Книга: Mann T. «Der Zauberberg Volume 1»

Der Zauberberg Volume 1

Thomas Mann - legendarer deutscher Schriftsteller, Essayist, Meister des epischen Romans, Literatur-Nobelpreistrager 1929.. "Der Zauberberg" ist ein Roman, der virtuos die Welt in einer Tuberkulose-Heilstatte in den Schweizer Alpen schildert. Seine Bewohner sind genotigt, sich hier jahrelang aufzuhalten. Der Kontakt zur Au?enwelt erfolgt nur uber seltene Briefe und Telegramme. Hier zieht sich die Zeit unmerklich hin, Leben und Tod verlieren ihren Sinn, die kleinsten Nuancen der zwischenmenschlichen Beziehungen erlangen dagegen eine schmerzhafte Scharfe und Bedeutung..

Формат: Мягкая глянцевая, 620 стр.

ISBN: 9785521059324

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MANN (T.)

MANN (T.)

Jusqu’à ces derniers temps, Thomas Mann, tant admiré et révéré, parfois de loin, avant et après la Seconde Guerre mondiale, passait pour un type d’écrivain périmé. En Allemagne orientale, il a fait longtemps l’objet d’une sorte de culte, voué au grand «humaniste démocrate-bourgeois». En Allemagne fédérale, il a payé longtemps les séquelles de la guerre froide et les attaques venimeuses de l’«émigration intérieure» contre le grand exilé devenu citoyen américain. La nouvelle gauche allemande lui préfère Brecht, voire Musil, Döblin, ou lui oppose son propre frère Heinrich; il est resté à son gré trop bourgeois, conservateur de «la» culture, foncièrement apolitique, et de style encore trop classique malgré ses audaces de vieillesse; bref, un auteur de tradition. D’autres, de tendance libérale, en font un modèle de non-engagement, ironiste avant tout. Un courant ésotérique lui préfère Jünger. Cependant, par sa trajectoire intellectuelle peu commune, son antifascisme passionné et sans failles, il dérange. «Grand-écrivain» au sens de Musil, il est demeuré sans postérité ni disciples; auteur ardu, aux phrases «proustiennes», il faisait figure d’«alexandrin», de «poeta doctus», dont les allusions culturelles s’adressent à un public de même formation. En France, où il ne fut jamais discrédité comme il le fut dans son pays, il connaît un regain d’intérêt, pour un faisceau de raisons complexes. D’abord, le désir d’une écriture narrative qui ne soit ni le récit linéaire selon certains modèles anglo-saxons, ni l’insensibilité du Nouveau Roman. Pourtant, à l’exception des Buddenbrook , saga familiale et livre de chevet, ou du Krull , délayé naguère par un feuilleton télévisé, Thomas Mann conserve des aspects «allemands trop allemands» d’accès difficile: digressions savantes ou longs débats d’idées, qui trahiraient la «métaphysique germanique». Mais on a retrouvé également en lui des préoccupations majeures d’aujourd’hui: rapports esprit-corps et santé-maladie, fantasmes et transgressions, affleurements de l’inconscient, ressorts pulsionnels de la domination et de la soumission; psychanalyse de la création et lecture analytique de son œuvre exercent une sorte de fascination. Sa production, pourtant considérable, d’essayiste littéraire et politique, trop longtemps négligée, n’a eu que peu d’influence. Mais certains, à tort ou à raison, décèlent, jusque dans les indigestes Considérations d’un apolitique , un plaidoyer encore actuel pour une idéologie de la culture contre la politique, contre l’État et les dogmes; celle que précisément Thomas Mann a su, au cours de sa longue vie, «dépasser en la conservant».

Un patricien de la culture

Un critique allemand acerbe, Alfred Kerr, reprochait injustement au «plus grand écrivain» de son pays, consacré et officialisé par le prix Nobel (1929), de toujours rappeler dans ses romans la faillite de la firme commerciale paternelle. C’est en effet le cas dans les Buddenbrook (1901) et, brièvement, dans le début de La Montagne magique (1924, commencé en 1912) et des Aventures du chevalier d’industrie Felix Krull (première partie des Mémoires parue en 1910, l’ensemble, inachevé, n’ayant vu le jour qu’en 1955). Mais c’est ainsi que ce descendant de grands bourgeois patriciens, de «sénateurs» de la «ville libre» hanséatique de Lübeck, devenu Munichois en 1893 jusqu’à son départ définitif d’Allemagne en 1933, embrassa le métier, ou reçut la vocation, d’écrivain. Il fit ses débuts dans ce qui était l’avant-garde du temps, lui qui évita toute sa vie les avant-gardes: le mouvement naturaliste de Berlin, la revue Simplicissimus (1898-1899). Il se fit connaître dans ce milieu par une série de nouvelles – aujourd’hui trop négligées par rapport aux trois «grandes» nouvelles que sont Tonio Kröger (1903), Tristan (1903), et surtout La Mort à Venise (1913): Le Petit Monsieur Friedemann , Le Chemin du cimetière , Tobias Mindernickel , L’Armoire , Les Affamés , La Paillasse , qui sont de courts récits où souvent des créatures chétives ou trop confiantes sont écrasées par des incarnations de la «Vie», brutale et sans scrupules, dans le cadre étouffant de la haute société civile et militaire d’Allemagne du Nord. Avant son deuxième roman, Altesse royale (1909), métaphore et légende «démocratique» de la crise de l’individualisme et de l’existence «formelle», en même temps qu’hommage à sa jeune femme, d’origine juive, Katia Pringsheim, épousée en 1905 après de brèves passions homosexuelles vite étouffées, il faut ajouter quelques autres courts textes significatifs. D’abord Gladius Dei (1902), première mouture de son «essai dialogué» Fiorenza (1906), sa seule tentative – manquée – au théâtre; Chez le prophète (1904), précoce expression de ce qu’il nommera bien plus tard «la proximité de l’esthétisme et de la barbarie»; Sang réservé (1905), l’histoire scandaleuse de l’inceste de deux jeunes Juifs, frère et sœur, luxueux et luxurieux. Enfin Heure difficile reprend, après le personnage de Thomas Buddenbrook, le thème de «l’héroïsme de la faiblesse», du «militarisme spirituel» d’êtres à la limite de l’épuisement, en même temps qu’y font leur apparition les «Dioscures» Schiller et Goethe. Ce dernier devait dès lors accompagner Thomas Mann, du grand essai de 1921 Goethe et Tolstoï (qui connut trois versions successives) jusqu’aux derniers discours de 1949; au point qu’il entendit faire de sa vie une «imitation de Goethe», parla de lui ou le fit parler comme s’il était son contemporain, frère ou père en «bourgeoisisme» (Bürgerlichkeit ), un «miracle allemand», comme tel unique et sans lendemain.

En 1914, ce «tournant des temps» qui ouvrait à ses yeux «l’ère des guerres et des révolutions» (selon Nietzsche et son expérience propre confondus), il prit, lui qui se voulait résolument «civil», du «service militaire intellectuel». Après quelques courts essais qui respirent fâcheusement, mais sans la brutalité d’un Jünger, ce que Walter Benjamin a appelé l’«esthétisation de la guerre» (Pensées sur la guerre , 1915), il accomplit deux coups d’éclat. D’abord Frédéric et la grande coalition (1915), récit faussement historique de la campagne de Silésie de Frédéric II «assimilée» à l’entrée en guerre de l’Allemagne wilhelminienne, d’une prussophilie subtile et d’une psychologie décapante qui dérouta tout le monde, et, surtout, ce monstre formel, matrice de toute l’œuvre ultérieure, que sont les Considérations d’un apolitique (1918). Les autocommentaires de ses œuvres précédentes s’y entrelacent avec une longue et parfois fastidieuse polémique contre un adversaire multiforme, le «littérateur de la civilisation». Sont visés là pêle-mêle l’expressionnisme sous sa forme activiste (les intellectuels engagés de l’époque, au nombre desquels son propre frère Heinrich), et un concept fourre-tout de la «démocratie», qui amalgame le parlementarisme, le culte du progrès, la philosophie des Lumières, 1789 et le jacobinisme, l’idéologie officielle de la IIIe République, la politisation de la littérature, etc. Ce volumineux «roman intellectuel» donna aux antirépublicains, aux «nationaux» de Weimar, de faux espoirs, en même temps qu’il maintint jusque dans les années quarante, aux États-Unis comme en Allemagne après la guerre, la suspicion sur l’authenticité de ses positions démocratiques, inaugurées par le discours De la république allemande (1922). Il s’avéra d’autant plus encombrant pour son auteur qu’il demeura unique en son genre (un projet de Considérations antinazies ne vit pas le jour), et que Thomas Mann protesta toujours de la continuité de son œuvre, qui excluait tout reniement de ces retentissants débuts antidémocratiques, ne fût-ce qu’en raison de leur valeur de document sur l’itinéraire, à ses yeux représentatif, d’un «bourgeois de culture» allemand.

Ironie, jeu et parodie

Les Considérations s’achèvent sur une théorie de l’«ironie conservatrice» ou «érotique»: l’écrivain joue avec les idées, les fait entrer en dialectique, mais n’adhère, ni ne se fixe à aucune; il en fait parler d’autres que lui, mais se trompe dès qu’il veut parler lui-même en son nom propre.

Ce qui ne veut pas dire que Thomas Mann ne soit pas demeuré ferme sur quelques convictions de base, douloureusement acquises par l’expérience historique du début des années vingt: montée de l’irrationalisme, de la pensée «antidémocratique», du vitalisme agressif des pourfendeurs de «l’esprit» qui «parlent d’âme, mais pensent: gaz de combat». Cependant la conception néo-platonicienne de l’art comme libre jeu avec les apparences sensibles restera chez lui prédominante. Il joue avec le récit biblique, la théologie, l’histoire des religions dans Joseph et ses frères (quatre volumes parus en 1933, 1934, 1936, 1943), qui fait de cette «Tétralogie» immense son œuvre la plus sereine, d’un bonheur d’écriture rare. Il affecte, simule la scientificité, qu’il soit médecin généraliste ou psychosomaticien, des Buddenbrook au Docteur Faustus (1947); anatomiste et «psychanalyste» dans La Montagne magique (1924); théologien, musicologue (Faustus ); ou paléontologue, dans l’ahurissant discours sur l’origine des espèces et de l’homme du professeur Kuckuck dans Krull ; voire métaphysicien (comme dans la méditation sur le temps de La Montagne magique ). Il en résulte une dérive du roman vers l’essai, tendance inhérente à la crise du genre au XXe siècle, qu’il traverse, sous des formes atténuées, avec Musil et Broch; mais aussi un rapprochement significatif entre fiction et savoir, art et science, le tout au service du «génie de la narration».

Le «tissu musical» de La Montagne magique intègre l’abstraction inhumaine des joutes d’idées entre les deux «pédagogues» se disputant l’âme du jeune Allemand moyen Hans Castorp – Naphta le dialecticien obscurantiste et Settembrini le rationaliste candide – au réalisme fantasmagorique né de l’évocation d’un sanatorium cosmopolite pour bourgeois oisifs. Il en résulte aussi une poétique, jamais systématisée, éparse dans quelques essais de circonstance, de Bilse et moi (1906) et l’Essai sur le Roman aux autocommentaires prononcés aux États-Unis, devant les étudiants de Princeton, sur La Montagne magique et Joseph : l’écrivain n’invente rien, tout son matériel lui est fourni par le réel, depuis l’histoire de sa propre famille, des amis proches ou des personnages réels de rencontre, comme Lukács, jusqu’à des courants de pensée représentatifs de son temps et qu’il a côtoyés de près ou de loin; d’où la tentation de rechercher partout les «clefs» de ses personnages. Le cercle des intellectuels pré-fascistes de Kridwiss ou les débats des étudiants en théologie de l’association Winfried (dans le Faustus ) constituent des morceaux de bravoure de la critique des idéologies. Ce parti pris d’authenticité documentaire l’amène à fouiller dans sa propre histoire individuelle et celle de ses proches: ce qu’il avait commencé dans les Buddenbrook culmine dans cette œuvre-bilan qu’est le Faustus , «autobiographie radicale», d’une totale «indiscrétion» pour ce qui est du «roman social» munichois intercalé dans la biographie intellectuelle du musicien génial et damné. Cette façon d’animer le réel dûment attesté prend aussi la forme de la «réalisation», de l’«explication», en un texte de plusieurs centaines ou milliers de pages, d’un court hypotexte: quelques versets du Livre de Moïse avec Joseph , ou l’édifiant poème médiéval «Gregorius» d’Hartmann von Aue pour L’Élu (1951). Ce qui supposait, surtout pour le premier, un peu moins pour Charlotte à Weimar (1939), beaucoup plus pour le Faustus , des consultations de spécialistes, des recherches érudites, qu’il se hâtait de classer et d’oublier sitôt l’œuvre achevée.

On a trop souvent confiné Thomas Mann dans un rôle de «maître de l’ironie». Dans l’œuvre de la maturité et de la vieillesse se rencontrent souvent le franc comique, comme dans Joseph et dans Krull , ou la satire politique ou sociale, qu’il condamnait jadis chez son frère, l’auteur du Sujet de l’empereur ; ainsi les chapitres mettant en scène le parti-prêtre conservateur dans Joseph en Égypte , ou dans les considérations sur la permutabilité des rôles sociaux (noble et roturier) dans Krull . L’auteur appelle Joseph – cette utopie rétrospective d’un nouvel humanisme – une «plaisanterie épique», un «conte comique de l’humanité». C’est seulement avec le Faustus – en dépit de l’écran qu’interpose le narrateur, philologue étroit et suranné, dépassé par l’objet de sa narration, Serenus Zeitblom – que s’opère un passage au tragique, sous le signe de deux grands «malades», saints et martyrs: Dostoïevski et Nietzsche. Il leur consacre, en 1946 et 1947, deux de ces essais satellites du grand roman, comme il en existe pour La Montagne magique , pour Joseph (les deux grands essais politico-culturels sur Freud de 1929 et 1936), pour Charlotte à Weimar (les discours de 1932, l’«année Goethe», l’année «décisive», aux titres provocants: La Carrière de Goethe comme littérateur et Goethe représentant de l’ère bourgeoise ).

Thomas Mann, homme du «grand» XIXe siècle, s’il faisait valoir l’avantage d’y être né et d’avoir été ainsi témoin d’exceptionnels bouleversements historiques, comme en son temps Goethe, se pensait par ailleurs écrivain de la fin . Cette fin est d’abord celle de l’«ère bourgeoise», dont toutes les formes, tous les thèmes artistiques étaient épuisés, où la création, l’œuvre imaginée était devenue difficile autrement que par «montage» d’éléments culturels connus, voire archiconnus, tels le mythe de Faust, ou un simple fragment du Pentateuque – comme dans La Loi (1949), longue nouvelle polémique sur Moïse et le Décalogue. En foi de quoi tout genre n’était plus abordable que sous forme de «parodie». Parodie du «roman d’éducation» dans La Montagne magique , où le pupille Castorp manque de sombrer, apparemment sans rien apprendre, dans la «grande hébétude» et la «soupe d’éternité», réveillé seulement par le «coup de tonnerre» du «pays plat», la mêlée virile des tranchées. Parodie de la «Vie de saint» dans L’Élu (1951), où Thomas Mann met le point final à un thème qui le poursuit depuis Goethe et Tolstoï , le problème aristocratique de la distinction ou du «mérite inné», lié à celui de l’«élection par le péché», qui renferme tout le mystère de la grâce. Thème tragique dans le cas d’Adrian Leverkühn, ironique dans le cas de Grigors (Grégoire), nouvel Œdipe qui monte sur le trône pontifical à la suite d’un double inceste, celui de ses parents et celui qu’il commet avec sa mère: l’extrême de la pénitence suit l’extrême du péché, étant entendu que la morale ne passe pas par la moralité, voie «banale», mais par la perte de soi, par la curiosité sans frein, au-delà du bien et du mal, voie «géniale», comme il est dit dans La Montagne magique .

Très vite, ce thème allait acquérir dans les années quarante, avec celui de la «culpabilité collective» du peuple allemand sous le régime nazi, une dimension politique. Problème délicat entre tous, sur lequel il eut à prendre position, écartelé entre l’antigermanisme des uns et le «patriotisme d’émigrants» des autres, entre la condamnation globale et l’indulgence excessive au nom de l’«autre Allemagne». Ce qui tendrait à prouver, dans une certaine mesure, que la théologie du Faustus , où la grâce apparaît comme «tentation», n’est pas son dernier mot sur le sujet, et que l’idée d’un «espoir au-delà du désespoir» a trouvé son explicitation dans cette plaisanterie scabreuse – voire, selon lui, sénile – qu’était L’Élu . Le Faustus , quant à lui, reprenait – en un faisceau unissant destinées individuelles bourgeoises, dégradation des idéologies culturelles en antihumanisme agressif, transformation de la foi en démonologie – le thème qui avait fait la fortune de l’auteur, des Buddenbrook à La Mort à Venise : celui de la décadence, mais saisi dans une dimension historique, au terme d’une trajectoire passant par l’expérience de la «révolution conservatrice» et du fascisme proprement dit. De «chroniqueur» de la décadence qu’il avait été, Thomas Mann se fit critique de cette décadence; mais c’est avec le Faustus que la critique se radicalise au point d’éliminer toute contrepartie. Cette fois, c’est tout un pays, dont Leverkühn est à la fois le «représentant» (dans ses aspects inquiétants) et l’«antipode» (dans ses aspects d’opposition critique), qui semblait voué au «pacte avec le diable».

Allemagne, ma souffrance

Il y a une permanence remarquable dans la thématique de Thomas Mann, à deux exceptions près. La «fascination par la mort», problématique néo-romantique dans laquelle on l’a parfois enfermé, trouve déjà ses limites dans La Montagne magique , qui est, par rapport à La Mort à Venise , envers «satirique» et dépassement «politique». Quant à la dualité de l’artiste et du bourgeois (thème de Tonio Kröger ), elle se trouve supplantée dans Joseph par celle de l’éducation à la communauté et à l’activité politique réformatrice; c’est Joseph nourricier , version fictionnelle du New Deal de Roosevelt, sur le mode picaresque et charlatanesque. Surtout, le thème est dépassé dans le Faustus – qui peut sembler, par l’atmosphère (la ville fictive de Kaisersaschern), un retour au cadre ancestral des Buddenbrook et autres œuvres de jeunesse – par une version nouvelle, à résonances politiques, de la problématique génie-maladie. La percée, par le biais de l’infection syphilitique, c’est-à-dire du Mal et du Malin, vers la créativité jusque-là entravée, figure métaphoriquement celle, agressive, d’une Allemagne conquérante et enivrée, roulant aux abîmes après de fallacieux triomphes.

Cette permanence s’étend à la thématique de l’illusion et de la tromperie, sous de multiples formes. C’est Krull qui se joue, par un amour du monde contrastant avec la peur du monde de Leverkühn, d’une société qui «veut être trompée», parce qu’elle vit d’apparences. C’est Rosalie von Tümmler de la nouvelle Le Mirage , la dernière écrite par Thomas Mann (1953), atroce histoire d’une femme entre deux âges qui, par une ruse de Mère Nature, prend pour une résurgence de sa féminité, qu’elle destine à un jeune et banal Américain, ce qui est une tumeur cancéreuse, et pour de l’amour ce qui est la mort. L’amour, si absent de la vie comme de l’œuvre de Thomas Mann, sauf sous la forme de la passion dégradante et barbare (comme celle qui transforme Mut, la femme de l’eunuque Putiphar, en «ménade») ou sous la forme du «retour du refoulé»; ainsi de la fascination, apparemment platonique, de Castorp pour le charme slave de la morbide Clawdia Chauchat. Cette permanence des thèmes existentiels – sans oublier l’homoérotisme – fait de Thomas Mann à la fois un disciple très efficace de la «psychologie dévoilante» de Nietzsche, dès ses premières œuvres, et un précurseur de Freud, dont il fut ensuite un des rares grands écrivains allemands à saluer le génie – la psychanalyse constituant à ses yeux une révolution intellectuelle qui offrait le meilleur antidote au nouvel obscurantisme.

Cependant, une préoccupation majeure naît avec les Considérations , connaît des intermittences ou au contraire des temps forts, en particulier dans l’émigration, la question allemande, ou la question «éternelle»: qu’est-ce qui est allemand? Joseph s’élargit aux dimensions d’un «poème de l’humanité», mais la rédaction en est interrompue pour le sujet déjà très allemand de Charlotte à Weimar , avant le recentrement passionné sur l’Allemagne et les Allemands (Faustus ), suivi d’une ultime période créatrice «dégermanisée».

Thomas Mann, très vite célèbre, s’institue à cet effet «représentant» de son peuple. Après l’épisode «national» de la Première Guerre mondiale, il se retrouve dans la république de Weimar, non sans auto-ironie et une constante distance intérieure, orateur de tribune, voire «commis voyageur de la démocratie». Le premier exil «silencieux» en Suisse, de 1933 à 1938, faillit le brouiller, jusqu’en 1936 (où il se déclare enfin nettement contre le nazisme), avec d’autres exilés, dont ses propres enfants. Lors du second et long exil, en Californie cette fois, en 1938, et de 1942 à 1951, parmi un New Weimar d’artistes allemands émigrés, il se sentit «roi» («Là où je suis est la culture allemande»). Le choix ultime de la Suisse, où il mourut, résulte d’un changement de sens de l’exil, devenu refus du pays natal. Depuis que l’esprit de guerre froide et le maccarthysme l’avaient renvoyé vers la vieille Europe déclinante à l’heure de l’american century , il n’effectua que des visites officielles en Allemagne, pour l’«année Goethe» (1949) et l’«année Schiller» (1955), tentant vainement d’user une dernière fois de sa «représentativité» allemande pour jeter un pont entre les deux parties d’un pays désormais divisé.

L’Allemagne est d’abord pour lui une idée directrice, une tâche à remplir, la «germanité» (Deutschtum ); d’abord contre les «rien qu’Allemands», les nationalistes, pour qui est allemand tout ce qui leur semble bon à conserver et «non allemand» tout ce qui constitue une innovation ou une importation dangereuses. Il restera, lui, très «allemand», y compris aux États-Unis, dont il ne devient citoyen qu’en 1944; mais l’«Européen» Thomas Mann prêchera inlassablement pour l’ouverture de son pays au monde, et en particulier à l’Occident. L’Allemagne est le «pays du milieu», le lieu où se déploient les «antagonismes européens»; ce qu’incarne assez bien Hans Castorp, tiraillé entre un Occident stylisé en rationalisme, capitalisme et démocratisme universaliste et un Orient extensible symbolisant le quiétisme, la lenteur et la passivité, le refus du travail et du rendement, mais aussi les expériences les plus douteuses, et politiquement les plus périlleuses... Réservé face à ces possibles qui s’ouvrent à lui, Castorp, en tant qu’Allemand «moyen» peu pressé de choisir, mais de «bonne volonté» en faveur de la «vie», quittera le Venusberg avec une certaine méfiance vis-à-vis de l’Est, sans vraiment prendre parti. La venue au pouvoir d’Hitler met brutalement fin à cette idée d’une Allemagne pays médian et médiateur, n’exerçant plus de magistère que spirituel; ce néo-conservatisme culturel, Thomas Mann le verra se politiser très vite en réaction généralisée, exploitant cyniquement la sentimentalité allemande (celle du Tilleul de Schubert) au service de la Machtpolitik (la légende d’Hindenburg) et d’une rebarbarisation croissante (l’assassinat de Rathenau). Une Europe allemande se substitue à l’Allemagne européenne, ce «rêve d’intellectuels». Il n’en tâche pas moins de rester «Allemand pour les Européens et Européen pour les Allemands». Ses essais littéraires, dont la série débute avec Le Vieux Fontane (1910), pour s’achever par les deux essais sur Tchekhov (1954) et sur Schiller (1955), ne sont-ils pas consacrés pour les deux tiers à des Allemands, dont Storm, Chamisso, Platen, mais aussi Schopenhauer (une admiration de jeunesse qui passe mal l’épreuve du nazisme), et surtout Wagner? Souffrance et grandeur de Richard Wagner , long texte savamment balancé, était trop critique et analytique (au sens freudien) pour les «teutomanes», qui déchaînèrent contre lui, au lendemain de la formation du premier cabinet Hitler, une cabale dont la violence inusitée l’inquiéta au point de lui donner le signal de l’exil. Exil fortuit, non volontaire, mais auquel, comme dans sa célèbre et retentissante Lettre à Bonn de 1937, il trouva bientôt une justification logique: les agressions verbales, voire physiques (lors de son Allocution aux Allemands – Appel à la raison , de 1930), dont il fut victime de la part des nazis et de la droite nationale, représentaient déjà un «exil avant l’exil».

La part du Diable

La «personnalité mythique» de l’Allemagne reparaît au temps du Docteur Faustus , au risque, conscient, de flatter ses compatriotes, déjà trop portés à se complaire dans le tragique frelaté d’une nouvelle «démonie». L’Allemagne est une grande psychopathe, travaillée par la résurgence, voire la révélation, de pulsions sauvages, mal enfouies, mal surmontées par un développement industriel et des institutions modernes qui n’ont pas vraiment mordu sur ce fond d’«archaïsme explosif»; ces pulsions se déchaînent maintenant sans entraves, une fois dissous le vernis de la culture humaniste dont Freud, dans Malaise dans la civilisation , diagnostique de son côté la fragilité. Dans le roman, comme dans la conférence L’Allemagne et les Allemands qui l’accompagne, avec La Genèse du Docteur Faustus en 1949, Thomas Mann se livre à une analyse qui n’est pas sans rappeler celle d’Ernst Bloch: l’Allemagne, «pays classique de la non-contemporanéité», est le pays occidental où subsistent, actifs ou réactivés, le plus de résidus de structures et de mentalités précapitalistes; de sorte que le très ancien et l’ultra-moderne s’y superposent, sans que le second ait jamais réussi à éliminer le premier, en raison de l’échec en Allemagne de toute révolution bourgeoise. Thomas Mann attribue au «caractère allemand», devenu seconde nature par le fait de l’histoire, une «volonté de légende», une préférence pour les contes bleus qui évitent ou diffèrent la solution des problèmes urgents et pratiques de l’heure. Une des définitions qu’il donne du national-socialisme est: «une mystique technicisée». L’Allemagne fait figure de pays «tragiquement intéressant», «génial» au sens du musicien Leverkühn, celui où la musique (au premier plan dans le Docteur Faustus ) est paradigme du destin national; pays moins littéraire que «musical», «inarticulé», pays «qui vient trop tard», à la fois «abstrait et mystique», retournant périodiquement à ses origines, comme la musique du XXe siècle (Schönberg revu par Adorno) fait retour à Monteverdi et, en deçà, éprise d’ordre et de pouvoir... Thomas Mann attribue à son Allemagne personnifiée une «volonté de souffrance», une propension à la «solitude qui rend mauvais». Elle s’ingénie à rester incomprise, déroutante et inquiétante, mal-aimée des nations; elle atteint le comble de l’isolement avec le «cachot» du IIIe Reich. D’où l’aspiration, qui grandira chez lui à mesure qu’avancera la guerre, conclue par une «paix perdue» qui n’a rien appris aux Allemands, retranchés dans la bonne conscience et le refoulement: que son pays devienne, au risque de la «platitude», un pays «comme les autres»; que l’Allemagne se «dégermanise», se dénationalise, qu’elle redevienne par dépolitisation une «nation culturelle», puisque «la» politique ne lui réussit pas. 1871 n’a pas fait de l’Allemagne une nation, parce que l’unité s’est réalisée contre les pays voisins, par trois guerres de conquête, et par une politisation forcée et dans le mauvais sens: celui de la «politique de force» (Machtpolitik ), que les Allemands confondent désormais avec la politique tout court, passant d’un extrême à l’autre, de l’apolitisme à la politique totale de la dictature. Il va jusqu’à souhaiter une diaspora allemande, au vent de laquelle ses compatriotes, comme individus, pourraient, dispersés dans le monde, y développer leurs éminentes qualités, alors que l’État national n’a fait qu’accentuer leurs travers et leurs penchants mauvais.

Le Diable est également à l’œuvre dans le processus de «dégradation», de «caricature» (Spengler «singe» de Nietzsche), dans la «chute de niveau» à laquelle serait condamnée la culture allemande, même et surtout dans ce qui constitue sa «tradition» personnelle, le romantisme et la «trinité» Schopenhauer-Wagner-Nietzsche. S’il s’efforce de montrer, comme d’autres émigrés, que «Hitler n’est pas l’Allemagne», il conteste l’opposition facile entre «bonne» et «mauvaise» Allemagne, encourant ainsi le grief de germanophobie, de la part de chrétiens en quête de consolations après l’effondrement du nazisme, entre autres. Il n’y a pour lui qu’une Allemagne, dont les meilleurs côtés se sont transformés en leur contraire, par une «ruse» diabolique. Figure très allemande que le Diable, très fasciste aussi, lors de son apparition dans le Faustus comme double intérieur de Leverkühn. Son intervention s’imposa à lui comme principe, assez régressif, d’explication, à la suite des crimes nazis, ces excès «superflus», et du désolant «jusqu’au-boutisme» du peuple allemand. Celui-ci ruine ses espoirs d’une autolibération qui aurait évité à l’Allemagne de retomber au rang d’objet de la politique des vainqueurs, soumise à l’extérieur à une impossible «rééducation». Il n’espère plus qu’en une «révolution purificatrice», consistant surtout en une expiation intérieure; celle-ci n’eut pas lieu, la conjoncture défavorable du renversement des alliances après 1947 et le «miracle économique» en R.F.A. s’étaient mis en travers.

«Exigences du jour» et trahison des clercs

Cette Allemagne de Thomas Mann se présente sous une forme «monumentale», incarnée par un nombre limité de grandes figures, hommes de culture pour la plupart (à l’exception de Bismarck), monolithes se dressant sur la plaine, l’écrasant parfois. Car le grand homme qui fait l’Histoire lui paraîtra de plus en plus non pas l’expression de son peuple mais isolé dans son peuple, à contre-courant; et affligé de plus, en Allemagne, d’une «hypertrophie antidémocratique», où il est difficile de distinguer ce qui est despotisme étouffant et «servitude volontaire», voire «servilité militante» chez ses admirateurs-sujets. Tel est le Goethe de Charlotte à Weimar , qui fit scandale parce qu’il rompait avec le culte pharisien de l’Olympien: personnage en représentation, froid et distant comme Thomas Mann lui-même, «plus grand que bon», dégageant autour de lui une «odeur de sacrifice». Luther, lui, est «trop Allemand», alors que le catholicisme est humain et universel. De là découle une faiblesse du protestant Thomas Mann pour les valeurs juives ou catholiques comme ligne de défense contre la barbarie fasciste. Luther est paysan, rustre et violent, superstitieux, et la Réforme est un recul par rapport à la Renaissance, génératrice d’un schisme religieux qui a déchiré le pays, engendré la fatale guerre de Trente Ans, ruine de la culture citadine. Luther fut peut-être l’Allemand le plus représentatif, dans la mesure même où il fut un «révolutionnaire conservateur»; la formule «révolution conservatrice» résume pour lui l’histoire allemande tout entière. L’hitlérisme est de plus enfant de l’«ère des masses», qui suscite le mépris élitaire et l’inquiétude panique du grand bourgeois cultivé. La démocratie de Weimar n’a pas été assez «militante» face à cet ennemi mortel de toute «culture» comme de toute «civilisation» (au sens de l’antithèse, désormais périmée, des Considérations ). Comme il n’est pour lui de culture que bourgeoise, le nazisme représente une «aventure totalement non bourgeoise». Pour l’affronter valablement, il n’imagine pas de meilleur antagoniste qu’une sorte de «grand homme démocratique», exerçant une «dictature éclairée». L’idéal serait que, surmontant l’ancien et funeste divorce allemand entre «esprit» et pouvoir, un intellectuel devienne chef d’État; c’est un peu le cas de Roosevelt, l’idole d’une période où ses espoirs d’un renouveau de la démocratie quittèrent définitivement l’Allemagne pour l’Amérique, qui joint la justice à la puissance, «dictateur de la bonté», non sans quelques traits «césariens».

Le grand péché de ceux qui ont ainsi formé la mentalité de leur peuple, qui l’ont marqué de leur empreinte, c’est leur irresponsabilité. À la lumière du nazisme, Thomas Mann fait de la trahison des clercs un problème allemand d’une gravité particulière. Se ralliant tacitement et assez tardivement à des thèses que son frère avait développées dès 1910, en partie contre lui, il voit en eux, de plus en plus, des pourvoyeurs d’idées pour ceux qui manipulent le «petit-bourgeois qui se met à penser» (son plus mortel adversaire). Chez Luther retournant ses anathèmes contre les paysans révoltés, chez Nietzsche (pourtant son principal maître à penser) qui ne voulait voir dans la vie qu’un phénomène «esthétique», il décèle une faille: l’irresponsabilité quant aux «implications» de leur pensée si elle vient à se réaliser, à passer dans la pratique historique, et cela dans une ère de «souffrance sociale» où, derrière tout phénomène en apparence «purement» culturel, «le politique est latent».

Les «maîtres» sont malheureusement aussi des maîtres d’apolitisme, ils incarnent le divorce très allemand entre l’audace de la pensée et la misère de l’action. L’auteur des Considérations d’un apolitique pratique largement, dans la ligne de Hölderlin, Heine ou Nietzsche, l’«autocritique allemande». Il se sent et se déclare co-responsable, car il a connu «de l’intérieur» ce qu’il dénonce comme la faiblesse fondamentale du «concept allemand de culture»: la méfiance et le dédain supérieur face à la «basse» politique. Thomas Mann en sait quelque chose, lui qui subit longtemps, de son vivant et après, le discrédit qui en Allemagne, au nom d’une antithèse qu’il a toujours combattue entre le poète-mage voué à l’éternel (Dichter ) et l’écrivain attentif aux soubresauts de l’Histoire (Schriftsteller ), s’attache à l’homme de culture qui quitte son œuvre pour «descendre dans l’arène», fût-ce à contrecœur, par une «obligation de politique». Par un retournement où les Considérations changent de signe, passant du positif au négatif, il accorde à ce facteur une importance telle que l’on se demande s’il ne fait pas de l’apolitisme la cause de la catastrophe allemande, et s’il ne réagit pas davantage en homme préoccupé du sort de la culture et des responsabilités civiques des intellectuels qu’en penseur politique (qu’il n’a assurément pas été).

La quête du bourgeois et la montée du «non-bourgeois»

Dès le début des années vingt, Thomas Mann décèle, non sans fascination, au moins au départ, des phénomènes inquiétants dans la culture de son temps. Le premier découle de la division qui s’opère entre «bourgeois de culture» et «bourgeois de classe», dont la première mouture, qui date des Buddenbrook et des Considérations , est celle entre Bürger et Bourgeois . Des personnages plus grotesques que dangereux comme le marchand Klöterjahn dans Tristan , le Bavarois Permaneder dans les Buddenbrook , les capitalistes modernes et entreprenants que sont les Hagenström (juifs de surcroît) dans le même roman, vont prendre après 1918, dans la réalité weimarienne, des proportions fatales; la faillite de la «bourgeoisie» comme classe politique sera telle, en 1933, que Thomas Mann devra vite abandonner l’assimilation qu’il faisait auparavant entre Bürgerlichkeitbourgeoisisme») – c’est-à-dire éthique, style de vie et idéaux culturels bourgeois – et «germanisme», avant d’opposer carrément l’un à l’autre. Par rigidité autant que par défi, il maintient, dans un exil que d’aucuns jugèrent doré, son train de vie et ses habitudes patriciennes: villa accueillante, automobiles, serviteurs, et l’indispensable gramophone pour ce passionné de musique classique, ami de Bruno Walter et de Toscanini. Il reste fidèle, en même temps, à une «éthique de la production» intellectuelle reposant sur une stricte et puritaine économie de son temps et de son argent, sur un «ascétisme intra-mondain» (Max Weber) qui sacrifiait, comme Lukács l’avait déjà montré dans L’Âme et les formes , la vie à l’œuvre (ses «Journaux» intimes en portant confirmation). Son utopie – abandonnée à l’extrême fin de sa vie, que marqua la conscience de «récapituler» un passé culturel bourgeois clos sur lui-même –, c’eût été de dépasser le bourgeoisisme «en le réalisant enfin».

Les signes prémonitoires, enregistrés par un auteur «sismographe», les prodromes du fascisme, il les décela dans la culture avant de les reconnaître dans la politique; aussi fascisme devenu réalité le surprendra et le plongera dans le désarroi, avant de lui inspirer une haine sacrée, aux accents religieux (comme dans ses émissions à la B.B.C., 1941-1945), qui exclut l’ironie ou l’humour, et tient lieu souvent d’analyse. Exception troublante: l’étonnante esquisse Frère Hitler (1938), écrite significativement la même année que l’amer pamphlet contre les accords de Munich et la politique anglaise d’appeasement (Cette Paix ). Dans le bon à rien Hitler, il croit reconnaître, non sans quelque «affinité», l’artiste, le génie même, sous la forme histrionesque et démagogique qu’il revêt chez Wagner (vu par Nietzsche), et pour autant que l’artiste, depuis Tonio Kröger , est attiré par les abîmes, «traître» en puissance à l’esprit civique, proche à l’occasion du «criminel».

Les dessous choquants et sinistres de la «bonne tenue» prussienne comme de la dignité bourgeoise de Weimar affleurent avec de plus en plus d’insistance, de la courte mais saisissante nouvelle Chez le prophète à Mario et le magicien (1930), de l’esthète à la Stefan George, possédé de visions de domination sanguinaire, à l’hypnotiseur qui brise toute volonté adverse d’autant plus facilement qu’il n’a affaire qu’au «non-vouloir» et à la «peur de la liberté». En passant par le «Dieu étranger», les puissances dionysiaques, la jungle sauvage où se perd comme avec soulagement le trop rigide écrivain officiel et classique Gustav Aschenbach (La Mort à Venise ); par le «compte rendu» savamment ambigu de séances de spiritisme dont l’auteur fut témoin (Expériences occultes , 1924), doublé, dans la fiction, par le chapitre «scabreux» de La Montagne magique , l’occultisme fonctionnant comme terreau originel et «populaire» de l’irrationalisme. C’est enfin la vision qu’a le même Castorp, perdu dans la neige, d’un repas totémique (au sens de Freud), en fait d’une scène de cannibalisme. Dans ses chapitres de critique idéologique, le Docteur Faustus rassemble ces expériences et fait discourir des personnages «à clé», qui incarnent sa cible permanente des années vingt: le conservatisme dit «révolutionnaire», ce «fascisme noble», cette «confusion des concepts» perverse, mais terriblement efficace, parce qu’elle grime le très ancien en tout nouveau, le vieillard décrépit en jeune homme «dynamique», piétine les valeurs de l’humanisme libéral par une sorte de fatalisme vertigineux, comme celui de Spengler, pour qui il eut un moment des faiblesses, d’allègre consentement à la barbarie. Cette appréhension culturelle – voire esthétique –, plus qu’économique et sociale (sauf par moments) du phénomène fasciste reste encore aujourd’hui – si limitée que les sociologues et les politologues puissent la trouver –, dans la narration «épique» plus que dans l’argumentation de ce « dernier rhéteur» allemand, d’une profondeur saisissante. Elle n’est pas pour rien dans la revalorisation et le réexamen dont Thomas Mann est l’objet.

Источник: MANN (T.)

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