Книга: Kafka F. «Das Schloss»

Das Schloss

Franz Kafka - einer der bekanntesten deutschen Schriftsteller des 20. Jahrhunderts, dessen Werke in der Weltliteratur bis heute einmalig bleiben.. "Das Schloss" ist ein nicht vollendeter Roman von Franz Kafka, der nach seinem Tode in Munchen veroffentlicht wurde. Er erzahlt die Geschichte einer Person K., die in ein verschneites Dorf kommt, das vom Schloss verwaltet wird. Der Held der Geschichte geht zum Schloss, um eine Anstellung als Landvermesser zu bekommen. Doch da tauchen Probleme auf - ein kompliziertes Gerat und auch die stumpfsinnige und nutzlose Burokratie hindern ihn daran, sich dem geheimnisvollen Schloss auch nur zu nahern..

Формат: Мягкая глянцевая, 424 стр.

ISBN: 9785521061525

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КнигаОписаниеГодЦенаТип книги
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KAFKA (F.)

KAFKA (F.)

Franz Kafka passe un peu partout pour le symbole même de la littérature d’avant-garde. Son œuvre étant des plus énigmatiques, elle a donné lieu à une foule d’interprétations plus ou moins ingénieuses, qui ont toutes le défaut d’être extérieures aux textes, et de refléter moins la réalité vivante de l’écrivain que les diverses idéologies ayant sur le moment la faveur des critiques. Aussi le Kafka connu par les exégèses n’a-t-il pas grand-chose de commun avec celui qui, entre 1912 et 1924, a travaillé dans le silence et la solitude, sans autre ambition que de décrire, en toute vérité et discrétion, ce qu’il appelait son impossibilité de vivre.

1. Procès de la littérature

Le possédé de l’art

L’une des particularités les plus remarquables de cette œuvre déroutante, c’est qu’elle entremêle à ses thèmes romanesques des motifs moins apparents, qui tous ont trait à l’existence même de l’écrivain et aux problèmes de la création. Ici, en effet, la littérature est toujours liée d’une manière ou d’une autre à ce qui arrive au héros, elle est le principe au nom duquel l’individu espère et lutte, l’instance toute-puissante qui le séduit, mais qui, le vouant finalement à l’échec, est impliquée comme lui dans un obscur procès. Non que Kafka enferme dans ses récits une philosophie de la littérature ou une théorie esthétique, il n’a pas l’esprit théoricien, à peine trouverait-on dans ses récits quelques pages de réflexion abstraite qui sont des notes personnelles, le plus souvent ambiguës, et fort éloignées des préoccupations esthétiques des contemporains. Mais la littérature était sa passion, au sens profane comme au sens religieux du mot. Un amour donc, et un calvaire, avec ce que ces deux ordres d’expérience supposent de caractère pathologique et de dynamisme exemplaire. Pathologique, car la passion ici en vient, à force de déchirement, à se nier elle-même et à détruire son propre objet. Exemplaire malgré tout, par la vérité intransigeante de l’expérience vécue qui, en dépit ou plutôt à cause de son extrême singularité, donne à connaître non seulement le malaise de l’écrivain isolé, mais une situation tout à fait générale de l’art avec ses questions, ses contradictions, sa frivolité, son tragique.

Il s’en faut que cette passion s’exprime seulement en dictant à Kafka ses exigences de justesse et de perfection. Elle est bien plutôt ce qui s’écrit, ce qui se représente soi-même dans le contexte romanesque et, de la sorte, devient un thème, l’un des plus constants et des plus riches, le plus original peut-être de son monde fictif. Kafka, qui disait: «Tout ce qui n’est pas littérature m’ennuie et je le hais, même les conversations sur la littérature», n’a rien écrit qui ne rende avec le dernier sérieux la réalité de ce sentiment exclusif: possédé et déchiré par l’écriture, c’est sa passion, sa «croix» qu’en vérité il donne à porter à ses héros.

L’écrivain est donc partout dans ce monde imaginaire qui paraît tout à la fois familier et affecté d’une étrange folie. Mais pour répondre à la situation inextricable où il se trouve en face de la littérature et de la société de son temps, il est partout déplacé, dénaturé, privé de ses attributs reconnaissables, dé-nommé en quelque sorte. Par une ironie dont lui seul sans doute pouvait sentir toute l’amertume, ce possédé de l’art est dépossédé de tous ses traits personnels, de la fonction qui remplit sa vie, de sa plume et même de son nom: il ne lui reste que sa passion têtue et apparemment absurde pour un idéal apparemment chimérique.

À quoi reconnaît-on ces figures d’écrivains qui, bien entendu, n’ont avec Kafka aucune ressemblance extérieure et sont en général reléguées dans un coin du récit, ou mises au premier plan, mais soigneusement camouflées? À ceci que leur fonction présente une analogie avec la fonction littéraire réduite à l’un de ses aspects essentiels; celui, par exemple, d’une communication, d’une circulation de valeurs, d’une tâche pressante, ou encore d’une mission. Ainsi tous les messagers et les courriers qui abondent dans les récits de Kafka, tous les fonctionnaires qui noircissent des paperasses sont des écrivains ayant perdu leurs insignes visibles au profit d’un élément fondamental de leur fonction, qui est ici la communication entre le monde invisible et le monde social, entre le «haut» et le «bas», ou bien encore entre un ici-bas et un quelconque au-delà auquel on fait seulement allusion. Ce sont des symboles, si l’on veut, à condition toutefois d’admettre que le symbole, en l’occurrence, ne contient pas plus de sens que l’objet signifié, mais au contraire un sens plus étroit, d’autant plus profond et obsédant qu’il est réduit à une seule idée.

La même réduction peut encore affecter d’autres aspects de la condition de l’artiste. L’écrivain alors devient simplement quelqu’un qui se produit en public et qui, du seul fait qu’il est entendu et regardé, pose encore une fois la question du sens et de la validité de son message. C’est le cas du Champion de jeûne, en allemand Hungerkünstler , artiste de la faim; du Trapéziste, Trapezenkünstler , artiste du trapèze; de Joséphine la Cantatrice, la souris qui donne des récitals à son peuple; ou encore du narrateur anonyme qui, dans le Maître d’école de village (Dorfschullehrer , 1914), publie un mémoire sur un sujet scientifique. C’est aussi le cas du singe transformé en homme qui, dans Rapport pour une académie (Bericht für eine Akademie , 1919), fait pour une société savante le compte rendu de son étrange mutation. Et, bien entendu, de Joseph K. dans Le Procès (Der Prozess , 1925), au moment où il décide de renvoyer son avocat et d’assurer lui-même sa défense en écrivant son autobiographie.

Très souvent, l’exhibitionnisme de l’art entre en composition avec un autre élément également très accentué: c’est l’idée de salut qui anime soit l’artiste lui-même, soit ceux qui espèrent ou semblent attendre son message. On rencontre alors ces figures de messies douteux, à mi-chemin entre le raté, l’escroc et le parvenu, qui non seulement ne sauvent personne, mais se perdent invariablement eux-mêmes malgré leur foi inébranlable et l’excès de leur sérieux. Le plus bel exemple de cette catégorie, le plus émouvant aussi si on pense que Kafka l’a créé sous les premiers effets de sa grave maladie, est la figure du Médecin de campagne qui, dans la nouvelle du même nom (Ein Landarzt , 1920), est maudit pour avoir cru à sa vocation de sauveur et suivi l’appel de la «sonnette de nuit».

Quant à l’œuvre produite par ces poètes déplacés, elle est également, bien entendu, tout à la fois présente et invisible dans le texte. Non pas, sans doute, avec toute sa richesse et son extension possible, mais, comme pour son créateur, dans une image excessivement comprimée, réduite parfois à un seul trait grossi; c’est alors une construction: le pont de bois qui donne son nom à l’auberge du Pont, dans Le Château (Das Schloss , 1926), ou un ouvrage d’art, la Muraille de Chine; ou, littéralement, «une écriture», tel le modèle de la sentence calligraphiée avec amour par l’Ancien Commandant de La Colonie pénitentiaire (In der Strafkolonie , 1919); ou encore «des écritures», des paperasses semblables à celles qu’entassent d’innombrables scribes dans les archives du Château. Dans le cas le plus désespéré, l’œuvre apparaît sous la forme absolument indéchiffrable du plus infime, du plus absurde des objets.

Odradek

Cet objet doué de parole et de mouvement qui s’appelle Odradek, dans Le Souci du Père de famille (Die Sorge des Hausvaters , 1919), mérite assurément considération, non seulement parce qu’il n’a pas son pareil dans toute la littérature d’imagination, mais parce que Kafka en fait de toute évidence la personnification de son œuvre et l’explication de ce qui sera son testament. La nouvelle, écrite pendant l’hiver 1916-1917, c’est-à-dire à une époque où Kafka ressent déjà les symptômes de la tuberculose qui se déclarera quelques mois plus tard, traduit impitoyablement les sentiments de l’écrivain devant l’œuvre bizarre, inutile, compliquée qu’il lui faudra laisser inachevée.

En effet, après avoir discuté la double origine tchèque et allemande du mot «Odradek», mot tout à fait imaginaire, cela va sans dire, le Père de famille, avec lequel Kafka peut ici s’identifier puisqu’il est lui aussi le père de son œuvre, décrit l’objet familier et pourtant insaisissable qui hante sa maison et est, en somme, le «génie» du lieu. C’est une bobine plate en forme d’étoile – allusion à la troisième appartenance de l’objet, la juive – faite de bouts de fils de toutes couleurs et de toutes qualités, noués bout à bout et embrouillés. Odradek marche et parle, ou plutôt il boitille en s’appuyant sur une branche de son étoile, et sait tout juste décliner son identité. Il est aussi capable de rire, mais comme quelqu’un qui n’aurait pas de poumon, d’un rire inhumain, ni tragique, ni comique, ni sérieux, ni gai, assez semblable en somme à celui que provoque l’humour noir de Kafka, ou ce qu’on appelle ainsi faute d’une meilleure définition. «On serait tenté, dit le Père de famille, de croire que ce système a eu autrefois une forme utile et que c’est maintenant une chose cassée. Mais ce serait sans doute une erreur [...]. On n’aperçoit ni ajouture ni fêlure qui le donne à penser; l’ensemble paraît absurde, mais complet en son genre.» Ce petit «génie», qu’on traite comme un enfant, se tient non pas dans les pièces habitées de la maison, mais au grenier – dans les hauteurs –, dans l’escalier, les couloirs ou le vestibule, c’est-à-dire dans les lieux qui font communiquer les pièces entre elles et la maison avec le dehors. Il disparaît pendant des mois, mais revient toujours à l’improviste, comme l’inspiration qui, elle aussi, est capricieuse, imprévisible, et laisse croire malgré tout à sa fidélité.

En sa qualité de chose composite, mi-vivante, mi-inanimée, sans origine, ni but, ni devenir, Odradek semble appartenir à un espace intermédiaire dont la mort elle-même est exclue. Et la pensée de cette immortalité inspire au Père de famille une mélancolique rêverie: «C’est en vain que je me demande ce qu’il deviendra. Peut-il donc mourir? Il n’est rien qui ne meure sans avoir eu une sorte de but, une sorte d’activité qui l’ont usé; ce n’est pas le cas d’Odradek. Dévalera-t-il encore l’escalier, traînant ses bouts de fils après soi devant les pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants? Sans doute il ne nuit à personne; mais l’idée qu’il doive me survivre m’est presque douloureuse.» La méditation du Père de famille sur l’immortalité éventuelle d’Odradek – une immortalité sans joie, causée uniquement par l’absence de but et l’inutilité de l’objet – évoque irrésistiblement le «souci» de Kafka touchant le sort de ses écrits lorsqu’il aura disparu. On sait en effet qu’il a demandé à son ami Max Brod de détruire tous ses papiers posthumes sans en prendre connaissance ni les communiquer à personne, et depuis toujours on s’interroge sur cette étrange volonté qui, vu la haute conscience que Kafka avait de sa valeur, paraît en général incompréhensible. Pourtant, n’en trouve-ton pas la clé dans ces récits où la littérature est à elle-même son propre miroir, et singulièrement dans ce Souci du Père de famille où Kafka, en termes allusifs, mais en fin de compte transparents, fait avec une cruauté glacée la critique de son art? Comme les textes de son auteur, Odradek participe de deux langues et s’appuie sur trois cultures différentes – l’allemande, la tchèque, la juive –, sans toutefois pouvoir en revendiquer aucune. Il est hybride, disparate, fait de fils cassés qui s’emmêlent et ne conduisent nulle part: c’est l’image que Kafka se faisait de ses innombrables fragments qui composent, certes, un extraordinaire labyrinthe, mais qui paraissent vraiment achevés en leur genre, malgré leur air indéchiffrable et leur absence de fin. Absurde, inutile, solitaire, Odradek tire une part de son mystère de sa nature infantile et, en quelque sorte, immortelle, car il parle comme un enfant, mais son rire «sans poumon» renvoie à une espèce de ciel glacé où tous les contraires seraient annulés, à une promesse d’éternité triste dont Kafka dit qu’elle lui fait presque mal. «Presque», cette réserve doit être soulignée, car elle explique que Kafka n’ait pas, malgré tout, détruit son œuvre de ses propres mains, et justifie du même coup la décision de Max Brod d’enfreindre sa défense pour sauver Odradek du néant.

Sous toutes les variantes que l’imagination de Kafka multiplie presque à l’infini, on retrouve cette situation fondamentale de l’art, qui est contradictoire et sans solution, sans autre issue pour celui qui la vit que la déchéance ou la mort, une mort sans beauté et, par surcroît, ridicule. Situation qui ne peut pas évoluer, mais se répète continuellement parce qu’elle a sa source dans une discordance fatale entre la nature grandiose de l’art et la faiblesse native de l’artiste.

Partout, en effet, l’art en lui-même paraît revêtu d’une inexprimable dignité: c’est la tâche par excellence, un mandat impérieux dont l’accomplissement, toujours immotivé, ne souffre ni retard ni discussion. Ainsi, personne ne conteste la nécessité, en quelque sorte providentielle, de la Muraille de Chine, dont le plan est pourtant impénétrable; à aucun moment le Champion de jeûne ne s’interroge sur les raisons qui le poussent à mourir de faim, il jeûne parce qu’il ne peut faire autrement, sans même tenir à jour le calendrier de son exhibition; de même la machine diabolique de La Colonie pénitentiaire – c’est, à tout prendre, une machine à écrire, puisqu’elle inscrit la sentence de mort dans la chair du condamné – est un objet sacré pour l’officier qui la sert; et Odradek a beau n’être qu’une chose inclassable, il est promis malgré tout à une espèce d’éternité. Quelles que soient les formes qu’ils affectent, les représentants de l’art ont, dans tous les récits de Kafka, quelque chose de sacré ou, à tout le moins, d’intemporel qui les rapproche des sphères mystiques de la foi.

Le messie avorté

De fait, c’est bien une religion qui est en cause ici, mais, pour le malheur personnel de l’artiste, une religion sans dogmes ni église, d’autant plus tyrannique que ses commandements, n’émanant de personne, ne peuvent jamais être ni prouvés, ni réfutés, ni même parfaitement obéis. «C’est un mandat », écrit Kafka en soulignant le mot, et il ajoute: «Conformément à ma nature, je ne puis accepter qu’un mandat que personne ne m’a donné.» Mais si l’art est un mandat qu’aucune autorité ne garantit, s’il n’est pas le fait d’un ordre supérieur dicté par une voix divine, il relève de la subjectivité pure et ne concerne, en fin de compte, que l’artiste lui-même, de sorte que ses prétentions à la vérité sont chimériques et que ses promesses toujours implicites de salut relèvent de l’illusion superstitieuse ou, tout simplement, de l’escroquerie.

En élevant la littérature à la hauteur d’un absolu, Kafka se montre l’héritier direct du XIXesiècle, qui lui aussi cherchait dans l’idéalisation de l’art de quoi compenser le vide spirituel laissé par la «mort de Dieu» et la sécularisation de la vie. D’un autre côté pourtant, il rompt tout à fait avec la tradition issue du romantisme européen, car pour lui le poète est bien loin d’être la créature inspirée à qui il est donné de relier la terre au ciel. Ce n’est pas l’albatros de Baudelaire qui en donne l’image la plus juste, mais le choucas, le kavka aux ailes rognées qui sautille péniblement parmi les passants sur un trottoir de Prague. Empêché de voler et incapable de vivre, ce kavka ridicule, déchiré entre son impuissance et son orgueil, n’est en réalité qu’un faux messie, un cabotin, un illusionniste de l’absolu qui s’autorise d’une mystérieuse mission pour justifier son existence parasite. L’idéal auquel il s’est voué lui reste à jamais inaccessible; tout ce qu’il peut espérer, c’est d’en être l’ombre ou le lointain rappel, s’il a assez de courage pour se voir lui-même et se montrer ce qu’il est.

Le dénigrement de soi et l’humilité excessive qui sont au fond d’un pareil pessimisme s’expliquent, bien entendu, avant tout par de profondes raisons psychologiques. De fait, le Journal de Kafka, ses écrits autobiographiques et sa volumineuse Correspondance (en particulier ses lettres à Felice Bauer, la jeune fille à laquelle il se fiança deux fois sans parvenir à l’épouser) prouvent assez l’angoisse chronique qui caractérisait son existence intime. Lui-même incriminait les «vices» de son éducation, mais sans même parler du violent conflit qui l’opposait à son père et dans lequel il tendait à voir la première cause de son mal, il est certain que, étant donné ses dispositions psychiques, sa constitution nerveuse et la violence de son combat intérieur, il était porté à vivre les situations les plus communes avec une intensité et une intransigeance qui les changeaient en drames insolubles. Cependant, cette propension à retourner toutes les armes contre lui n’avait pas que des causes subjectives, elle était aussi la réponse d’un esprit blessé à une situation historique bien définie: celle qu’il trouvait toute faite dans sa ville natale, la Prague de l’ancienne Autriche-Hongrie.

2. «La petite mère a des griffes»

Tout, dans la vie de Kafka, ramène en effet à cette ville que les Tchèques appelaient «la petite mère» et qui, pour l’auteur du Procès , était plutôt une marâtre impitoyable («Prague ne nous lâchera pas, écrit-il à un ami de jeunesse, la petite mère a des griffes.») Son œuvre, en un sens, est une tentative pour fuir les sortilèges de la vieille cité: c’est pourquoi, si elle est le vrai théâtre de ses récits, il ne l’a jamais décrite ni nommée.

Capitale de la Bohême, centre administratif et, en principe, résidence excentrique de la double monarchie, la Prague de Kafka est en fait une petite ville, cosmopolite d’un côté, provinciale de l’autre, qui, par son étrange configuration sociale et ethnique, occupe une place de choix parmi les monstres de l’ancienne Europe, pourtant riche en absurdités. Peuplée d’une minorité d’Allemands qui appartiennent en général à la haute bureaucratie et n’ont de commun avec l’Allemagne que la langue, une langue du reste passablement corrompue; de Tchèques qui forment le fond de la population laborieuse, sans toutefois constituer un véritable prolétariat ni même une petite bourgeoisie; de Juifs enfin qui, tout juste sortis de leur ghetto médiéval, exercent le plus souvent des professions commerciales et libérales, mais sont soumis en fait à toutes sortes de mesures vexatoires et de discriminations, la ville, sous les dehors de l’ordre impérial, vit quotidiennement l’anarchie et l’absurdité que Kafka n’a pu décrire qu’en inventant une nouvelle forme de fantastique.

Les trois groupes humains rassemblés là depuis des siècles, et séparés néanmoins par tout ce qu’impliquent les différences de langue, de mœurs et de culture, ont dressé entre eux des murs infranchissables derrière lesquels ils étouffent également, car aucun ne se rattache à une vaste nation, mais aucun non plus ne peut subsister dans l’isolement. Les Tchèques n’ont pas plus que les Juifs d’existence nationale. Quant aux Allemands de Bohême (les Sudètes), coupés de l’Allemagne depuis deux siècles, ils se trouvent dans la position d’un petit groupe de colons privé de toute métropole. Entièrement cloisonnées dans leurs quartiers respectifs, les diverses couches de la population présentent encore entre elles des différences sociales tranchées: les Allemands occupent le haut de la hiérarchie, les Tchèques le bas; les Juifs jouissent parfois d’une situation privilégiée que les tracasseries, le mépris ou la haine des deux autres groupes leur font bien sûr chèrement payer. Comme intellectuel issu d’une famille de commerçants juifs partiellement germanisés, Kafka subit un état de choses dégradant et lourd de confuses menaces; impliqué dans des conflits dont il n’est pas responsable, mais dont il ne peut ni ne veut se désolidariser, il sent à chaque instant autour de lui une suspicion qui finira par lui paraître justifiée.

En tant que juif, en effet, il est triplement suspect aux yeux des Tchèques, car il n’est pas seulement juif, mais allemand, et il est aussi le fils d’un commerçant dont tous les employés sont tchèques, d’un exploiteur par conséquent. Or, allemand, il ne l’est que par la langue, ce qui certes le relie fortement à l’Allemagne et à sa littérature, mais nullement aux Allemands de Bohême, qui sont eux-mêmes déracinés et sans liens vivants avec leur culture d’origine. Il est d’ailleurs éloigné d’eux non seulement par leurs préjugés de race, mais par le ghetto aux murs invisibles dont la bourgeoisie juive, plus raffinée, s’est elle-même volontairement entourée. Ainsi, Kafka change de monde en changeant de quartier; qu’il fasse quelques pas hors de Prague, et il se trouve aussitôt en pays étranger, voire ennemi. Les lieux et les objets ont beau lui être familiers, ils n’en sont pas moins insolites, imprévisibles, inquiétants; leur proximité vaguement menaçante ne fait qu’aggraver sa solitude, et son sentiment d’être à jamais en exil.

Ce malaise devait naturellement peser très lourd sur la vie de l’écrivain qui, lui, n’était pas seulement gêné dans son existence quotidienne, mais frappé personnellement dans ses relations intimes avec son art, dans ses possibilités d’expression et son commerce avec le public. L’écrivain allemand de Prague – qu’il fût juif ou non, mais la chose se compliquait évidemment beaucoup pour le Juif – héritait en effet une langue dont l’état ne reflétait que trop bien celui du petit groupe qui la parlait. Privée de l’apport substantiel que toute littérature nationale tire d’un langage populaire et vivant, tenue à l’écart des mouvements profonds qui, en Allemagne, entraînaient les œuvres et permettaient leur évolution, la langue souffrait du même déracinement que les hommes, elle était comme eux sans histoire ni tradition. Desséchée par un usage restreint, confinée dans les chancelleries, elle était en même temps corrompue par les deux autres langues qui empiétaient sur son territoire: le bohémien et le yiddish. Rigide et pauvre, elle n’offrait au poète que de maigres ressources naturelles et l’obligeait en quelque sorte à tirer ses mots du néant. Ainsi, tous les écrivains pragois de cette époque ont eu à surmonter tout à la fois la corruption et l’indigence de leur langue. Certains, comme Rilke et Werfel, n’y sont parvenus qu’en allant chercher ailleurs, l’un à Paris, l’autre à Vienne et en Italie, la force de rompre le maléfice de Prague. Mais, pour Kafka, ni l’émigration ni aucune sorte de fuite n’étaient concevables: conscient d’être l’hôte toléré d’un pays qui n’était que légalement le sien, et non pas le possesseur ou le maître, mais, selon ses propres termes, l’invité de la langue allemande (c’est parce qu’il ne la possédait pas qu’il la regardait comme son «éternelle bien-aimée»), il refusa de contourner la vérité ou de l’atténuer grâce à de quelconques expédients. L’impossibilité qu’on lui faisait de vivre et d’écrire normalement, elle du moins était vraie dans ce monde artificiel où il était plongé: il en fit donc sa vérité.

3. Le dilemme

L’écartèlement

Les difficultés intérieures et extérieures, qui, dans la vie de Kafka, allaient causer un conflit permanent et contribuer pour une large part au délabrement de sa santé, ne sont pas telles d’abord qu’il puisse les croire tout à fait insolubles. Dans sa jeunesse, en effet, Kafka se sent malgré tout solidement lié à la langue, à la culture, et même, jusqu’à un certain point, à l’histoire allemandes. Vivant dans le commerce continuel de Goethe, sans doute a-t-il l’espoir d’apporter sa part, à son tour, à la grande littérature dont il est nourri. Sa première souffrance lui vient donc surtout des sautes de son inspiration, qui l’empêchent de rien achever et le laissent en face d’une masse énorme de fragments, puis, peu après, de l’exercice d’une profession qu’il abhorre parce qu’elle vole à la littérature la majeure partie de son temps. Comme il ne veut ni ne peut vivre de sa plume – il l’eût peut-être voulu plus tard, si son éditeur n’eût été un peu effarouché par l’insolite de ses récits –, il lui faut bien effectivement gagner sa vie. Pour cela, il fait du droit – matière aussi éloignée que possible de son art et qui, pourtant, y contribuera par un biais inattendu – et prend un poste dans une compagnie d’assurances où il a du reste de lourdes responsabilités. Pendant des années, il ne peut donc écrire que la nuit, ce qui brise son élan créateur et, par surcroît, mine sa santé.

Le conflit, pourtant, ne devient vraiment aigu qu’en 1912, lorsque, ayant rencontré la jeune fille avec laquelle il se fiancera et rompra deux fois, Kafka se voit placé devant le choix décisif de sa vie. Va-t-il se marier, travailler pour faire vivre sa famille, et réserver à la littérature la part chichement mesurée dont s’accommode une existence normale? Ou, au contraire, rester seul, choisir l’ascétisme le plus rigoureux et tout sacrifier à cette œuvre qui, pour l’instant, n’existe qu’à l’état d’ébauche et dont il ignore s’il la mènera jamais à bien? Vivre comme tout le monde, c’est renoncer à la littérature absolue, qui est son seul but et sa seule justification; mais écrire comme il y est obligé en vertu de sa nature, c’est consentir à un renoncement monstrueux, franchir sans retour les limites de l’humain. L’alternative ainsi posée est évidemment sans issue, il s’ensuit une crise violente qui ne se dénoue qu’en 1917, grâce à l’apparition d’une tuberculose opportune qui permet à Kafka de rester seul comme il le veut, sans l’avoir vraiment choisi. Cependant, le débat entre l’art et la vie n’est pas clos: il est devenu une lutte acharnée où la littérature l’emporte momentanément, en attendant d’être elle-même vaincue.

On trouve dans Le Procès , roman posthume et inachevé, le reflet de cette recherche inquiète d’un art juste, non pas ennemi de la vie, mais logé au cœur de la vie elle-même, dont Kafka rêvait pour résoudre son impossible dilemme. Deux formes d’art en effet s’offrent tour à tour comme une issue au roman: d’abord l’autobiographie de Joseph K., qui représente l’exploitation de la littérature à des fins douteuses d’autodéfense. Joseph K. la commence, mais ne la finit pas, cela suffit à la condamner. Puis l’art du peintre Titorelli, qui peint toujours les mêmes paysages de landes gris et monotones, sans attrait et sans talent, mais qui est malgré tout le peintre officiel de la Justice, c’est-à-dire de la collectivité, et peut en tant que tel communiquer à Joseph K. des informations sûres quant au fonctionnement du mystérieux Tribunal. Dans un passage barré par Kafka, ce peintre minable, mais sage à sa manière, prend même l’aspect d’un véritable sauveur: il opère sur Joseph K. une mystérieuse métamorphose, puis disparaît dans un halo de lumière. Il est vrai que cela se passe en rêve, et qu’une fois de plus le salut n’a lieu que dans la tête du rêveur.

À mesure que son œuvre mûrit et aggrave sa solitude, Kafka porte sur son art, et jusqu’à un certain point sur l’art de son temps qu’il a conscience de représenter, un regard de plus en plus pessimiste. Il lui semble alors que l’œuvre pour laquelle il a renoncé à une vie normale parmi les hommes n’a guère profité de son sacrifice, car il la voit desséchée, obscure, marquée par l’isolement, la monotonie, l’inachèvement qui ont été son lot à lui. L’inspiration, qui lui semblait naguère une garantie de sa perfection, il la juge maintenant suspecte, empoisonnée par les fantômes de ses nuits sans sommeil. En 1922, alors que les progrès de son mal lui laissent pressentir sa fin, il écrit à Max Brod, que son état sans doute inquiète: «La création est une merveilleuse et douce récompense, mais en échange de quoi? Cette nuit, j’ai vu clairement, avec la netteté d’une leçon de choses enfantine, que c’est un salaire pour le service du diable. Cette descente vers les puissances obscures, ce déchaînement d’esprits qui par nature sont liés, ces étreintes louches et tout ce qui peut encore se passer en bas dont on ne sait plus rien en haut quand on écrit des histoires en plein soleil [...]. Peut-être y a-t-il une autre littérature, je ne connais que celle-là; la nuit, quand l’angoisse m’empêche de dormir, je ne connais que celle-là.» Ce que Kafka condamne dans un tel art, c’est la complaisance à soi, ce que les psychanalystes appellent narcissisme, et où il voit pour sa part la cause immédiate d’une peur terrible de la mort. L’étincelle qu’il avait en lui, il a le sentiment qu’il ne s’en est pas servi pour créer, mais pour «illuminer» son cadavre. Ayant joué la littérature contre la vie, il a perdu les deux, sans profit ni espoir de rédemption: «Ce que j’ai joué va vraiment arriver. Je ne suis pas racheté par la littérature. Je suis mort tout le long de ma vie, et maintenant je vais vraiment mourir. Ma vie était plus douce que celle des autres, ma mort sera d’autant plus terrible.»

L’étranger absolu

Une dernière fois, dans son dernier roman, Kafka tentera de fondre ses deux conceptions contradictoires de l’art en une seule image, et ce sera l’arpentage de K., le héros du Château, qui choisit un art utile, simple, géométrique, et en même temps inspiré puisqu’il dépend des «messages» d’en haut. Contrairement aux autres entreprises aventureuses des héros de Kafka, cet arpentage n’a pas pour fin la conquête du ciel, mais la mesure exacte, impartiale et scientifique des choses de la terre. C’est un art de la vie et de l’esprit qui, tout à la fois réaliste et inspiré, devrait cette fois mettre fin au conflit.

C’est encore une illusion, dont l’artiste seul fait les frais. K., en effet, prétend avoir été convoqué par le comte West-West, le châtelain en qui Kafka semble vouloir incarner le principe même de la civilisation occidentale où il cherche encore à se faire une place, avant peut-être de la quitter à jamais. Or le Château n’a pas envoyé de convocation, il enregistre simplement la déclaration de K., ce qui signifie que la vocation de l’individu échappe nécessairement à toute réfutation comme à toute preuve collective. K. deviendra donc pour tout le monde Monsieur l’Arpenteur, sans jamais recevoir la confirmation officielle de son titre. Il est perdu parce qu’il s’entête à la réclamer au lieu d’exercer spontanément ses dons et de contraindre ainsi la collectivité à reconnaître le prix réel de son travail (il est vrai que le village résiste de toutes ses forces à cet art réaliste, qu’il juge, non sans raison, dangereusement subversif). Son échec est donc inévitable: être l’Étranger, l’Exilé absolu, et réclamer de la collectivité la consécration d’une œuvre virtuelle, empreinte par surcroît de l’individualisme le plus extrême, c’est effectivement vouloir l’impossible; d’autant qu’en rêveur incorrigible, en Don Quichotte utopique et ridicule qu’il est au fond, il met des espoirs insensés dans son «messager», ce Barnabé au nom d’apôtre qui, étant censé lui porter des lettres «d’en haut», lui semble revêtu d’une majesté et d’un pouvoir célestes. C’est là l’erreur fatale que le Château, c’est-à-dire la vie, la vie aveugle et cruelle dans sa neutralité, a pour tâche de sanctionner. Car Barnabé n’est pas la divine Muse que K. imagine; en vérité c’est un enfant impuissant, sans expérience, effrayé par la vie, n’ayant pour lui que sa prodigieuse mémoire et la grâce trompeuse de son sourire (ici encore l’art infantile et impuissant devient un maléfice parce qu’il séduit en vain). Quant aux lettres dont il est chargé, ce ne sont que des paperasses poussiéreuses, sans expéditeur ni destinataire définis, tout juste bonnes à semer le trouble dans le monde. «Barnabé, dit Kafka, est le messager du mensonge, et le mensonge n’apporte pas le salut.» À en juger par cette conclusion sans équivoque, ainsi que par la satire atroce du Champion de jeûne sur quoi Kafka achève son œuvre, on pourrait croire que, maintenant, sa condamnation de l’art est vraiment sans appel. Elle l’est sans doute; pourtant, loin d’avoir cessé d’écrire, il a si bien continué jusqu’à l’extrême de ses forces que, le 2 juin 1924, la veille de sa mort au sanatorium de Kierling près de Vienne, il corrigeait encore les épreuves de ses derniers récits.

Источник: KAFKA (F.)

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