BURROUGHS (W.)
Un thème, l’exploration de la drogue, et un procédé formel, le cut-up , suffisent généralement à caractériser ce qui ne recouvre en réalité qu’une partie de l’œuvre de W. S. Burroughs. Du Festin nu aux Cités de la nuit écarlate , en passant par la Révolution électronique , la fiction expérimentale mise en place par l’écrivain possède en réalité bien d’autres facettes. Tour à tour hallucinée et visionnaire, elle ne paraît se porter au plus loin, dans l’espace et dans le temps, que pour raconter notre univers de paroles détournées, d’images concassées, prisonnier du ruban interminable que dévide une information pervertie. W. S. Burroughs serait-il notre Swift?
William Seward Burroughs est né le 5 février 1914 à Saint Louis dans le Missouri. Il fait ses études à Harvard, puis voyage en Europe en 1936 (
Paris,
Vienne,
Budapest,
Dubrovnik),
retourne à Vienne l’année suivante pour étudier la médecine. À Dubrovnik, il épouse Ilse Klapper pour lui permettre d’obtenir la citoyenneté américaine. De retour aux États-Unis, il s’intéresse à différentes disciplines, dont l’archéologie et l’anthropologie. Sa première nouvelle, écrite en 1938, n’est pas publiée. Il entre en traitement chez un psychanalyste de New York, le docteur Herbert Wiggers. Il exerce plusieurs petits métiers, dont celui d’employé dans une société de dératisation qu’il évoque plus tard dans
Exterminator! (1973). En 1944, Burroughs fait la connaissance d’Allen Ginsberg et de Jack Kerouac. C’est l’époque où se constitue le cercle d’écrivains qui va devenir célèbre sous le nom de Beat Generation. Le meurtre commis par un ami commun, Lucien Carr, inspire Kerouac, qui demande à Burroughs de l’aider à rédiger un roman policier,
And the Hippos Were Boiled in their Tanks . Mais aucun éditeur n’accepte le texte. En 1946, Burroughs est initié à la drogue. Il s’installe alors au Texas avec l’idée de cultiver de la marijuana, puis tente une autre expérience à La Nouvelle-Orléans avec la culture du coton. Après son échec, il part pour le Mexique et voyage en Amérique centrale. De retour à Mexico, il tue accidentellement sa seconde femme, Joan, en septembre 1951. En janvier 1953, il repart pour le Mexique et se rend en Colombie à la recherche d’une mystérieuse drogue initiatique, le
yage . Les lettres qu’il adresse à Ginsberg au cours de sa quête seront réunies en 1960 dans un volume:
Les Lettres du yage . Burroughs revient aux États-Unis au printemps de 1953, quand paraît son premier roman,
Junkie , qu’il a composé après la mort de Joan. Il y raconte son expérience à New York après la guerre, à La Nouvelle-Orléans en 1949 et au Mexique en 1950, et veut en faire la «confession d’un drogué non repenti». C’est dans cette œuvre autobiographique, où il décrit la logique impitoyable de la drogue et le bouleversement auquel elle soumet la perception, qu’il forge le personnage gris et banal de William Lee. Son éditeur lui ayant demandé un autre ouvrage, Burroughs rédige la suite de
Junkie ,
Queer , qui se déroule exclusivement à Mexico. Il y approfondit les relations de dépendance provoquées par l’intoxication tout en brossant un tableau tragi-comique du petit milieu de l’homosexualité. Sa dimension immorale vaudra au livre de ne paraître qu’en 1985. En 1954, Burroughs s’embarque pour Tanger sur les conseils de Paul Bowles. Là, il atteint le degré zéro de la déchéance: «J’ai passé un mois dans une chambre de la Casbah en train de regarder la pointe de mes pieds [...], j’ai compris brusquement que je ne faisais
rien . J’étais en train de mourir.» Parvenu «au terminus de la came», il écrit un grand nombre de pages qui sont ensuite rassemblées sous le titre d’
Interzone . Kerouac et Ginsberg qui l’ont rejoint l’aident à mettre de l’ordre dans le manuscrit. Kerouac lui donne même son titre définitif:
The Naked Lunch (
Le Festin nu ). À Paris en 1959, Ginsberg propose l’ouvrage à l’éditeur Maurice Girodias, qui trouve sa prose «éblouissante» mais exige qu’il soit sérieusement remanié. En moins d’un mois, Burroughs et ses amis s’attellent à cette tâche. En naît un livre complètement différent qui sort chez Olympia Press l’année même. Mais sa version définitive ne sera établie qu’en 1964, au moment de sa traduction en français. Les textes composant
Interzone ont été perdus, retrouvés vingt ans plus tard et publiés en 1989. Quant au
Festin nu , il est interdit à l’affichage et à la vente aux mineurs en France, et, en 1966, sa parution lui vaut plusieurs procès pour obscénité. C’est sans nul doute l’
opus magnum de Burroughs. Manifestement influencé par
La Colonie pénitentiaire et
Le Procès de Kafka, il se présente comme une pérégrination picaresque, une fiction «
apatride» (Mary McCarthy) défiant les lois de l’espace et du temps. William Lee traverse des villes angoissantes et ne cesse de changer d’identité. Il tente de s’infiltrer dans le système qui a déterminé sa dépendance et sa chute afin de le démanteler. La planète est soumise aux impératifs délirants de l’«algèbre du besoin». De New York au Marché d’Interzone, en passant par Annexie et la République de Libertie, le monde est victime d’une fracture nette, définitive, violente et de caractère manichéen. Il comprend quatre catégories d’individus au pouvoir: les Factualistes, les Divionistes,
les Émissionnistes et les Liquéfactionistes. Tous, à l’instar du Contrôleur, entendent s’assurer la domination des masses par des manipulations biologiques ou psychiques. Pour décrire cet univers de cauchemar, Burroughs invente un style d’écriture qui procède par collages de phrases, de situations, de personnages empruntés à des auteurs anciens ou modernes, tous les genres traditionnels ou populaires se confondant dans une contamination frénétique.
Une écriture de l’âge électronique
Le séjour parisien de Burroughs entre 1958 et 1960, au célèbre Beat Hotel de la rue Gît-le-Cœur, se traduit par une phase intense d’expérimentations. Le peintre et poète Brion Gysin met au point la technique du
cut-up (découpage). Burroughs se passionne pour les résultats de cette pratique: «Même taillé en pièces et recomposé selon la fantaisie de Bill, le texte de Rimbaud était toujours compréhensible et [...] les mots prenaient des significations nouvelles, plus fortes, plus cinglantes» (
B. Gysin). Ces jeux littéraires donnent lieu à des compositions collectives qui remplacent les cadavres exquis. Burroughs emploie d’autres techniques, comme le
fold-in (
pliage) et les permutations. Les expériences accomplies avec Gysin seront réunies par la suite dans un volume intitulé
The Third Mind (
Œuvre croisée , 1976). Ce sont ces méthodes radicales qu’il met à contribution pour construire la grande trilogie élaborée entre 1960 et 1964.
La Machine molle (1966) en constitue le premier volet. Il s’agit d’une épopée qui se déroule dans un labyrinthe en mouvement ou, mieux, au sein d’un kaléidoscope: des lieux réels se confondent avec des lieux imaginaires, et des figures se travestissant inlassablement sont entraînées dans le passé, le présent, l’avenir.
Le Ticket qui explosa (1967) et
Nova Express (1969) développent cet «univers des puissances belliqueuses». Avec le héros-cosmonaute, nous pénétrons dans le Jardin des Délices (
Dieu) avec ses Fours Nova, le foyer de tous les dualismes et de toutes les guerres, de tous les paroxysmes et de tous les phantasmes interdits, nous découvrons la Cité de Minraud, le repaire des hommes-insectes. La trilogie s’achève par une insurrection générale contre les forces coercitives, la «police biologique» ou «police Nova».
Avec ces œuvres, Burroughs excède violemment les frontières du romanesque. Marshall McLuhan note à ce propos qu’il «tente de reproduire en prose ce dont nous nous accommodons chaque jour comme un aspect banal de la vie à l’âge électronique. Si l’existence collective doit être transcrite sur le papier, il faut employer la méthode de “non-histoire discontinue”». La révolte transgressive, carnavalesque et millénariste animant les damnés évoluant dans ces zones troubles où dominent la terreur et l’abjection est théorisée dans un traité intitulé La Révolution électronique (1971) que Burroughs écrit après son installation à Londres. Et elle constitue le moteur d’une œuvre séparée en deux volumes, Les Garçons sauvages (1970) et Havre des saints (1973), auxquels il faut rattacher Exterminateur! Là, Burroughs renonce aux cut-up et aux méthodes révolutionnaires qu’il a privilégiées. Il se sert de modèles comme le peep show et l’écriture hiéroglyphique. Les métamorphoses des garçons sauvages prennent une tournure dionysiaque, évoquent une danse au-dessus du volcan de l’ère moderne. Quand il rentre à New York en 1974, Burroughs entreprend un nouveau et ambitieux cycle romanesque. Celui-ci commence avec Les Cités de la nuit écarlate (1981). Trois récits distincts s’enchevêtrent: celui des pirates qui créent leur république à Libertatia au XVIIIe siècle, l’enquête de Clem Williamson Snide et la traversée des six cités mythiques du désert de Gobi il y a cent mille ans. Le cycle romanesque se poursuit avec Parages des voies mortes (1983). Son héros, Kim Carson, parcourt le temps, de Boulder en 1899 aux grandes plaines de l’Ouest américain jusqu’à 2001. Dans ce western métaphysique, Kim Carson «songe paresseusement à sa mission – localiser le chaînon manquant dans la chaîne de l’évolution, remonter aux racines du langage». Il se conclut avec Les Terres occidentales (1987), qui est une version moderne du Livre des morts égyptien . Dans ces trois fictions, Burroughs accentue le métissage sémantique, empruntant des scènes appartenant à Joseph Conrad ou à Denton Welch, des décors caractéristiques des tableaux d’Édouard Manet et d’Edward Hopper.
Burroughs s’est souvent exprimé en public ou dans la presse à propos de sa vision de la littérature. Ses conférences et ses articles sont réunis dans deux volumes encore inédits aux États-Unis, les Essais (1981 et 1984). Sa réflexion excède largement le champ de l’écriture. Sa représentation du monde, corrosive et sarcastique, dénonce avec véhémence les préjugés et les injustices qui rendent les sociétés occidentales invivables et virtuellement dangereuses pour l’avenir de l’humanité. Longtemps regardé comme un auteur marginal et subversif, William S. Burroughs est aujourd’hui considéré comme l’un des grands écrivains de la seconde moitié de ce siècle. Norman Mailer n’a pas hésité à affirmer qu’il est «le seul narrateur américain vivant qui puisse raisonnablement être considéré comme un génie».
Источник: BURROUGHS (W.)