DICKENS (C.)
DICKENS (C.)
Charles Dickens est, avec Shakespeare et Emily Brontë, l’un des très rares écrivains anglais qui jouissent d’une véritable popularité en France. Dans son pays natal, après avoit été adulé de son vivant, il connut l’inévitable éclipse qui suit toute réputation et souffrit du discrédit général dans lequel tomba la littérature de l’époque victorienne.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, Dickens suscite un intérêt considérable et sans cesse grandissant. On découvre dans son œuvre des valeurs nouvelles: son rôle de lutteur pour la justice sociale explique son succès en U.R.S.S.; ailleurs, en Grande-Bretagne et plus encore aux États-Unis, c’est l’artiste, le créateur d’une prose originale, riche en symboles, qui attire l’attention de la critique moderne. Enfin, l’humour dickensien, à la fois divertissement et révélation, paraît encore plus précieux et nécessaire à notre temps qu’au XIXe siècle.
1. L’enfance et la jeunesse
Charles Dickens naquit à Portsea (
Portsmouth). Son père, John Dickens, était issu d’une famille de domestiques mais, grâce à son mariage avec Elizabeth Barrow, fille et nièce de fonctionnaires employés au bureau de paie de l’Amirauté, il avait obtenu un poste dans la même administration. John Dickens fut muté à Chatham (ville jumelle de Rochester, Kent) peu après la naissance de son fils, et celui-ci y vécut les années les plus heureuses de son enfance, parmi ses frères et sœurs et auprès d’un maître d’école débonnaire qui sut le stimuler. Aussi Charles demeura-t-il volontiers à Chatham quand son père fut nommé à Londres en 1822. Quand il alla rejoindre sa famille en 1823, la situation financière était telle que ses études se trouvèrent interrompues. Les difficultés, accrues par l’imprévoyance et l’incapacité de ses parents, s’aggravèrent; au printemps de 1824, le jeune garçon connut une double et douloureuse humiliation. John Dickens fut emprisonné pour dettes et Charles devint, à l’âge de douze ans, employé dans une fabrique de cirage. Ce contact brutal avec la réalité de la vie et de la misère, et avec les absurdités du système pénal de son pays, le marqua de manière définitive. Son œuvre entière devait garder la trace des découvertes et des sentiments qui datent du printemps tragique de 1824: la nostalgie de l’enfance heureuse et pure; l’obsession de la faim et de la pauvreté; la fascination exercée par les aspects les plus populaires et même les plus sordides de Londres; la vibrante indignation contre la loi et les gens de lois; et surtout la résolution inflexible de ne pas suivre les traces de son père et de se mettre au plus tôt, à force de travail acharné, à l’abri du besoin et de la déchéance. Charles Dickens n’avait enduré cette épreuve que pendant quelques semaines: elles furent décisives.
Quand prit fin l’emprisonnement de John Dickens, Charles quitta la fabrique. Il fit encore trois années d’études à Londres (1824-1827), puis fut employé chez un avoué. Après s’être formé par ses propres moyens et pendant ses instants de loisir, il put remplir les fonctions de sténographe; il les exerça d’abord auprès du Collège des docteurs (
c’était un vétuste tribunal),
puis à la Chambre des communes comme reporter de presse. La fréquentation des milieux juridiques renforça son mépris pour la loi; celle du Parlement le conduisit à adopter la même attitude envers les législateurs.
Dès 1829, Charles Dickens était tombé amoureux de Maria Beadnell; leurs fiançailles longtemps secrètes furent troublées par plusieurs orages; la rupture définitive intervint en 1833; le père de Maria, qui était banquier, n’avait guère encouragé ce prétendant aux ressources incertaines: cette nouvelle humiliation fut durement ressentie par Charles et joua un rôle important dans sa vie. En 1833, d’ailleurs, il n’était plus simple reporter sténographe; son énergie, sa détermination, son talent naissant commençaient à porter leurs fruits. Il publiait maintenant, dans divers journaux et magazines, des contes et des « esquisses » (
sketches ) ou tableautins de la vie dans les quartiers populaires de Londres. Il tentait de combler les lacunes de sa culture en fréquentant la salle de lecture du British Museum. Il envisagea un moment de devenir acteur ou chanteur, mais sa destinée était bel et bien la littérature. L’année 1836 le démontra avec éclat.
2. La carrière littéraire
L’exubérance juvénile
Au début de l’année 1836, il publiait son premier livre, deux volumes de contes et autres petites pièces, dont peu étaient inédites:
les Esquisses de Boz (
Sketches by Boz , Boz étant provisoirement son pseudonyme). Quelques semaines plus tard, la veille du mariage de Dickens-Boz avec Catherine Hogarth, fille d’un journaliste distingué, commençait la parution des immortelles aventures de M. Pickwick (
The Posthumous Papers of the Pickwick Club ).
Pickwick , lancé sous forme de livraisons mensuelles illustrées, fit en quelques mois la conquête de l’Angleterre et la célébrité de l’auteur; les aventures de M. Pickwick, de ses compagnons et de son valet Sam Weller sont assez décousues, mais rayonnent d’imagination prodigue, de réalisme et surtout d’humour chaleureux.
Installé d’un seul coup au faîte de la gloire, Dickens connut quelques années de fécondité exceptionnelle et de bonheur familial. Les naissances se succédaient à son foyer et les manuscrits chez son imprimeur. Un événement douloureux survint toutefois dès 1837: la mort d’une jeune belle-sœur, Mary Hogarth, à laquelle l’attachait une vive affection. Il l’idéalisa sous les traits d’héroïnes de plus en plus irréelles. Ce deuil, en effet, fut une meurtrissure profonde et durable pour le jeune romancier qui découvrit alors la fragilité du bonheur, des affections humaines et de la vie elle-même.
Tous les romans de Dickens furent publiés par livraisons mensuelles ou hebdomadaires, écrites peu avant d’être envoyées chez l’imprimeur. Cette méthode présente des inconvénients évidents: elle fait une large place à l’improvisation et interdit les retouches en fonction d’une conception d’ensemble. Mais elle correspond au tempérament et au génie de Dickens, dont l’imagination créatrice était stimulée par l’urgence des livraisons. Dans la première période de sa carrière, il y eut même des chevauchements dans la rédaction de Pickwick (1836-1837), Olivier Twist (The Adventures of Oliver Twist , 1837-1839) et Nicolas Nickleby (The Life and Adventures of Nicholas Nickleby , 1838-1839). Olivier Twist est la sombre histoire d’un orphelin qui tombe entre les mains d’une bande de criminels et résiste vertueusement à leurs tentatives pour le corrompre; le récit est adroitement agencé, le réalisme dans la description de la pègre est puissant, les scènes humoristiques sont nombreuses et divertissantes, mais la psychologie des milieux bourgeois reste sommaire. Nicolas Nickleby répond mieux à l’idée qu’on se fait du roman dickensien en général, car l’intrigue est tantôt nonchalante et tantôt mélodramatique, l’indignation sociale est bouillonnante, mais le remède proposé n’est autre que la philanthropie paternaliste, et le tout est vivifié et cimenté par le réalisme et l’humour.
Le Magasin d’antiquités (The Old Curiosity Shop ) et Barnaby Rudge parurent en 1840 et 1841 dans un hebdomadaire lancé, dirigé et pour finir rédigé intégralement par Dickens. Le premier atteint, avec l’épisode célèbre de la mort de la petite Nell, le sommet de la sensibilité et du pathos dickensiens, tant prisés par les contemporains; aujourd’hui on goûte davantage le comique de plusieurs personnages excentriques et l’atmosphère étrange de ce roman de «la route». Quant à Barnaby Rudge , première incursion de Dickens dans le domaine du roman historique, consacrée aux émeutes anticatholiques de 1780, en même temps qu’à une sombre intrigue criminelle et à une pâle histoire d’amour, ce n’est pas, malgré la force d’évocation des violences populaires, un livre pleinement réussi.
Enfin, au retour d’un voyage en Amérique (1842), Dickens publia Martin Chuzzlewit (The Life and Adventures of Martin Chuzzlewit , 1843-1844), qui combine la forme caractéristique des premiers romans de l’auteur (biographie d’un jeune homme, prodigalité dans la création des comparses, juxtaposition de l’humour, du drame et du pathétique) avec l’ambition nouvelle de traiter explicitement des thèmes moraux (dénonciation de l’égoïsme et de l’hypocrisie).
Ce voyage outre-Atlantique, bientôt suivi de longs séjours en Italie, en Suisse et en France, marque bien la fin de la première période de la carrière de Dickens, celle de l’inspiration abondante et facile, mais aussi de la concentration farouchement assidue et de la production ininterrompue de romans. Désormais Dickens s’adonnera à d’autres activités: journalisme politique,
théâtre d’amateurs, philanthropie, et nouveaux exercices littéraires (
récits de voyages et contes de Noël).
La maturité
Quelques déceptions professionnelles, la fatigue, l’insatisfaction, le trouble intérieur, le poids de ses charges familiales dans un foyer où s’installe un malaise, la marche du temps aussi conduisent Dickens à une conception plus sérieuse des responsabilités de l’artiste et du métier de romancier. Dombey et Fils (Dombey and Son , 1846-1848) s’attaque en principe à un problème moral (l’orgueil), mais en pratique s’intéresse à la société contemporaine et au monde du commerce. Le mélodrame n’y fait pas très bon ménage avec le réalisme social; l’humour y devient plus parcimonieux et la psychologie n’y est pas sans raideur. Mais l’utilisation délibérée de formes d’expression symboliques donne à cette œuvre une coloration poétique.
David Copperfield (1849-1850) est au centre de l’œuvre de Dickens qui, comme beaucoup de ses lecteurs, avait une tendresse particulière pour ce roman autobiographique. On y retrouve en effet l’épisode de la fabrique, l’apprentissage du journalisme parlementaire et juridique et l’amour de jeunesse, transposé et transfiguré. Ici l’émotion est le plus souvent authentique et contagieuse, l’humour épanoui, le style limpide, la psychologie profonde. Les scènes d’enfance ont une grâce et une fraîcheur exceptionnelles. Le livre est tout entier imprégné de la poésie du souvenir.
Bleak House (1852-1853), bien que nettement plus sombre,
s’inscrit encore assez bien dans la suite de cette évolution; le recours au symbolisme y est plus accentué que dans les romans précédents, et la critique sociale (appliquée ici à la justice anglaise) plus précise. La gageure technique et psychologique à laquelle se condamna le romancier en faisant tenir la plume, pendant une moitié du livre, par une jeune et vertueuse narratrice ne contribue guère au succès de
Bleak House. Pourtant, dans toutes les parties écrites à la troisième personne, le style est splendide, et Dickens est en pleine possession de son art, sûr de ses intentions comme de ses moyens.
La recherche
Ce qui caractérise la dernière période de sa vie (1852-1870),
c’est un effort délibéré de renouvellement dans plusieurs directions successives. Celle du roman social est explorée dans
Les Temps difficiles (
Hard Times , 1854), plaidoyer généreux mais imprécis et d’ailleurs bref pour une amélioration du sort des ouvriers.
La Petite Dorrit (
Little Dorrit , 1855-1857) a de nouveau l’ampleur des romans par livraisons mensuelles, mais reste attachée à la dénonciation d’injustices diverses (les ravages de la spéculation financière, la néfaste absurdité des prisons pour dettes et l’inefficacité paralysante du système de gouvernement britannique) en même temps qu’à une exploration psychologique ambitieuse, le tout étant unifié par une vision presque kafkaïenne de la claustration dans la famille et la société; mais le héros et l’héroïne (
la «petite Dorrit»),
s’ils sont entourés d’une foule de comparses assez divertissants ou sinistres, manquent d’animation. Le
Conte de deux cités (
A Tale of Two Cities , 1859) est le deuxième et dernier roman historique de Dickens: écrit sous l’influence avouée du philosophe et historien Thomas Carlyle (
The French Revolution , 1838), ce livre est marqué par un style artificiel et tendu; les deux villes sont Paris et Londres, presque également chères à l’auteur, mais qui lui étaient inégalement familières; l’époque est celle de la Révolution française; la réussite n’est pas totale, car la révolution inspire à Dickens une crainte et même une horreur manifestes; il veut d’ailleurs que son livre serve de mise en garde à l’Angleterre; mais, là encore, on est frappé par la puissance des scènes et la grande ingéniosité de la construction. Avec
Les Grandes Espérances (
Great Expectations , 1860-1861), Dickens revient à la forme autobiographique, à l’analyse psychologique du développement d’un être humain à partir de l’enfance, et au réalisme humoristique, sans renoncer pour autant au mélodrame et à la sombre atmosphère des entreprises criminelles et des prisons. Les aspects les plus profonds de ce livre, et en particulier son subtil contrepoint de l’illusion ou du rêve et de la rude réalité, reflètent sans doute les difficultés personnelles d’un écrivain qui vient de se séparer de sa femme, après vingt-deux ans d’union et dix naissances, pour se jeter peut-être dans la griserie d’une liaison avec une jeune actrice, et à coup sûr dans un débordement d’activités para-théâtrales (tournées de lectures publiques d’extraits de ses propres œuvres). Quant à la fraîcheur de l’émotion dans les scènes d’enfance, à la densité et à la sobriété nouvelles du style, elles reflètent un talent demeuré intact et un art encore accru de l’expression.
Installé désormais à la campagne dans sa belle maison de Gadshill (proche de Rochester et de son enfance heureuse) avec ses enfants et sa belle-sœur Georgina Hogarth, Dickens était devenu le baladin national de l’Angleterre; mais baladin international aussi, puisqu’il fit des «lectures» à Paris et aux États-Unis. La fatigue nerveuse entraînée par cet exercice contribua à ébranler la santé d’un organisme constamment surmené et incapable de se ménager. Le choc subi le 9 juin 1865 dans l’accident de chemin de fer de Staplehurst lui rendit de plus en plus pénibles les trajets indispensables à son nouveau métier. Il mourut à Gadshill, cinq ans jour pour jour après cet accident. Pleuré par la nation entière, il reçut la suprême consécration d’une inhumation à l’abbaye de Westminster. Il laissait inachevé un brillant roman intitulé Le Mystère d’Edwin Drood (The Mystery of Edwin Drood , 1870); son dernier roman complet, L’Ami commun (Our Mutual Friend , 1864-1865) est un livre d’une grande richesse thématique et symbolique; roman très sombre du fait des nombreux crimes qui s’y commettent, quelque peu ambigu dans sa conclusion morale, il n’en est pas moins le digne couronnement d’une grande carrière de satiriste social, de psychologue humoriste et de prosateur inspiré.
3. L’homme et l’artiste
Le premier trait qui frappe chez Dickens est son énergie proprement fantastique. Elle se traduit d’abord par l’importance de son œuvre écrite: outre les quinze romans évoqués ci-dessus, elle comprend deux livres de notes de voyage, de nombreuses nouvelles, dont les fameux Contes de Noël (Christmas Books ), des articles sur les sujets les plus divers, quelques pièces de théâtre, un épais volume de discours et une abondante correspondance. Mais elle se traduit aussi par une multitude d’autres activités: les lectures publiques, le théâtre d’amateurs, les entreprises philanthropiques (Dickens fut par exemple le fondateur d’un foyer pour filles déchues), la politique, et surtout le journalisme.
Il lui restait assez de forces pour organiser sa vie privée et celle de ses proches avec autorité. Si Dickens exerça sans nul doute une puissante contrainte sur lui-même, il fut aussi un mari, un père, un ami singulièrement exigeant. Vivant dans une agitation et une tension sans cesse croissantes, il ne s’épanouit guère que dans le travail et l’amitié; ses grandes ressources d’affection trouvèrent à s’exprimer dans le cercle familial. Ses rancunes furent aussi tenaces que ses principaux attachements furent fidèles.
Son égocentrisme se renforça par la juste conscience qu’il eut très tôt de son génie et de son importance. Son comportement envers Catherine Dickens et envers ses belles-sœurs, Mary puis Georgina Hogarth, ainsi que sa liaison (que les plus récents biographes croient pouvoir tenir pour prouvée) avec Ellen Ternan, sont en contradiction avec l’enseignement implicite de son œuvre. Mais l’authenticité de ses élans généreux est indubitable: sa lucidité dut lui rendre sa propre personnalité difficilement supportable. Sans doute chercha-t-il plus ou moins consciemment des accommodements avec une foi chrétienne sincère, mais qui ne fut jamais littérale ni rigoriste. Au total, le bilan de la joie qu’il a donnée par son œuvre, communiquée et goûtée dans sa vie, reste largement positif.
Il ne fut pas, surtout au début de sa carrière, un artiste très raffiné; nombre de ses romans restent imparfaits, tant en ce qui concerne la structure que la psychologie des personnages, et en particulier des comparses. Mais les progrès à peu près continus de sa technique et l’approfondissement de son exploration de l’âme humaine et de sa critique sociale sont le signe d’une réelle conscience des devoirs et des responsabilités de l’artiste. Il demeure d’ailleurs, à trois égards au moins, incomparable: sa maîtrise souveraine des moyens d’expression dans une gamme variée de registres est frappante; il eut le don d’animer une infinité de personnages mémorables; enfin et surtout, il sut, par un humour délectable, à la fois offrir un divertissement et exprimer une vision originale de la vie et des hommes.
Des trois principales images qu’on peut se faire de lui – le romancier social, l’artiste moderne, l’humoriste –, quelle est la plus centrale, la plus importante et en définitive la plus vraie? Les critiques qui ont pris position sur ce problème depuis plus d’un siècle sont partagés entre ces trois attitudes. De son vivant, le succès prodigieux qu’il obtint alla par priorité à l’amuseur et au réaliste, les réserves formulées visant le manque de profondeur et de sérieux, et l’artifice de la langue et de la construction romanesque. De nos jours, au contraire, on consacre des livres entiers aux significations philosophiques que peuvent révéler les symboles contenus dans les romans de Dickens: à lire de tels commentateurs, on pourrait oublier ou ignorer que Dickens fut l’un des plus grands humoristes de tous les temps. Le débat n’a pas à être tranché catégoriquement, car l’examen approfondi du roman dickensien ne permet d’exclure aucun de ces aspects. Dickens fut bien tout à la fois l’incarnation de l’esprit de son temps, le critique sévère de son milieu et, à certains égards, un poète et un précurseur. Enfin la critique récente montre à l’évidence qu’il reste encore beaucoup à découvrir: nul ne peut appréhender en entier une œuvre de cette dimension, mais chacun contribue au travail commun d’une compréhension et d’une connaissance toujours plus complètes.
Источник: DICKENS (C.)