhardt dépeint sur le vif les vicissitudes de la carrière scientifique de Laurent. De celle-ci, on ne retiendra ici que sa formation initiale de minéralogiste, et ses débuts en 1831 comme préparateur de Jean-Baptiste Dumas à l’École centrale. Intrigué par la récente notion de l’isomérie, Dumas rapportait alors les hydrocarbures à divers «états de condensation»; il se préoccupait également de l’action des halogènes sur les composés organiques simples, ce qui lui donnera l’occasion de décrire les phénomènes de substitution, en 1834. Il avait engagé Laurent à préparer, purifier, analyser des hydrocarbures aromatiques et à en étudier la réactivité.
Les réactions de substitution
Les conclusions, auxquelles l’étude de ces carbures relativement complexes conduisit Auguste Laurent, peuvent être regroupées et résumées, en termes modernes, par les trois propositions qui suivent:
– on peut dériver tous les composés organiques d’un nombre fini d’hydrocarbures, qui sont à l’origine de séries structurales caractérisées par la permanence du squelette carboné;
– les hydrocarbures peuvent engendrer des produits de substitution tels que le nombre d’équivalents liés à la chaîne carbonée demeure inchangé;
– des hydrocarbures peuvent engendrer des composés par addition d’atomes ou de groupes d’atomes; le nombre d’équivalents en est accru; ces produits sont généralement moins stables que les dérivés de substitution; corrélativement, les dérivés de substitution, contrairement aux produits d’addition, ont des propriétés très voisines de celles de l’hydrocarbure.
Dumas n’avait pas tiré parti de sa découverte de l’acide trichloracétique, pour fonder une théorie des substitutions, mais s’était borné à une assignation indécise de «loi empirique», à la suite du rappel à l’ordre de Berzelius, dont le dogme du dualisme électrochimique excluait toute interchangeabilité entre hydrogène positif et chlore négatif.
Laurent, au contraire, qui, expérimentant sur les cycles aromatiques, avait perçu leurs niveaux de réactivité et les avait mis en corrélation avec l’idée de norme structurale importée de sa science cristallographique, n’hésita pas à subordonner les fonctions chimiques des composés à l’arrangement géométrique des composants au détriment, en quelque sorte, des propriétés élémentaires dont le primat était au cœur de l’atomisme dualistique.
Traitant en 1843 des radicaux dérivés, il affirme que «le chlore, le brome, l’oxygène..., qui ont pris la place géométrique de l’hydrogène, jouent alors son rôle». Sa thèse de 1837 annonçait déjà son choix de modèles architectoniques des molécules organiques: «Dans la charpente centrale ou dans le radical, on ne pourra enlever une seule pièce, c’est-à-dire un seul atome, sans le détruire, à moins qu’on ne remplace l’atome enlevé par un autre atome équivalent qui viendrait maintenir l’équilibre de la charpente.» D’où, la sériation des composés organiques par un système de dérivation des radicaux, que supporte une chimie «
picturale» dont il fait l’essai par la représentation polyédrique des molécules.
En postulant que «la forme, le nombre et l’ordre sont plus essentiels que la matière», il anticipe sur les théorisations qui connectent fonctions et types structuraux. Ce qui explique pour lui la chimie, c’est le double jeu de la conservation de certaines structures fondamentales, et la variation instituée par leurs combinaisons géométriques dont il est, évidemment, incapable de donner une figure autre qu’analogique. Ses figurations ne sont le plus souvent que symboles de relations topologiques simples entre groupes fonctionnels, ce qui, il est vrai, demeurera le cas, quoique à un moindre degré, de la plupart des formules développées de la chimie organique.
Structure et nomenclature
Entreprenant de réduire la chimie à un système unitaire, à vocation structurale, Laurent rendait possible une révision de la nomenclature, que la production incessante de nouvelles espèces moléculaires rendait par ailleurs pressante. Il tentera de dominer le chaos des dénominations en enfermant la totalité des corps connus ou possibles dans son système, qu’il compose tout à la fois d’une notation, d’une classification et d’une nomenclature, suivant un «ordre rationnel et mnémonique»; le lieu dans la classification devrait imposer le nom: «pour déterminer la place qu’un corps doit occuper... il faut avoir égard, non seulement à la nature, au nombre et à l’arrangement de ses atomes, mais encore et principalement à ses métamorphoses ou à sa génération»; d’où sa recherche obstinée d’arbres génératifs des diverses dérivations radicalaires.
Toutefois, il n’était pas aisé de produire, sinon de programmer, la dérivation mutuelle de toutes les espèces organiques concevables. En 1844, il adopta un projet qui consistait en une distribution assez disparate, à cinq entrées, qui ne répondait qu’assez mal au programme annoncé l’année précédente, savoir la confection d’une nomenclature qui indiquerait le nombre des atomes, leur arrangement et la nature des corps.
Son échec relatif est-il dû à ce que, selon les termes de François Dagognet, «le mot se trouve déclassé: entre lui et la formation organique s’intercalent et la formule complexe et aussi la forme ou le dessin synoptique»? Reste que le mérite de Laurent aura été justement de poser, dans toute leur étendue, deux problèmes qui n’ont en rien perdu leur acuité: la représentation des structures et le classement des espèces.
Источник: LAURENT (A.)