SVEVO (I.)
Svevo est, avec Pirandello, le seul prosateur italien moderne dont l’œuvre ait une résonance européenne. Il figure, aux côtés de Joyce et de Proust, parmi les plus grands romanciers contemporains. Ami du premier, qui l’admirait et le fit découvrir, en France, à Benjamin Crémieux et à Valery Larbaud, révélé aux Italiens par le poète Eugenio Montale, traduit en plusieurs langues, Svevo, en dépit d’une reconnaissance posthume de principe, reste un romancier, sinon méconnu, du moins peu lu. Auteur plus cosmopolite qu’italien par sa culture et par l’universalité de sa vision, écrivant dans une langue qui n’est pas la sienne et que ses compatriotes jugeront avec sévérité parce qu’elle était exempte des fioritures rhétoriques chères à leur tradition, ce Triestin n’avait en effet rien pour plaire en son pays; mais, fait plus étonnant, même à l’étranger où la critique l’exalta, le plaçant parfois au-dessus de Proust dont on l’a rapproché arbitrairement, il n’a pas obtenu la consécration qu’a reçue, il est vrai grâce à son théâtre, un autre grand méconnu dans sa patrie, Pirandello.
Bourgeois cossu ou rêveur impénitent?
Italo Svevo, de son vrai nom Ettore Schmitz, est né à Trieste d’une mère italienne et d’un commerçant juif d’origine rhénane, dans une de ces familles d’irrédentistes farouchement attachés à l’Italie. Le patronyme d’Italo Svevo (
c’est-à-dire Souabe), que très tôt il se choisit, révèle assez l’ambiguïté de sa situation: patriote italien de sentiment, Triestin de langue, Allemand de culture (
enfant, on l’envoya avec ses frères au collège en Bavière, pour parfaire ses connaissances dans la langue de Goethe, qu’il rejeta d’ailleurs, non sans qu’elle laissât des traces indélébiles sur son œuvre).
Ses parents ruinés, il dut s’employer dans une banque, expérience qu’il transposa dans son premier roman Une vie (Una vita , 1892). Le succès d’estime obtenu par le livre, d’un genre inconnu dans la littérature italienne, qui combine le roman d’analyse à la manière des romantiques à un naturalisme ironique et impitoyable, l’incita à continuer dans cette voie, et cinq ans plus tard il publie Sénilité (Senilità ). Mais cet ouvrage, d’une profondeur et d’une cruauté d’analyse insolites voire choquantes pour son époque, tomba dans l’indifférence générale. Son troisième grand roman La Conscience de Zeno (La Coscienza di Zeno), première tentative d’application au roman des théories psychanalytiques (rapports entre père et fils, interprétation des rêves, par exemple), parut, après un silence de vingt-cinq ans, à compte d’auteur.
Entre-temps, Ettore Schmitz s’était établi:
marié, père de famille, il a quitté la banque pour l’usine et occupe un poste dirigeant dans l’entreprise de vernis «
sous-marins» de ses beaux-parents. Mais cet «homme sans qualités», soucieux d’assurer le confort et la prospérité des siens, récupéré par cette classe bourgeoise qu’il critiquait si âprement encore dans
Journal pour une fiancée (
Diario per la fidanzata , 1896), assimilé à un milieu où le talent se mesure à l’aune de l’argent, mène une existence parallèle dont témoignent le journal qu’il tient avec constance, les notes qu’il ne cesse de griffonner sur des feuilles volantes, ses lectures inlassables – après les philosophes et les poètes allemands, Schopenhauer, Jean-Paul, les naturalistes français, les romanciers russes, les dramaturges Ibsen et Tchekhov, Freud à qui il doit tant et son dernier enthousiasme, Kafka – ses amitiés enfin, et en premier lieu celle de Joyce qui, à Trieste où ils se rencontrent, reconnaît d’emblée en lui un pair. C’est
La Conscience de Zeno qui lui vaut un succès de critique dont il n’a guère le loisir de recueillir les fruits: il meurt à Trévise des suites d’un accident de voiture, après avoir écrit une longue nouvelle
Le Bon Vieux et la belle enfant (
Il Buon Vecchio e la bella fanciulla ) et laissant sur le métier
Les Confessions du vieillard (
Confessioni del vegliardo ), sorte de suite à
La Conscience de Zeno ). La dernière amertume de sa vie aura été l’incompréhension de Pirandello.
Svevo, héros de l’irrésolution
Les pédants et les grammairiens, engeance qui foisonne dans un pays où les grands écrivains jusqu’à une date récente ignoraient l’italien, ont eu beau jeu à condamner sa syntaxe défectueuse, ses tournures démarquées de l’allemand, ses expressions dialectales, ses négligences, ses gaucheries. Pourtant il a su, dès ses premiers livres, évoquer dans une prose à la fois ampoulée et sèche l’atmosphère sournoisement banale et poignante de la grise Trieste et parler avec une sensualité pudique et vibrante des midinettes triestines, éternel féminin qu’il poursuivit jusqu’à sa mort comme en fait foi une de ses dernières nouvelles Le Bon Vieux et la belle enfant. De plus, que son parler spontané fût le dialecte triestin, que sa culture fût germanique ne l’a desservi qu’en apparence dans son entreprise qui était non de bien dire selon des recettes éprouvées et des mécanismes langagiers bien huilés, mais d’explorer les profondeurs de l’inconscient, de découvrir la réalité psychologique au-delà de la pensée consciente masquée par les mots.
Le premier dessein de Svevo écrivain semble avoir été de mieux se connaître non point, comme le préconise Gide, afin d’agir sur soi, mais au contraire pour laisser faire la vie. Se connaître pour éviter de se changer. Laisser agir en soi, fût-ce la névrose, est son credo, un absolu. Chez lui, l’affirmation est passivité. Non que Svevo ait cultivé la maladie – c’est là encore une manière de voir d’esthète qui, réclamant l’exercice d’une volonté, répugne à sa nature – ni davantage cherché à en guérir, même si ses héros manifestent une certaine nostalgie pour la santé. Svevo n’a jamais considéré la méthode freudienne comme une thérapeutique, mais comme un instrument d’investigation plus délicat, plus affiné que ceux de la psychologie traditionnelle. Le mot de Zeno: «La vie n’est ni belle ni laide, elle est originale» donne peut-être la clé ou du moins un des thèmes fondamentaux de cette œuvre. Dans Une vie, bien que le ressort principal semble être l’ambition, la conquête du pouvoir liée indiscutablement à l’argent (ce qui a fait dire à de nombreux critiques, dont E. Vittorini, que le héros de Svevo était un héros balzacien velléitaire), déjà Alfonso refuse la réussite non tant par impuissance que pour avoir senti, dès qu’il la touche, qu’elle va le mutiler, le réduire à une pure fonction; ainsi la passivité, l’hésitation devant l’existence traduit-elle le désir de rester ouvert à son originalité. La principale activité du héros svevien (double de l’auteur qui n’a jamais contemplé que son propre moi aux différentes étapes de sa vie) consiste à circonvenir en lui la volonté, à la harceler, à la distraire, à la persuader de ne pas intervenir, en somme à ruser, jusqu’au comble de la sincérité, pour préserver sa singularité, à se résigner à fumer éternellement, dans les affres et les délices de la mauvaise conscience (mais en existe-t-il une bonne?), sa dernière cigarette. C’est cette attitude de revendication coupable et dépourvue de caractère dramatique (rien de plus étranger, en effet, au drame que le personnage de Svevo, offert à la liberté et aux atermoiements, ennemi de toute résolution, indésireux de conclure (et ce en dépit du suicide du héros dans Une vie ) qui aboutit au chef-d’œuvre de détachement de soi en même temps que d’attachement à la vie, d’ironie objective et d’introspection forcenée qu’est La Conscience de Zeno , roman écrit uniquement «de l’intérieur de soi» et s’adressant à «l’intérieur du lecteur», c’est-à-dire à cette frontière entre le moi et les choses observées où, d’opaques et impénétrables, elles deviennent transparentes et fugitives comme des états d’âme; un peu à la manière du seuil d’une maison lorsqu’on s’arrête, incertain, en se demandant si on va ou non le franchir.
Источник: SVEVO (I.)