WHITMAN (W.)
Auteur d’un unique recueil de poèmes, Feuilles d’herbe , qu’il a pendant toute sa vie constamment revu et enrichi, Whitman est indéniablement le plus grand poète lyrique américain et le plus original. Nul n’a mieux évoqué que Giovanni Papini le choc éprouvé lorsqu’on lit les Feuilles d’herbe pour la première fois: «Il faut que je confesse, a-t-il avoué, que moi, un Toscan, un Italien, un Latin, je n’ai pas senti ce qu’était vraiment la poésie en lisant Virgile ou Dante, mais bien en lisant les énumérations puériles et les invocations passionnées du bon faucheur des Feuilles d’herbe .»
Le journaliste autodidacte
Lorsque parut la première édition de son chef-d’œuvre en juillet 1855, Walt Whitman avait déjà trente-six ans et rien jusque-là dans sa vie ne semblait le destiner à devenir le plus grand poète des États-Unis. Il était né dans le petit hameau de West Hills, au cœur de Long Island (
qu’il appelle de son nom indien de Paumanok dans ses poèmes). Sa famille était très humble et en 1823 son père vendit la petite ferme où il végétait pour s’installer comme charpentier à Brooklyn. Walter Whitman y fréquenta l’école communale jusqu’à onze ans, et ce fut la seule instruction qu’il reçut. Comme il était le deuxième de neuf enfants, on le plaça très vite, comme saute-ruisseau d’abord, puis comme apprenti typographe. Et ce fut ce qui le sauva et lui permit de compléter son instruction. Comme plusieurs autres écrivains américains du XIX
e siècle (notamment Mark Twain), il apprit à écrire en composant les textes des autres et se transforma peu à peu de typographe en journaliste, après un intermède de plusieurs années comme maître d’école dans divers petits villages de Long Island. Il était alors passionné de politique et militait dans les rangs du parti démocrate, ce qui lui valut de devenir rédacteur, puis rédacteur en chef d’un certain nombre de journaux de New York et de Brooklyn; mais, après la victoire de l’aile droite de son parti et l’échec des mouvements révolutionnaires en Europe à la fin de 1849, il renonça à la politique et au journalisme et travailla comme charpentier avec son père et ses frères.
Naissance du poète
C’est pendant cette période assez obscure de sa vie, entre 1850 et 1855, que le médiocre journaliste qu’il était jusque-là se mua soudain en grand poète. Personne n’a jamais pu expliquer cette extraordinaire métamorphose. Selon certains, ce serait le résultat d’une grande passion contrariée qu’il aurait connue à La Nouvelle-Orléans lors d’un bref séjour qu’il y fit en 1848. D’autres y voient au contraire la conséquence du choc qu’il aurait ressenti en découvrant ses penchants homosexuels jusqu’alors endormis. Peut-être eut-il aussi une illumination mystique dont la section V de son «Chant de moi-même» serait la traduction poétique. Il est possible également que la lecture, à cette époque, des Essais d’Emerson ou de La Comtesse de Rudolstadt de George Sand l’ait aidé à se trouver. Toujours est-il qu’une brusque cristallisation se produisit en lui à une date que l’on ignore, entre 1850 et 1855, et que cet autodidacte sans grande culture, qui n’avait jusque-là écrit que de courts poèmes très plats et très conventionnels, osa soudain être lui-même et entreprit de chanter en de longues rhapsodies, sur des rythmes nouveaux, ses visions et ses rêves.
Le poète Walt Whitman naquit donc alors, car c’est ainsi que désormais il signa son nom, préférant au prénom que portait aussi son père ce diminutif familier qui le mettait de plain-pied avec ses lecteurs. La première édition de Feuilles d’herbe , qu’il publia à ses frais en 1855, était un étrange in-quarto vert dont la couverture ornée de motifs végétaux portait en lettres d’or chargées de feuilles et de racines le titre de Leaves of Grass. On ne trouvait le nom de l’auteur qu’à l’intérieur du «Chant de moi-même» («Song of Myself»). L’ouvrage déconcerta par la nouveauté de sa présentation et plus encore de son contenu. Les critiques, dans l’ensemble, réagirent avec violence; certains allèrent même jusqu’aux injures gratuites. Mais Whitman ne se laissa pas décourager. Il avait d’ailleurs reçu d’Emerson une lettre qui le combla d’allégresse, où le chef de l’école transcendantaliste lui disait en particulier: «Je vous salue au commencement d’une grande carrière [...]. Je considère votre livre comme le plus extraordinaire ouvrage que l’Amérique ait jamais encore produit.» Ce qui était parfaitement exact.
La croissance des «Feuilles d’herbe»
Whitman persévéra donc et, dès 1856, publia une deuxième édition de son recueil, plus sobre d’aspect et de petit format, mais considérablement augmentée et qui comptait non plus douze, mais vingt-deux poèmes. L’accueil ne fut guère plus chaleureux, mais peu importait à Whitman qui, descendant de Hollandais têtus par sa mère et de quakers anglais par son père, était sûr d’avoir raison contre tous. Toute sa vie fut désormais consacrée à enrichir son recueil, dont jusqu’à sa mort il publia inlassablement de nouvelles éditions. En 1860, il donna à son livre l’apparence d’une Bible, car il songeait alors à fonder une nouvelle religion. En 1867 (quatrième édition), après avoir soigné les jeunes soldats blessés dans les hôpitaux de Washington pendant la guerre civile, il ajouta à ses
Feuilles d’herbe un groupe de poèmes de guerre intitulés «Roulements de tambour» («Drum Taps») et une «Suite aux Roulements de tambour» où il célébrait la mort de Lincoln, le président martyr. En 1871-1872, dans la cinquième édition, il introduisit entre autres un nouveau poème, «En route pour l’Inde» («Passage to India»),
où il dégageait le sens mystique de l’évolution de l’humanité.
Pour célébrer le centenaire de l’indépendance des États-Unis, il publia en 1876 une nouvelle édition, la sixième, accompagnée d’un mélange de prose et de vers intitulé
Deux Ruisselets (
Two Rivulets ). En 1881, un éditeur de Boston, Osgood, entreprit de publier une grande édition commerciale (la septième) de ce recueil dont jusqu’alors (sauf en 1860) Whitman avait été lui-même l’éditeur. Mais Osgood, menacé de poursuites par la Société pour la répression du vice, renonça vite à l’aventure. Whitman, pour sa part, refusa de céder, trouva un autre éditeur et, pour la première fois, grâce au scandale, son livre connut le succès. Il avait déjà sa forme actuelle, car Whitman ne fit après cela qu’ajouter de nouveaux poèmes à son recueil: «Sables de mes soixante-dix ans» («Sands at Seventy») et «Adieu, mon imagination» («Good-Bye My Fancy»), sans modifier le reste. Il put ainsi, en 1892, l’année même de sa mort – survenue à Camden (
New Jersey) –, faire paraître la neuvième édition de ce livre avec lequel s’était peu à peu confondue sa vie.
Le poète du moi
Cette vie en apparence assez vide d’événements et tout unie fut en fait héroïque et tourmentée. Chaque édition de Feuilles d’herbe correspondait à une victoire sur le doute et les «passions turbulentes» qui déchiraient le poète. En ce sens, les Feuilles d’herbe sont comparables aux Fleurs du mal de Baudelaire. Son œuvre reflète constamment ses contradictions intérieures, ses tâtonnements pour atteindre des certitudes qui se dérobent sans cesse. De là le dynamisme de cette poésie qui invite le lecteur à suivre le poète dans sa quête et, si possible, à le dépasser.
Le premier objet de cette quête est le moi, thème romantique par excellence. Le plus long poème des
Feuilles d’herbe a d’ailleurs pour titre «Chant de moi-même». Whitman s’y décrit en homme du peuple vigoureux et débordant d’optimisme, mais on sent derrière ce portrait de celui qu’il aurait voulu être le rêveur inquiet et secret qu’il était en fait. «Qui touche ce livre touche un homme», nous dit-il. Oui, seulement cet homme n’est pas le joyeux gaillard qui occupe le devant de la scène, mais un lutteur ou, comme il aimait à dire, un «athlète» (
moral) qui pendant toute sa vie s’est débattu contre le désespoir et a cherché à conquérir la joie et la sérénité.
Le poète du cosmos
Bien que le «Chant de moi-même» domine tout le recueil, l’ensemble n’en est pas moins intitulé très impersonnellement et assez mystérieusement Feuilles d’herbe – et non brins d’herbe. Whitman a voulu jouer sur les mots et que ces «feuilles» fussent à la fois celles de son livre et celles de l’herbe, de cette herbe anonyme qui pousse en tous lieux et qui symbolise pour lui la présence universelle d’un élan vital irrésistible. Dans le monde poétique de Whitman, les moindres objets et les plus communs, du fait même qu’ils existent et sont inséparables de leur contexte cosmique, deviennent de merveilleux miracles. «La majesté et la beauté du monde sont latents dans n’importe quel iota du monde», écrit-il, et ses poèmes à tout moment le prouvent. Tout objet est à ses yeux un hiéroglyphe qu’il nous appartient de déchiffrer, car le visible n’a de sens que par l’invisible; et l’invisible, en retour, ne peut s’exprimer que par le biais du visible. Autrement dit, Whitman pressentait déjà le symbolisme et annonçait ce que Claudel a appelé «la divine loi de l’expression détournée».
Whitman a été, dans tous les pays, salué par les poètes d’avant-garde comme un libérateur parce qu’il a osé détruire les stéréotypes de la prosodie traditionnelle, et comme un purificateur exemplaire parce qu’il a su débarrasser la poésie de tout élément descriptif ainsi que narratif, et entrepris hardiment de dire l’indicible avec les mots de tout le monde, argot compris lorsqu’il le fallait. Il a eu pour disciples tous ceux qu’attirent son inspiration très généreusement démocratique, les poèmes où il a chanté «l’homme en masse» et l’industrie moderne qui, avec des machines dont il a célébré la beauté, a permis à l’homme de conquérir le monde.
Источник: WHITMAN (W.)