HEMINGWAY (E.)
Ernest Hemingway est le représentant le plus typique de ce qu’on a appelé la « génération perdue». On désigne par ce terme, aux États-Unis, la génération jetée dans la Première Guerre mondiale, sacrifiée en quelque sorte aussi bien moralement que physiquement, car les survivants en étaient souvent revenus terriblement désabusés. Ils étaient partis pour une croisade et n’avaient vu partout en Europe que des horreurs, des massacres absurdes et des victimes pitoyables. Après une si retentissante faillite de leur idéal, il leur avait été impossible de croire plus longtemps aux notions de gloire, d’honneur, de patrie, qui avaient causé tant de souffrances. Les œuvres des écrivains américains de cette génération ont donc remis en question toutes les valeurs morales et les vertus traditionnelles et exprimé avant tout un grand désarroi et un immense désenchantement. Cependant, la vie a fini par être la plus forte. Peu à peu, les plaies morales se sont refermées et certains de ces écrivains, dont Hemingway, se sont efforcés de redonner sens et valeur à l’aventure humaine. Aussi son œuvre dessine-t-elle une courbe assez harmonieuse, qui va du scepticisme négateur et profondément désespéré de ses premiers romans aux affirmations et au stoïcisme de sa maturité.
De l’innocence américaine à l’expérience européenne
Hemingway sortait d’un milieu très bourgeois et très pieux. Un de ses oncles avait été missionnaire en Chine (comme les parents de Pearl Buck). Son père était gynécologue et sa mère, qui avait voulu devenir cantatrice, avait renoncé à sa carrière pour se consacrer au foyer. Elle semble avoir été très abusivement dominatrice. Le couple s’était fixé dans une petite ville cossue de la banlieue de Chicago, Oak Park, où Ernest Hemingway passa toute son enfance dans une atmosphère assez étouffante et très puritaine, mais d’où il avait l’occasion de s’échapper tous les étés pour vivre en sauvageon, un peu comme Tom Sawyer ou Huckleberry Finn, dans la maison d’été de la famille, au milieu des bois qui entourent le lac des Wallons au nord du Michigan. C’est là qu’il fit son apprentissage de chasseur et de pêcheur sous la conduite de son père. Il a utilisé les souvenirs de cette époque dans tout un cycle de contes consacrés à la jeunesse d’un héros imaginaire, Nick Adams qui, en fait, n’est autre que lui-même.
Il aimait trop la vie et tenait trop à échapper à l’influence de sa famille pour accepter, comme le voulaient ses parents, de faire des études dans une université. Dès sa sortie de l’excellente high school d’Oak Park, où il avait été un très bon élève, il se lança dans le journalisme et devint reporter au Kansas City Star , l’un des meilleurs quotidiens américains de l’époque. Le rédacteur en chef lui imposa un certain nombre de règles qu’il ne devait jamais plus oublier: «Faites des phrases courtes. Faites des introductions courtes. Servez-vous d’un anglais vigoureux. Soyez affirmatif et non pas négatif...»
Sur ces entrefaites les États-Unis entrent en guerre. Hemingway voudrait aller se battre en Europe, mais il ne peut s’engager à cause de sa mauvaise vue. Il ne réussit à partir qu’en avril 1918, lorsqu’il est accepté comme conducteur d’ambulance par la Croix-Rouge italienne. Peu de temps après se produit le grand événement de sa vie: le 8 juillet 1918, au petit jour, à Fossalta di Piave, sur le front austro-italien, alors qu’il distribuait du chocolat et des cigarettes en première ligne, un obus tombe sur un groupe d’hommes dont il faisait partie. Un des hommes est tué, un autre est grièvement blessé. Hemingway, touché lui-même aux jambes, prend ce blessé sur le dos et essaie de gagner l’arrière. Il est par deux fois touché par un tir de mitrailleuse, mais il réussit à atteindre un poste de secours. Une vingtaine d’éclats d’obus sont extraits de ses jambes (et non deux cent trente-sept comme il le prétendit plus tard).
Il passa plus de trois mois à l’hôpital de Milan et dut rapprendre à marcher. Il s’éprit d’une jeune infirmière américaine qui devait lui servir de modèle pour Catherine Barkley dans L’Adieu aux armes. Il aurait voulu l’épouser, mais elle lui préféra un officier italien. Il fut très éprouvé, semble-t-il, par cet échec. Bien qu’assez vite rétabli sur le plan physique, il resta longtemps malade nerveusement et souffrit en particulier d’insomnies torturantes. Il lisait beaucoup – et buvait – pour oublier la rencontre avec la mort qu’il avait faite en Italie, sorte de plongée effrayante dans le néant qu’il décrivait ainsi à un ami: «J’ai senti mon âme, ou quelque chose comme ça, qui quittait mon corps, comme lorsqu’on tire un mouchoir de soie de sa poche par un coin. Elle tournoya autour de moi, puis revint, rentra de nouveau dans mon corps et je n’étais plus mort.»
Les premiers romans
Il eut beaucoup de mal à se réadapter. Il rompit avec ses parents, qui ne comprenaient pas ses difficultés, reprit du travail comme journaliste (
au Toronto Star ), épousa Hadley Richardson et vint s’installer à Paris dès 1921. Son ambition était d’écrire. Il s’imposa une discipline rigoureuse, se mêla très peu aux autres expatriés américains, comme on le voit dans
Paris est une fête , fréquenta avant tout Gertrude Stein et Sylvia Beach, qui ont toutes les deux parlé de lui dans leurs mémoires (
Autobiographie d’Alice B. Toklas et
Shakespeare and Company ). Guidé par Gertrude Stein et le poète Ezra Pound, il s’efforça d’atteindre à un style aussi dépouillé et laconique que possible dans des récits très concentrés où il distillait l’essentiel de son expérience de la vie et de la mort – dans
La Grande Rivière au cœur double par exemple. Son premier recueil de nouvelles,
De nos jours (
In Our Time ), parut à New York en 1925, mais n’attira guère l’attention.
C’est seulement lorsqu’il publia, en 1926, Le soleil se lève aussi (The Sun also Rises ) que Hemingway réussit à s’imposer. Le livre devint aussitôt un best-seller. Le titre est un rappel de l’Ecclésiaste (chap. I, 3-7), et le sujet en est la génération perdue. On y suit les allées et venues à Paris, puis à Pampelune, pendant les fêtes de la Saint-Sébastien, d’un groupe de jeunes gens complètement désaxés par la guerre. Le monde où ils évoluent est absurde. Tout n’y est que vanité. Ils ont beau s’agiter, boire, essayer de partager la passion des aficionados espagnols pour les courses de taureaux, ils ne réussissent pas à meubler le vide de leur vie. Il leur faut toute leur volonté pour ne pas céder au désespoir ni sombrer dans le chaos des cauchemars. Ils ont peur de la nuit et, le jour, ils tâchent de se raccrocher à des occupations précises, à des rites: celui de la conversation, celui de la pêche, celui des courses de taureaux; ils parviennent ainsi, tant bien que mal, à donner une forme et un minimum de sens à leur vie et à oublier le néant au-dessus duquel ils sont suspendus.
C’est seulement dans son second roman, L’Adieu aux armes (A Farewell to Arms , 1929), avec un retard de dix ans sur les événements, que Hemingway a osé aborder le sujet de cette guerre qui l’avait si profondément marqué. Une des règles de son esthétique implicite est, en effet, qu’une émotion ne doit être évoquée qu’une fois l’émoi passé. L’Adieu aux armes est un livre ironique. Le titre est emprunté à un poème patriotique anglais, mais on y voit tout au long que la guerre n’a aucun sens (plus particulièrement pendant la retraite de Caporetto) et que l’amour ne vaut pas mieux. Le héros, en effet, ambulancier américain comme l’auteur, après avoir conclu une paix séparée, c’est-à-dire déserté, et être passé en Suisse avec une jeune infirmière anglaise qu’il aime d’un grand amour sans phrases, s’aperçoit bientôt que le Destin auquel il croyait avoir échappé, en fait l’a pris à son piège. Après quelques mois de grand bonheur dans la pureté de la neige et des Alpes, la jeune femme meurt dans une maternité de Lausanne à la suite d’un accouchement difficile, et le livre se termine sur une vision du héros partant sans but, le dos courbé sous la pluie.
Hemingway lui-même n’avait pas connu pareille épreuve. Il avait réussi à oublier l’horreur de la guerre et l’absurdité de la vie en s’adonnant avec passion à deux divertissements, les courses de taureaux et la chasse, auxquels il a consacré deux livres: Mort dans l’après-midi (Death in the Afternoon , 1932) et Vertes Collines d’Afrique (Green Hills of Africa , 1935).
Après le succès de ses premiers romans et son second mariage, il s’était installé en 1928 à Key West, à l’extrême pointe de la Floride, toujours en marge des États-Unis. Il s’en éloigna même davantage quelques années plus tard en allant à Cuba où il résida (aux environs de La Havane) jusqu’en 1960. Tous ses loisirs se passaient à pratiquer sur son yacht, le
Pilar , la pêche à l’espadon dans la mer des Antilles. Bien que ce fût alors la «
crise» aux États-Unis, il semblait complètement détaché des problèmes sociaux et préoccupé uniquement d’exploits sportifs et de littérature.
En fait, cependant, il s’était peu à peu rendu compte qu’il est difficile à l’individu isolé de faire seul son salut et qu’on ne peut pas vivre indéfiniment à l’écart des autres. Telle est la leçon de En avoir ou pas (To Have and Have Not , 1937), roman assez décousu dont le héros, qui se nomme Harry Morgan comme le célèbre boucanier, est obligé, faute d’argent pour nourrir les siens, de se lancer dans toutes sortes d’aventures où, malgré tout son cran, il finit par succomber. Il incarne avec une vitalité extraordinaire l’individualiste américain, l’homme de la «frontière» qui, pour défendre son droit à l’existence va jusqu’à la révolte armée contre les pouvoirs établis, mais qui, au moment de mourir, constate que «de quelque façon qu’il s’y prenne, un homme seul est foutu d’avance».
Cette phrase marque la fin de l’individualisme quelque peu byronien de Hemingway. Il n’est plus question pour lui, en 1937, de paix séparée. La guerre civile espagnole fait rage. Le fascisme menace. Il est impossible dorénavant de vivre à part. Qu’on le veuille ou non, il faut choisir: se solidariser avec ceux qui «en ont» ou se révolter avec ceux qui n’«en ont pas». Hemingway n’hésita pas. Ses sympathies allaient aux seconds. On le vit bien lorsqu’il partit pour Madrid en 1937 pour le compte d’un groupe de journaux américains. Il fit de son mieux pour défendre la cause des Républicains espagnols devant le public américain, en écrivant en particulier le texte d’un film documentaire, La Terre espagnole , et une pièce de théâtre, La Cinquième Colonne (The Fifth Column , 1938). Contrairement à ses habitudes, il entreprit aussitôt d’écrire un roman où il mettait en œuvre ses souvenirs récents sans même leur laisser le temps de se décanter. Ce fut Pour qui sonne le glas (For Whom the Bell Tolls ) qui parut dès 1940. L’épigraphe empruntée à un sermon de John Donne était significative: «Nul homme n’est une île complète en soi-même; chaque homme est un morceau de continent, une partie du Tout... La mort d’un homme me diminue moi aussi, parce que je suis lié à l’espèce humaine. Et par conséquent n’envoie pas demander pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi.» Tel est bien le sens de ce livre qui est tout ensemble un récit d’aventures passionnant, un roman de guerre véridique, une épopée exaltante, une tragédie antique et une méditation sur le destin de l’homme. Car, à propos d’un acte de sabotage très localisé, à l’arrière des lignes franquistes, Hemingway évoque le destin de l’humanité tout entière. Le pont que le héros, Robert Jordan, a pour mission de faire sauter n’est pas seulement le centre de la guerre civile espagnole et d’un affrontement plus vaste entre le fascisme et l’antifascisme, il est le moyeu de la roue du destin qui, dans un mouvement giratoire irrésistible, entraîne aussi bien que les personnages du roman l’humanité tout entière.
Seconde Guerre mondiale
Hemingway était dorénavant, en un sens, un écrivain engagé. Aussi, lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale, prit-il tout de suite parti contre l’Allemagne nazie pour défendre les valeurs dont la Première Guerre lui avait semblé révéler la vanité mais dont il comprenait à présent le prix. Il patrouilla pendant plusieurs mois sur le Pilar dans la mer des Antilles pour essayer de capturer ou de détruire un sous-marin allemand, puis, en 1944, se fit envoyer comme correspondant de guerre en Europe. Il prit part au débarquement en Normandie le 6 juin, suivit et même parfois devança les troupes alliées dans leur marche sur Paris et assista ensuite aux très durs combats de la forêt de Hürtgen en Allemagne. Cette partie de sa vie, cependant, n’a donné lieu à aucune transposition romanesque. Au-delà du fleuve et sous les arbres (Across the River and Into the Trees , 1949) se passe à Venise après la guerre et représente, en somme, Hemingway sous les traits d’un colonel américain vieilli sous le harnois et épris, malgré son âge, d’une charmante jeune fille de l’aristocratie vénitienne.
Le testament d’un lutteur
Son œuvre est somme toute un immense
Bildungsroman , une longue autobiographie romancée, qui s’est déroulée parallèlement à sa vie avec un retard sans cesse décroissant depuis les premières nouvelles du cycle de Nick Adams jusqu’à son dernier roman,
Le Vieil Homme et la mer (
The Old Man and the Sea , 1952),
où on le voit vieillard, en vétéran des luttes humaines, mais toujours prêt à foncer vers l’avenir et l’aventure. Ce livre fut son chant du cygne, l’adieu de Prospero à ses sortilèges. On l’a salué comme un chef-d’œuvre et il lui a valu d’obtenir le prix Nobel de littérature en 1954, mais ce n’est peut-être pas le plus grand de ses romans, bien que ce soit le plus sage. Hemingway a voulu y définir l’essentiel de sa philosophie. Le vieux pêcheur à la Passion de qui nous assistons (nombreuses sont les métaphores chrétiennes) représente l’homme aux prises avec les forces aveugles de l’univers qui cherchent à le détruire, mais qui ne peuvent pas vraiment l’écraser, parce que, comme l’a dit Pascal, «il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien». Cet univers, cependant, n’est pas qu’un continuel déchaînement de violence, il est aussi un continuum d’amour. Il existe entre toutes les créatures des liens de fraternité que le vieux pêcheur sent très bien. Il s’accuse même avec véhémence d’avoir par traîtrise capturé et tué ce grand poisson qui ne lui voulait aucun mal. L’homme est condamné à mourir et à tuer pour vivre, mais peut trouver réconfort dans cette pensée que Robert Jordan avait pressentie et que le vieux pêcheur sait vivre à fond, à savoir qu’«aucun homme n’est jamais seul en mer». À la notion de solitude irréductible du héros succède ainsi, au terme de cette œuvre, l’idée d’une vaste solidarité cosmique qui lie tous les êtres et tous les hommes.
Après ce roman, Hemingway ne sut plus que se pencher sur son passé, dans Paris est une fête (A Moveable Feast , 1952), ou revisiter les lieux où il avait été heureux, l’Afrique orientale et l’Espagne, d’où il rapporta non plus des livres cette fois, mais de simples reportages. Sa vitalité en apparence intacte était en fait très diminuée. Il quitta Cuba en 1960 pour s’installer dans l’Idaho, mais dut bientôt se faire hospitaliser pour soigner son foie et son hypertension. Ne pouvant supporter l’idée de sa déchéance physique et de son impuissance à écrire, il se tua chez lui d’un coup de fusil dans la tête le 2 juillet 1961.
Источник: HEMINGWAY (E.)