BOUCHER (F.)
BOUCHER (F.)
Il est pour un artiste deux manières d’accéder à la célébrité: illustrer son époque en s’y conformant et lui donner le ton, ou bien l’ignorer en ce qu’elle peut avoir d’éphémère et pratiquer son art en toute indépendance. La disgrâce qu’en leur temps valut à Rembrandt, à Cézanne, la libre affirmation de leur génie, ne les a point empêchés d’accéder finalement à la gloire. Au contraire, comblé de l’amitié des Grands, docile à leurs caprices et à leur engouement, complice de leurs raffinements, grand maître des fantaisies du rococo, aimable en tout, François Boucher devait connaître, au-delà des succès qui jalonnèrent sa vie, la négligence et l’oubli.
À défaut des profondeurs et des prolongements qu’il serait vain de chercher dans son œuvre, ses qualités de peintre lui ont mérité de retrouver aujourd’hui sa place dans son siècle et dans le nôtre.
Le favori de la favorite
François Boucher est né à Paris. Il obtient en 1723 le premier grand prix de l’Académie de peinture et part pour Rome comme élève libre, sans avoir obtenu de pension royale. Rome sera profitable à Boucher: il y rencontre Tiepolo, dont les grandes compositions décoratives marqueront son talent bien plus que les souvenirs de la Rome antique. Et surtout il y gagne la protection de ses aînés – celle de Wleughels, en particulier, qui le recommandera au duc d’Antin. Aussi, dès son retour à Paris, en 1731, est-il admis à l’Académie royale de peinture où, deux ans après, il est reçu comme peintre d’histoire – qualification la plus élevée – avec un Renaud et Armide . Successivement professeur, recteur adjoint et recteur, il en gravira, sa vie durant, tous les échelons jusqu’à prendre rang, à soixante-deux ans, au faîte de sa carrière, de directeur de l’Académie avec le titre de premier peintre du roi.
Dès 1735, Boucher reçoit ses premières commandes: quatre grisailles pour le cabinet de la reine à Versailles; en 1739, une suite de tableaux de chasse pour les petits appartements. En même temps, il collabore à la transformation de plusieurs demeures royales: Marly, la Muette,
Fontainebleau.
Mais c’est à Mme de Pompadour que Boucher dut l’essentiel de ses succès. Souveraine en matière d’art, en cela secondée par son frère Marigny, directeur des Bâtiments du roi, elle fut, durant les vingt ans de son règne, l’inspiratrice de Boucher auprès de qui elle prit, du reste, des leçons de peinture et de dessin.
Aussi lui confia-t-elle non seulement la décoration des demeures – Meudon, Choisy, Bellevue – qu’elle décorait pour y accueillir Louis XV, mais encore ne manqua-t-elle point d’associer son peintre préféré à la prospérité que connaissaient alors les manufactures royales, grâce aux commandes nombreuses qu’elles recevaient de la Cour et des Grands.
Aussi Boucher partagera-t-il avec Oudry la direction de la manufacture des tapisseries de Beauvais. En 1754, il est nommé inspecteur des Gobelins. Et lorsque Mme de Pompadour crée à Vincennes la manufacture des porcelaines de France – qui devait ensuite s’établir à Sèvres – elle commanda à Boucher des modèles à réaliser en biscuit.
Boucher sut admirablement traduire la grâce et l’esprit de ce temps où, selon le mot nostalgique de Talleyrand, «il faisait bon vivre».
Non que la souffrance ait été absente de ce siècle, mais la bonne éducation voulait qu’on ne la montrât point. Aussi Boucher n’était-il pas enclin à la représenter.
À la gloire du corps féminin
Les bleus nacrés, les roses, les verts un peu froids, presque anglais, de sa palette, l’harmonie pleine de justesse, mais toute extérieure qui s’en dégage, conviennent aux boudoirs, aux pièces d’apparat où l’aristocratie se plaît aux jeux d’esprit et aux «délices de l’amour».
Qu’elles s’appellent Diane, Danaë ou encore Vénus, qu’elles soient déesses nues descendues de l’Olympe ou bergères poudrées vêtues de grâce, qu’elles soient sa propre épouse, Miss O’Murphy, ou la Pompadour, les dames roses peintes par Boucher, qu’il affuble au goût de son époque, sont aussi peu bergères, aussi peu mythologiques qu’il est possible.
Nulle gravité, mais le désir de plaire et de séduire. Sensuelles, mais comme le veut un temps où l’art d’aimer doit en passer par les jeux de l’esprit et du badinage, où tout s’effleure et rien ne s’approfondit, sinon le goût du plaisir même, où, pour charmer, un peintre de Cour doit se plier aux faciles conventions d’une aimable antiquité qui est alors le langage que tout un chacun se plaît à parler.
Il ne faut donc chercher en lui ni la présence charnelle d’un Rubens, ni la discrète nostalgie d’un Watteau, ni même l’espièglerie d’un Marivaux, mais une séduction faite d’élégance, de galanterie et d’artifice, où tout n’est que prétexte à glorifier le corps féminin; corps potelé et blanc, animal et non point licencieux, que vient couronner un visage, toujours le même (au fond Boucher n’est guère portraitiste), d’une ingénue gourmande, aux lèvres roses et humides, aux grands yeux indécis.
Parce qu’on le lui demande et qu’il l’aime, et qu’il aime à la peindre, comme le feront plus tard Renoir et Bonnard, avec délectation, Boucher fait de la femme tout le décor de son époque.
Mais point ne l’intéresse, sinon en quelques œuvres de jeunesse (L’Atelier du peintre, Le Déjeuner ), la pose de la vie. Boucher n’est pas un vériste. C’est en quoi il diffère fondamentalement d’un Chardin. Il ne défend aucune thèse. C’est en quoi Greuze lui est étranger, et Diderot plutôt hostile.
Ce qu’il propose, c’est une évasion: celle qu’offrent les petits appartements à une Cour désireuse de se soustraire aux exigences de l’étiquette. Son art est celui des «folies» et des ermitages, bien plus que celui des châteaux; son atmosphère, la pastorale.
Enfin, le paysage de Boucher semble toujours conçu pour servir de décor à quelque scène villageoise, toujours apprêté aux fins d’orner quelque dessus de porte de style «
rocaille». Et lui demande-t-on de peindre «
chinois», il ne s’embarrasse point d’érudition ni de vraisemblance et plaque un décor de carnaval sur les mœurs de son temps.
Ce qui sauve donc Boucher de la mièvrerie, c’est son extrême sensibilité picturale et la perfection de son dessin. C’est qu’il est le premier décorateur du XVIIIe siècle. C’est qu’à merveille il sait concevoir et mettre en page pour Beauvais et les Gobelins – en les préparant, à la manière de Rubens, par de très nombreuses esquisses – ses cartons de tapisserie (l’Histoire de Psyché en est sans doute le plus remarquable) qui connaîtront un très vif succès.
Plus lisses en ses débuts, et plus sages, les œuvres de Boucher, à mesure qu’il prend de l’assurance, sont plus enlevées. Plus vive en est la touche; et les formes mêmes de ses modèles, d’abord allongées et flexueuses, gagnent en épanouissement à mesure que le peintre atteint lui-même à la maturité de son art.
François Boucher n’est peut-être pas un grand peintre, car il ne s’évade pas des limites de son époque. Mais il est un très beau peintre. De lui, les Goncourt purent écrire: «Le joli, c’est l’âme du temps, et c’est le génie de Boucher.»
À la veille de la Révolution française, à mesure que, par Greuze, Vien et David, s’affirmait le renouveau d’une Antiquité sévère, et d’un art moralisateur, Boucher, qui ne s’était jamais soucié d’avoir la tête épique, devait inévitablement connaître la disgrâce et l’oubli.
«N’est pas Boucher qui veut», déclarait pourtant David, un jour qu’il lui rendait justice. Il fallut tout un siècle, et même davantage, pour que l’on s’en aperçût.
Источник: BOUCHER (F.)