RUSHDIE (S.)
Né à Bombay en 1947 dans une famille musulmane laïque de la bourgeoisie, Salman Rushdie poursuit ses études secondaires au Royaume-Uni, dans la prestigieuse public school de Rugby avant d’être admis à l’université de Cambridge pour étudier l’histoire. Lecteur fort éclectique, il dévore avec autant d’avidité Jorge Luis Borges ou Günter Grass que Gabriel García Márquez et Les Mille et Une Nuits . Rushdie est également passionné par le cinéma de Godard, de Buñuel, de Bergman et de Kurosawa.
Un art de l’excès
D’abord publicitaire par nécessité économique, l’auteur parviendra à vivre de sa plume après la publication de Midnight’s Children (1981, Les Enfants de minuit ). Son premier roman, Grimus (1975), fantaisie parodique alliant la science-fiction au thème du voyage soufi à la découverte du moi, pêche peut-être par excès de fabrication. Les calembours de carabin y voisinent avec les anagrammes et les références les plus érudites.
En 1981, le Booker Prize propulse l’auteur de
Midnight’s Children sur le devant de la scène littéraire. Inspiré par le réalisme magique et la grande tradition épique indienne du
Mah bh rata , ce roman va à l’encontre des visions nostalgiques de l’Inde fournies par les récits de Paul Scott ou le film
Gandhi .
Midnight’s Children renverse les rapports traditionnels qui unissent fiction et réalité:
ici,
c’est la logique romanesque qui détermine et légitime l’histoire. Autour de Saleem, enfant miraculeux né à la minute même de l’indépendance de son pays, se déroule une fresque historico-parodique qui couvre un demi-siècle de l’évolution de l’Inde en bousculant au passage quelques personnages tabous tels que le Mahatma et Indira Gandhi. Rushdie prend à la lettre Nehru annonçant, à l’aube de l’indépendance, une génération magique: dans le roman, tous les enfants nés lors de la date fatidique communiquent entre eux par télépathie et se parlent à distance, constituant une sorte de réseau radiophonique merveilleux. Saleem, le protagoniste, rappelle Oskar, le jeune héros du
Tambour de Günter Grass, et possède des talents extraordinaires, comme celui, parfois gênant, de lire dans les pensées de son père lorsque ce dernier imagine ses secrétaires en petite tenue... Mais le bel optimisme tourne bientôt au cauchemar, et le pays sombre dans l’époque noire de la dictature et des déchirements ethnico-religieux.
Rabelaisienne à l’envi, cette œuvre est un roman de la profusion et de l’outrance. À l’image de l’Inde, elle regorge de personnages, de situations, d’intrigues et de sous-intrigues. Rushdie ambitionne de dépeindre tout un monde, et cette surabondance menace parfois de noyer un récit structuré cependant par l’étonnante virtuosité narrative d’un auteur qui jongle avec les références littéraires occidentales aussi bien qu’avec Shiva, P rvat 稜 et Ganesh, le dieu éléphant. Jouant avec les conventions de la métafiction, faisant écho au Tristram Shandy de Laurence Sterne, Rushdie recrée dans l’écrit des effets d’oralité rappelant l’art des conteurs itinérants qui ravissent les auditoires indiens toujours avides d’entendre les épisodes du R m yana ou l’épopée de Vy sa.
Dans Shame (1983, La Honte ), le récit se déplace vers le Pakistan contemporain, pays d’adoption des parents de Rushdie. Ce roman associe les techniques utilisées dans Les Enfants de minuit et une narration où alternent un récit presque journalistique et une intrigue plus proprement romanesque. Cette double structure révèle les tendances presque schizoïdes qui parcourent l’œuvre de Rushdie: le romancier doit, selon lui, revisiter l’histoire. Mais il a également le devoir d’amuser, d’intéresser et de donner sens aux événements bruts en les réarrangeant, en créant de nouveaux liens entre eux. Shame débute avec une fable échevelée narrant la naissance d’Omar Khayyam Shakil (on pense évidemment aux fameuses Rubaiyat du poète persan) affublé de trois mères, enfermé avec elles dans une forteresse qui ne communique avec l’extérieur que par un ascenseur de service. Dehors règne le monde de la violence, de l’intolérance et du fanatisme musulman. Au fil du récit apparaît une intrigue qui rappelle étrangement l’histoire du Pakistan moderne, avec la rivalité politique qui oppose Zia ul Haq et Zulfikar Ali Bhutto.
Le roman face au religieux
The Satanic Verses (1988,
Les Versets sataniques ), qui ont valu à Rushdie d’être l’objet de la part de l’imam Khomeyni d’une
fatwa qui met sa vie en péril, ne sont pas un ouvrage blasphématoire. Divisé en plusieurs sections quasi autonomes, ce roman traite de l’atterrissage en douceur de Gibreel Farishta, star du cinéma de Bombay, et de Saladdin Chamcha, acteur raté reconverti dans le doublage, tous deux miraculeusement réchappés de l’explosion d’un jumbo-jet en plein vol au-dessus de la côte anglaise. Descendant vers le sol sur une sorte de tapis volant, ils connaissent les affres de la condition d’immigré:
Rushdie, qui aime à donner chair aux métaphores, met en scène ces malheureux clandestins qui sentent littéralement pousser des cornes sur leur front tandis qu’ils sont poussés, tels du bétail, dans un panier à salade.
Le roman évoque aussi la naissance de l’islam et, plus près de nous, un pèlerinage vers La Mecque organisé par une prophétesse indienne visionnaire qui, alors qu’elle entraîne une foule derrière elle, prédit que les eaux de la mer d’Arabie s’écarteront pour la laisser passer. Expérience narrative à la Faulkner où voisinent des intrigues apparemment différentes, ce livre aborde la question de la foi et du doute. En soumettant le Coran à une exégèse romanesque, Rushdie rappelle les contingences qui président à la transmission de toute parole religieuse révélée. Le livre saint n’en est pas moins un texte soumis comme les autres aux lois de l’énonciation. Le roman retrace aussi les retrouvailles émouvantes entre un père mourant et son fils jadis révolté.
Paradoxalement, en Grande-Bretagne ce sont les communautés d’origine pakistanaise, dont le roman tente d’expliquer le désarroi, qui ont organisé un autodafé. On brûle ou on condamne d’autant plus volontiers ce que l’on refuse de lire. Et ce sont d’autres non-lecteurs qui ont crié au scandale, incapables qu’ils sont de différencier fiction et pamphlet. En une scène prémonitoire, à la fin des Enfants de minuit , Rushdie imagine la foule innombrable de ses personnages qui sortent du roman et piétinent leur créateur. Toute la haine déchaînée par Les Versets sataniques pose aussi la question des limites de la liberté romanesque lorsque l’auteur, venu d’un Tiers Monde déprécié à ses propres yeux, pose sur celui-ci un regard ironique à l’occidentale. La fiction peut-elle éviter d’être balayée par la réalité lorsque cette dernière devient trop intolérable?
Depuis son refuge secret, Rushdie a publié Haroun and the Sea of Stories (1990, Haroun et la mer des histoires ), en apparence un conte fantastique pour enfants, en réalité une allégorie très élaborée de la lutte entre les forces de la liberté et celles de l’obscurantisme. À travers le protagoniste, on découvre en filigrane la menace qui pèse sur le créateur lorsque sa sécurité affective est menacée. L’histoire débute avec le Génie de l’eau venu démonter le «robinet à histoires» installé dans la salle de bains du héros. La suite découle de la même logique dont relève Alice au pays des merveilles ou Le Magicien d’Oz . Magie et langage ne font qu’un dans un récit qui réaffirme le pouvoir inégalé du verbe et de l’imaginaire.
East, West (1994) rassemble une série de nouvelles écrites par Rushdie tout au long de sa carrière. De valeur inégale, elles s’articulent autour d’une opposition géographique, mais aussi culturelle, entre les deux pans de l’imaginaire de l’auteur.
The Moor’s Last Sigh (1995,
Le Dernier Soupir du Maure ) revient à l’inspiration magico-réaliste des
Enfants de minuit . Une fois encore Rushdie se complaît dans les mésaventures d’une dynastie indienne, les Zogoiby, dont la fortune fut bâtie sur le commerce des épices, allégorie des rapports historiques entre l’Orient et l’Occident. Fasciné qu’il est par l’hybridité, Rushdie met en scène Moraes, un protagoniste indien qui compte parmi ses ancêtres un Juif andalou émigré en Inde après la Reconquête. Aurora, la mère du héros, peintre renommée et héritière de la fortune poivrière, a épousé un contremaître de son père, s’engageant ainsi dans une union à la fois scandaleuse et orageuse. Le roman se présente comme le «
testament» de Moraes, «
Maure» coupé de ses origines, à la recherche du paradis perdu et de l’image maternelle qu’il chérit d’un amour incestueux. Il y est question à nouveau d’adultère, de cachots, de passions destructrices, de politiciens véreux, d’hindous extrémistes. L’auteur renoue également avec l’allégorie métafictionnelle qui repose, cette fois, sur l’image de l’œuvre picturale.
Bien intégré dans l’intelligentsia internationale tout en restant fermement ancré dans la culture de Bombay, Rushdie incarne la réalité du multiculturalisme, avec ses périls et le formidable espoir qu’il représente. Pour lui, le cosmopolitisme de sa ville natale ne peut qu’inciter à la tolérance et au respect de la différence, deux vertus bien mal partagées dans un sous-continent déchiré par les luttes fratricides sectaires. Rushdie s’attache dans toutes ses œuvres à absorber la masse confuse du monde et à la restituer dans ses romans après avoir tenté de lui donner sens. L’auteur est sauvé du risque didactique par sa virtuosité, qui lui fait généralement deviner avant son lecteur le type d’interprétation qu’il va susciter. En s’appuyant sur une narration qui tient de la prestidigitation, il occupe tout le terrain herméneutique, aligne une surabondance d’explications d’une pertinence indéniable mais qui s’entrechoquent et se contredisent parfois en un ballet étourdissant. La minutieuse élaboration de cette grille métafictionnelle donne une épaisseur supplémentaire à des récits aux innombrables rebondissements. Chaque roman devient ainsi un réservoir inépuisable d’histoires souvent ancrées dans l’Histoire, mais dotées de l’infinie liberté des contes.
Источник: RUSHDIE (S.)