STEINBECK (J.)
STEINBECK (J.)
Steinbeck est avant tout l’écrivain de la générosité. Son œuvre fut une constante dénonciation de la misère des hommes au nom d’une confiance presque mystique en leur inépuisable possibilité de perfectionnement. Il est par là spécifiquement américain et trouve tout naturellement sa place dans une tradition qui remonte à Emerson ou Whitman. La diversité même de son inspiration, qui le mène du roman à la nouvelle, au reportage ou au théâtre, et qui est tour à tour passionnée et humoristique, naturaliste et fantastique, scientifique et poétique, dit bien essentiellement un amour profond de la richesse multiple de la vie qu’il faut savoir saisir sous des formes sans cesse renouvelées. Rien donc ne saurait étouffer pour Steinbeck, malgré les tragédies d’une époque difficile, le jaillissement d’un optimisme qui le pousse continuellement à rechercher le véritable dialogue humain, celui que l’on poursuit avec soi comme avec autrui dans la générosité retrouvée de la vie elle-même lorsque celle-ci est redevenue libre et naturelle. L’innocence d’un paradis perdu, lieu du dialogue originel avec la vie, voilà au fond ce dont, en bon Américain, Steinbeck ne cesse de ressentir la nostalgie.
L’homme, la terre et le voyage
John Steinbeck est né à Salinas en Californie, d’un père trésorier municipal et d’une mère institutrice, et il vécut en Californie toute son enfance et son adolescence. Ce fut là une circonstance décisive. Terre de soleil riche de vergers, la Californie est aussi terre de rencontre où les traditions venues d’Europe ou d’Orient se mêlent aux traditions des Indiens autochtones, terre neuve donc et à la fois ancienne. En outre, elle représente, pour de nombreux Américains, la dernière «frontière», le rêve américain d’une Terre promise étirée au long du Pacifique. Mais surtout, pour Steinbeck enfant et adolescent, la Californie et plus particulièrement la «Grande Vallée» de Salinas, région encore exclusivement rurale à l’époque, fut le lieu du premier contact avec la terre immémoriale. Ne disait-il pas lui-même que ce qui avait le plus marqué son enfance, c’étaient des événements apparemment aussi insignifiants que la naissance d’un poulain ou «la manière dont les moineaux au printemps sautillaient sur les chemins de terre». Cycle des saisons donc mais aussi terre des civilisations d’avant l’homme blanc dont les vestiges subsistent dans les clairières sacrées, ou terre d’avant l’homme puisque dans les profondeurs de la vallée on retrouve les coquillages et le sable qui témoignent de l’époque où le pays était recouvert par la mer, et, plus profondément encore, les vestiges pétrifiés des immenses forêts de séquoias que l’Océan a jadis englouties. C’est dans ces profondeurs que l’homme steinbeckien plonge ses racines. Le Nouveau Monde qu’est l’Amérique retrouve ainsi une histoire plus vaste que la simple histoire des hommes, et c’est par elle qu’il va essayer de se redéfinir, sa nouveauté n’étant que le signe de ses retrouvailles avec l’immémorial.
Le déracinement que symbolise le voyage constitue l’autre volet de l’œuvre. Le monde du XXe siècle arrache l’homme à la terre et le lance à la poursuite d’un nouveau rêve. Ce thème du voyage, lui aussi profondément américain, illustre alors l’inquiétude de l’homme moderne. Mais, chez Steinbeck, il se situe autant dans le temps que dans l’espace. Il trouve alors un sens car il est aussi retour aux sources, manière de retrouver le cycle éternellement recommencé de la vie par la référence à un passé mythique sans cesse répété, que ce soit par exemple l’Exode biblique et la quête de la Californie promise des Raisins de la colère , ou la chute et la recherche du paradis de À l’est d’Éden . La terre et le voyage, loin d’être opposés, sont ainsi intimement liés dans un éternel recommencement.
On voit donc comment, au-delà du réalisme steinbeckien, se dessine toujours un horizon mythique. Romancier social et naturaliste, romancier tellurique, Steinbeck est aussi le romancier d’une libération de l’imagination. La fantaisie, l’humour, le fantastique donnent à sa description du monde américain moderne des résonances symboliques qui y font constamment passer le souvenir de récits légendaires.
Les premières œuvres:
réalisme et fantaisie
Inscrit à l’université de Stanford où il étudie la biologie, le jeune Steinbeck supporte mal la vie universitaire. Il tâte alors un peu de tous les métiers; il est ouvrier agricole, matelot, puis travaille sur le chantier du Madison Square Garden à New York. Il devient un moment journaliste, mais sans succès. Congédié, il retourne en Californie où il trouve un poste de gardien dans les montagnes près du lac Tahoe. C’est là qu’il écrit son premier roman,
Coupe d’or (
Cup of Gold , 1929),
récit d’aventures mettant en scène un boucanier gallois du XVII
e siècle, à la recherche à la fois de la femme idéale et du trésor de Panama. En 1930, il se marie et s’installe à Pacific Grove où il rencontre un biologiste, Edward Ricketts, qui aura une très grande influence sur sa pensée et deviendra dans son œuvre le prototype de l’homme de science ouvert à la vie. En 1932 paraissent
Les Pâturages du ciel (
The Pastures of Heaven ) et en 1933
Au Dieu inconnu (
To a God Unknown ), hymne panthéiste à la vie dont l’épigraphe est un extrait du
Rigveda .
C’est seulement avec Tortilla Flat (1935) que Steinbeck connaît une certaine renommée. On y trouve une fantaisie faite d’humour et de mélancolie qui en assurent le succès. Le roman décrit à Monterey, petit port de pêche californien, la vie de Danny et de ses «copains», des «paisanos» nés d’un «assortiment de sang espagnol, indien, mexicain et caucasien». Gais, insouciants, totalement réfractaires à tout travail, aimant avant tout les femmes, le vin et la ripaille, ils vivent en marge de la société et deviennent, dans l’imagerie steinbeckienne, de modernes chevaliers de la Table ronde dont les aventures rocambolesques ont pour but de distraire et de faire rêver, sans trop y croire, d’un monde où tout serait plus simple.
Dans la veine de ces premiers romans, on voit se dégager les éléments de l’inspiration de Steinbeck, le réalisme des êtres simples croqués sur le vif, mais aussi la fantaisie qui sait dégager chez eux une manière de prendre la vie qui fait que l’échec n’est jamais complet puisqu’il est racheté par le rêve.
Dans Des souris et des hommes (Of Mice and Men , 1937), l’inspiration s’élargit. C’est la peinture du monde des journaliers agricoles de l’Ouest, et on sent passer comme un lointain écho de la conception marxiste de la lutte des classes dans la structure dialectique du livre partagé entre les deux personnages principaux comme entre le monde des propriétaires et celui des ouvriers itinérants. Là aussi, le réalisme social et économique est métamorphosé par l’allégorie. Dans ce roman, il s’agit avant tout de l’innocence impossible, et on n’est pas sans remarquer ici des résurgences puritaines. Dans la condamnation de l’innocence de Lennie tenté par la femme, on reconnaît un thème biblique; mais, dans le portrait de ce retardé mental qui ne peut aimer sans détruire, c’est l’innocence de la nature elle-même qui est mise en cause. On voit ainsi s’introduire un doute dans l’optimisme naturel de Steinbeck, qui réapparaîtra dans À l’est d’Éden .
Les grands romans sociaux
Si le doute s’insinuait dans
Des souris et des hommes , le grand souffle épique de la révolte le dissimule dans
Les Raisins de la colère (
The Grapes of Wrath , 1939) qui relate l’exode vers la Californie de fermiers endettés de l’Oklahoma, chassés par les grandes banques. La générosité de l’inspiration steinbeckienne, nourrie ici d’indignation autant que l’espoir, fait vibrer le style et exploser l’imagination en une multiplicité de références mythiques, l’Exode biblique, le sacrifice du Christ, la Vierge déesse mère nourricière, qui tentent de donner un sens à la tragédie des Okies. En fait, l’excessive abondance de ces justifications mythiques tend à dénaturer la vérité du sentiment en plaquant l’espoir théorique sur la réalité de la souffrance. En même temps, cela aboutit à une simplification des caractères et des problèmes posés. Mais on voit aussi se développer de nouveaux thèmes, celui en particulier du «
groupe» et, au-delà, de la fraternité humaine des masses par opposition à un individualisme étriqué. Et c’est surtout la puissance des images, les descriptions de paysages, des forces élémentaires, qu’elles soient celles de la nature ou de masses d’hommes empoignés par la peur ou la colère, qui frappe. Un nouveau type de roman apparaît, le roman de masse – masse amorphe de chômeurs se mettant lentement et lourdement en marche –, roman brut, lui-même massif, tout d’une pièce et d’un seul mouvement. La référence au Déluge qu’on trouve à la fin dit bien la puissance grandissante, à la fois terrible et exaltante, de cette masse où se dessinent les premiers signes du mouvement.
Autres romans sociaux: En un combat douteux (In Dubious Battle ), paru en 1936, a pour thème les grèves des saisonniers californiens, et, de moindre envergure, Nuits noires (The Moon is Down , 1942), qui se situe en Europe pendant l’occupation allemande, fait réapparaître la question du bien et du mal déjà posée dans Des souris et des hommes . On s’aperçoit alors qu’il y avait toujours eu, chez Steinbeck, sous l’apparente simplicité, une complexité morale. En fait, son imagination s’était constamment nourrie de contradictions internes. Elle va chercher maintenant à leur trouver une unité.
La recherche d’un humanisme
À l’est d’Éden (
East of Eden , 1952) illustre le mieux cette nouvelle étape. On y retourne dans la vallée de Salinas qui n’est plus maintenant paradis, mais jardin à l’est d’Éden où Adam et Ève vivent après la chute. C’est l’histoire, à peine déguisée, de Caïn et d’Abel, entremêlée de réflexions philosophiques où l’ancienne inspiration «
panique» se conjugue difficilement avec le nouveau soupçon à l’égard de la nature humaine. Le dernier mot reste à Lee, vieux domestique chinois plein de sagesse, qui, en reprenant le mot biblique «timshel», qu’il traduit par «tu peux», réaffirme le libre choix humain. Steinbeck aboutit, en fin de compte, à un humanisme difficile, déchiré entre la possibilité du bien et celle du mal. Il y a beaucoup de banalités dans tout cela, même si la pensée se fait plus complexe, et le parallélisme exact avec l’histoire biblique impose au récit un cadre trop rigide pour que l’imagination s’y déploie à l’aise et pour que les personnages y vivent de leur vie propre. Mais il y avait dans ce livre, le dernier grand livre de Steinbeck, une ambition d’allégorie morale dans la tradition américaine qui méritait mieux que cette demi-réussite.
Steinbeck connaît alors une fin de carrière décevante que ne rachète pas le prix Nobel contesté qu’il reçoit en 1962. Son dernier roman, L’Hiver de notre mécontentement (The Winter of Our Discontent , 1961), marque un désenchantement de l’auteur en même temps qu’un déclin. Steinbeck meurt à New York. Son œuvre, prise dans son ensemble, révèle un talent puissant mais parfois brouillon, plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Bien qu’aisément tenté par un sentimentalisme facile et un symbolisme excessif et mal contrôlé, d’une psychologie trop stéréotypée, il est souvent illuminé par la fraîcheur spontanée de l’imagination et la générosité passionnée qui l’inspire.
Источник: STEINBECK (J.)