Книга: Swift J. «Gulliver s Travels книга на английском языке»

Gulliver s Travels книга на английском языке

Shipwrecked and cast adrift, Lemuel Gulliver wakes to find himself on Lilliput, an island inhabited by little people, whose height makes their quarrels over fashion and fame seem ridiculous. His subsequent encounters - with the crude giants of Brobdingnag, the philosophical Houyhnhnms and the brutish Yahoos -give Gulliver new, bitter insights into human behavior. Swift's savage satire view mankind in a distorted hall of mirrors as a diminished, magnified and finally bestial species, presenting us with an uncompromising reflection of ourselves..

Формат: Мягкая бумажная, 368 стр.

ISBN: 9785521059997

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КнигаОписаниеГодЦенаТип книги
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SWIFT (J.)

SWIFT (J.)

Jonathan Swift, le docteur Swift, doyen de St. Patrick (Irlande), l’amant de Stella, l’auteur des Voyages de Gulliver : voilà, dans la mémoire populaire, un écrivain anglais pour les grands et les petits, mais aussi, pour le critique, le plus difficile à catégoriser qui soit dans une histoire de la littérature.

En premier lieu, il est irlandais (ce qui peut expliquer bien des choses, encore que ses écrits n’illustrent guère l’âme nationale, telle que G. B. Shaw ou W. B. Yeats, par exemple, en sont la pure émanation). Un Celte? allons donc! anglais jusqu’à la moelle, diront certains! Si la diversité des talents et le sens de l’humour témoignent de l’anglicité, il est le plus complet de tous. Homme d’église (son libre choix, mais par sagesse et par dépit), poète (mais sans trop s’abreuver aux sources claires d’Hélicon), secrétaire exemplaire (par nécessité plus que par vocation), homme politique (ayant joué complaisamment aux jeux subtils et dangereux des whigs, puis des tories), satiriste impénitent et redoutable (sa plume fait tomber les ministres, mais lui coûte son avancement), incomparable conteur d’histoires imaginaires (Gulliver), précurseur de la science-fiction (Laputa), humaniste savant (il défendit sir William Temple contre d’acariâtres érudits), mystificateur de haut vol (Bickerstaff et Scriblerus), contempteur de sa propre science, ami adorable et détestable (il met Arbuthnot au-dessus de tout, mais se querelle avec Addison, Steele et d’autres), amant passionné et secret (a-t-il eu un enfant de Vanessa? a-t-il épousé Stella?), fasciné par les femmes (mais révulsé par le sexe et leur condition: ses poèmes de la fin), misanthrope avoué, mais fier et généreux, défenseur des misérables contre l’injustice et l’oppression (la misère irlandaise lui fait saigner le cœur et écrire, par dérision, des choses atroces), homme aux cent masques, remuant, fébrile, tendu, bon vivant et ténébreux, à l’affût de la sottise et de la méchanceté pour les foudroyer, impitoyable aux hypocrites, le plus lucide des cerveaux, le plus agile des esprits (et pourtant finissant dans l’apathie et la folie), le plus robuste manipulateur d’une prose anglaise limpide et assassine, créateur d’une langue à lui avec ses symboles, ses clés, ses mystères, ses vocables et ses idiomes: tel est Swift, qui excite l’imagination du lecteur, brutalise sa conscience et sollicite son intelligence, mais dont les rigueurs ironiques découragent le portraitiste et remplissent le critique de crainte et d’humilité. Sa vie et son œuvre sont si intimement liées qu’on n’a d’autre recours pour expliciter l’œuvre que de ne point les dissocier.

Enfant perdu, enfant précoce

Swift naquit à Dublin, fils posthume de Jonathan Swift (mort, l’enfant à peine conçu), sous le signe du Scorpion, l’année d’Andromaque et du Paradis perdu. Les frères Swift, Jonathan le géniteur et l’oncle Godwin (le bienfaiteur à venir) s’étaient installés en Irlande depuis peu. Jonathan, petit commis aux écritures au palais de justice avait épousé Abigail Erick, laquelle, dès ses relevailles, veuve de peu de ressources, confia le bébé à une nourrice pour revenir à son Leicestershire natal. Un mystère plane sur cette naissance et sur cet abandon. De surcroît, la nourrice emmena bientôt le bébé à Whitehaven (Angleterre), où elle le gardera trois ans durant à l’insu de sa mère, non sans lui apprendre à lire la Bible.

Mais l’enfant kidnappé se révéla enfant précoce. Il fut rendu à sa mère (il perdit donc sa nourrice) qui le confia très vite, semble-t-il, à l’oncle Godwin (il perdit donc sa mère une seconde fois), lequel le mit à l’école de Kilkenny. C’était la meilleure école du pays (pour les enfants de hauts fonctionnaires), de stricte discipline anglicane, où il fallait connaître ses déclinaisons latines pour être admis. Adieu les tendresses féminines: ici on s’imbibe de latin, de grec, d’Écriture sainte, de rhétorique, et on est élevé dans les principes les plus purs de la morale chrétienne. Le petit Swift y fit ses classes de 1673 à 1682, date à laquelle il fit son entrée à l’université: Trinity College, Dublin.

C’était accéder au degré supérieur, toujours grâce au soutien généreux de l’oncle Godwin. Trinity College, l’équivalent irlandais d’Oxford ou de Cambridge, ce n’est pas si mal pour préparer une carrière ecclésiastique. Du grec encore et du latin, théologie et logique pour adorer congrûment Dieu et bien raisonner. On comprend mal qu’un Swift grincheux ait plus tard déclaré que son oncle lui avait donné l’«éducation d’un chien». Ajoutons que l’obsession de la science nouvelle et de la philosophie «moderne» s’emparait alors des esprits de quelques fellows. En réplique à la Société royale de Londres (sorte d’académie aux curiosités polyvalentes) fut fondée la Société philosophique de Dublin qui s’occupait d’astronomie, de la quadrature du cercle et de biologie. On se livrait avec passion aux expériences les plus saugrenues (pomper de l’eau dans le thorax d’un chien, par exemple, ou lui faire avaler un dé), mais ainsi progressait la science claudicante et cahotée. Swift se souviendra de ces activités dans Le Conte du tonneau et dans le voyage à Laputa. Cependant, il obtint son B.A. (baccalauréat) en 1686, mais ne put finir sa licence: c’est que l’Angleterre est à la veille de sa Révolution. Les troubles de la fin du règne du papiste Jacques II (1687-1688) agitèrent violemment l’Irlande. Tyrconnel et ses quarante mille soldats catholiques s’emparèrent du pays. La Société philosophique ajourna ses débats, Trinity College son enseignement, et Swift se réfugia auprès de sa mère, à Leicester, tandis que Guillaume, prince d’Orange, faisait son entrée triomphale à Londres, d’où le dernier roi Stuart s’enfuyait.

Apprentissage chez un grand seigneur

Vingt et un ans, sans emploi, sans argent, c’est chez sir William Temple (1628-1699) que Jonathan trouve pitance et protection. Sir William, diplomate retiré et bon humaniste, prenait ses aises à Moor Park (dans le Surrey), où il accueillit le fils de ses amis Swift. Ce séjour fut capital pour la formation et la carrière du protégé brillant et dévoué qui y vécut, en trois reprises, près de dix ans de sa vie: depuis 1691 jusqu’en 1699, date de la mort de sir William. Secrétaire et lecteur, éditeur des ouvrages de son bienfaiteur, bataillant pour lui dans la querelle des Anciens et des Modernes, ayant à sa disposition une vaste bibliothèque et le commerce érudit et avisé d’un gentleman de bonne race, et puis aussi tuteur d’Hester (ou Esther) Johnson – la future Stella, née en 1681 –, Swift contracte envers Moor Park une dette spirituelle qu’on ne saurait exagérer.

Il lui faut cependant une situation. Malgré la protection de sir William, un diplôme décerné par Oxford (1692), un bouillonnement intellectuel qui le désignait déjà comme un cerveau hors série et une ambition impatiente, rien de sérieux ne s’offre à lui que la prêtrise. Ordonné en 1694, il obtient la maigre prébende de Kilroot (où ses ouailles sont en majorité des catholiques), près de Belfast (1695). C’est là qu’il rencontre Jane Waring (Varina), une des trois femmes qui marquèrent sa vie. Il voulait l’épouser. Elle refusa. Malgré l’humiliation subie, elle le hanta plusieurs années. En 1700, ce fut la rupture.

À cette date, il avait renoncé à Kilroot, fait un voyage à Londres avec sir William, écrit pour le défendre La Bataille des livres (The Battle of the Books , 1696), rédigé Le Conte du tonneau (The Tale of a Tub , 1697-1698), rassemblé pour publication les Lettres de sir William, reçu la cure de Laracor et le canonicat de St. Patrick (dont il deviendra le doyen en 1713 seulement). Il s’était aussi essayé à la poésie avec quelques odes, vers de circonstance, ou galants, de médiocre venue, qui lui firent détester sa Muse et renoncer à la candeur poétique. Quand, plus tard, il écrira des vers, le ton, l’inspiration auront curieusement changé. La verroterie grincera, et sera même, parfois, répugnante et stercoraire.

Le pasteur pamphlétaire

Mais l’expérience acquise à Moor Park n’est pas seulement culturelle ou littéraire. Déjà sir William a envoyé Swift en mission auprès du roi, lui a fait des relations auprès des hommes politiques et, bien qu’il n’ait encore rien publié à l’aube du siècle, sa réputation de pamphlétaire est déjà faite lorsque paraît, sous un anonymat transparent, Le Conte du tonneau (1704). L’Angleterre, avec l’avènement de la reine Anne, en 1702, avait décidément tourné le dos au passé. Une incroyable activité politique avait gagné la Cour, nourrissait le Parlement de son agitation et ouvrait la porte à l’ère moderne de la royauté parlementaire.

Les whigs et les tories, avides parvenus d’un système qui semble donner satisfaction au «peuple», s’en donnent à cœur joie pour la possession des richesses et du pouvoir. C’est l’âge d’or des intrigues, de l’imposture, de la rhétorique politique, des pamphlets et des lampoons (pièces satiriques) anonymes (mais les gens informés ne s’y trompent pas), qui détruisent les réputations, font chavirer les gens en place et réjouissent les badauds.

La Bataille des livres (publié en même temps que Le Conte ) montrait déjà la vigueur satirique de son auteur. La cause de sir William n’était guère défendable: les épîtres de Phalaris dont il exaltait la simplicité pour démontrer la supériorité des Anciens étaient (l’érudit Bentley, bibliothécaire du roi, n’eut pas de peine à le prouver) apocryphes. Mais Swift partit en guerre contre la sécheresse intellectuelle: l’allégorie de la bataille des folios poussiéreux contre les modernes, adroitement illustrée par les symboles de l’abeille et de l’araignée, était si rondement menée que les rieurs changeaient de camp. L’araignée sécrète sa toile de ses propres entrailles, tandis que l’abeille butine son miel dans la nature. Honte à l’aride et bourrue araignée, gloire à la butineuse abeille. Aristote décoche ses flèches à Bacon et à Descartes. Homère et Virgile transpercent leurs traducteurs. Si l’issue est incertaine, c’est que Swift lui-même n’est pas convaincu.

Par contre, Le Conte du tonneau est une terrible machine de guerre. Quel génie j’avais quand j’écrivis ce livre! soupirait Swift dans ses vieux jours. C’est vrai. Il n’est pas de satire plus virulente, et quoique topique et limitée dans ses objectifs, plus applicable à la foule des maux qu’engendrent l’ambition, l’hypocrisie, l’imposture, le pédantisme, la vanité, le fanatisme, et, quand tout est dit, l’absurdité même de la condition humaine. C’est une rage de destruction conduite avec l’ampleur du style cicéronien, égaré dans les méandres de Montaigne, et la rigueur syllogistique de l’objectivité la plus réaliste. Un triomphe du baroque en quelque sorte, qui se rue à l’assaut de cibles multiples à coups d’allégories, de symboles, de digressions, avec, chez le locuteur-narrateur-critique, l’étalage d’une fausse naïveté, d’une fausse indignation dissimulant mal les frémissements de la vraie, et, tout au fond, la vaine nostalgie d’un âge d’or de l’intelligence et de la pureté. Le père a légué à ses trois fils, Pierre, Martin et Jack, un costume inusable (la Bible) que les frères indignes, dans leur zèle pieux, surchargeront de colifichets (Pierre, l’Église catholique) ou lacéreront jusqu’à la démence (Jack, le non-conformiste). Seul Martin (l’anglican) réussit à garder le juste milieu. Mais les sarcasmes ne lui sont pas épargnés. L’humour véhément de Swift ne lui fut jamais pardonné par les hommes d’Église (il ne put jamais obtenir un évêché) ni par les zoïles pédants et imposteurs qu’il avait aussi vigoureusement fustigés dans ses digressions. Sa digression sur la folie, section centrale, est véritablement terrifiante. L’humour est colossal, si l’on peut dire, qui préside à la théorie de la folie, puis à son application (de la folie) dans l’histoire du progrès humain. C’est Montaigne revu par Hobbes et Rabelais, Érasme parodié, la raison humaine exaltée comme déraison. Un psychiatre burlesque y trouverait son compte, et comme Buster Keaton, le locuteur reste impassible: «La semaine dernière, j’ai vu une femme écorchée, vous n’avez pas idée comme sa personne y perdait.»

Swift ne se surpassera pas, et même l’étonnant Voyages au pays des Houyhnhnms , écrit vingt ans plus tard, n’atteint pas l’éclat solaire de cette satire impitoyable et impie.

L’Opération mécanique de l’esprit fut publié comme La Bataille des livres , avec Le Conte du tonneau (Discourse Concerning the Mechanical Operation of the Spirit ). Différent de ton, de style, et de métaphores, ce court pamphlet est un complément sarcastique et ambigu à cette partie du Conte qui ridiculise Jack, symbole de tous les dissidents (les non-conformistes, presbytériens, puritains – les «têtes rondes» – baptistes, quakers, etc.), prédicateurs forcenés, clairons fanatiques rugissant sous l’inspiration, les yeux révulsés, agités de trépidations grotesques, débitant à perte d’haleine les bacchanales de l’esprit sous les morsures d’un innombrable essaim de petits animaux, accrochés comme la vermine dans la charogne. C’est la folie, et c’est l’orgueil.

Ces trois pamphlets meurtriers contiennent Swift tout entier. Déjà trois masques, trois personae : le plumitif (hack ) du Conte , le confident d’un témoin de la bataille des livres, et le savant épistolier (un scientifique) de L’Opération mécanique qui veut expliquer comment l’esprit fonctionne dans ses rapports avec la chair. Trois parodies, trois impostures mystificatrices, un jeu où Swift est roi. C’est par la mystification que la satire fait ses plus grands ravages. Swift a trouvé sa méthode, son style, sa «forme», au sens presque sportif du mot. Il a du muscle, de l’esquive et du punch: il est prêt pour d’autres combats.

La politique

Cette ère d’Auguste (the Augustan Era , comme les Anglais appellent le règne de la reine Anne) est vraiment l’époque où un Swift peut donner toute sa mesure. C’est le triomphe (apparent) de la raison classique, c’est aussi le temps des luttes politiques par la cabale et par l’écrit, tandis que se poursuit une guerre absurde contre la France, pour savoir qui vendra du drap à l’Espagne, dont Louis XIV (Lewis le Babouin) convoite le trône. Mais il y a sans doute plus d’un motif intéressé pour que les whigs se refusent à voir triompher Louis XIV – ne craignent-ils pas que s’écroule la dette publique en cas d’échec? – et que les tories préfèrent la paix, car les squires, propriétaires terriens, détestent les spéculateurs. C’est entre ces deux partis que se joue l’avenir.

Swift se rallie d’abord aux whigs; c’est un esprit libéral, ouvert aux innovations. Il prendra une part très active à la guerre des pamphlets. Dans Le Discours sur les dissensions à Athènes et à Rome (Discourse on the Dissensions in Athens and Rome , 1701), il expose le point de vue whig. Mais aussi il veut justifier sa sincérité anglicane, et voici Les Sentiments d’un anglican (The Sentiments of a Church of England Man , 1708), Argument contre l’abolition du christianisme (Argument against Abolishing Christianity , 1709) et Projet pour l’avancement de la religion (A Project for the Advancement of Religion and the Reformation of Manners , 1709). Il ne fallait pas que l’on doutât de ses sentiments chrétiens: ces pamphlets, adroits et vigoureux, ne lui valurent, hélas, pas d’avancement. Les whigs, qu’il sert si bien, le récompensent mal. Il mord son frein, et, pour faire diversion, s’amuse avec rage à taquiner méchamment un astrologue à la mode, Partridge, qui publiait chaque année un almanach avec ses prédictions. Swift s’érige en astrologue sous le nom (inventé) de Bickerstaff, qui prédit la mort de Partridge pour l’année 1708, et se régale à confondre ses prédictions et ses réfutations.

Mais il y a plus sérieux. Voici que la reine se lasse de la guerre et des whigs. Le 22 août 1710 éclate la bombe de la démission de Godolphin (whig) remplacé par Harley (tory), plus tard comte d’Oxford, promu lord trésorier. Swift arrive à Londres au bon moment (le 7 septembre). Il va voir Godolphin qui le reçoit froidement, tandis que Harley le comble (en octobre) de gentillesses. C’est pour Swift un moment dramatique. Va-t-il céder à la tentation? Harley lui promet son appui pour résoudre une affaire ecclésiastique touchant des remises de taxes à l’Église d’Irlande que les whigs n’avaient pas su faire aboutir. Il se présente à Henry St. John (plus tard vicomte Bolingbroke), autre ministre tory influent. Le charme et le dépit opèrent. En quelques clins d’œil, Swift passe aux tories. Il prend la direction de l’Examiner , hebdomadaire tory, et lance son virulent pamphlet: La Conduite des Alliés (The Conduct of the Allies , nov. 1711) qui tire à onze mille exemplaires. La nation était lasse de la guerre. Malgré ses victoires, Marlborough était suspect de concussion et de prévarication. La reine le destitue le 31 décembre 1711. La cause de la paix est gagnée, mais pas celle de Swift: les tories ne le récompensèrent guère mieux que les whigs; il obtint un doyenné: celui de St. Patrick, mais c’était en Irlande, alors que son rêve eût été une charge en Angleterre.

Mais la chance tourna. La reine Anne morte (1er août 1714), les tories, trop ouvertement jacobites (pour le retour du prétendant Stuart), doivent céder la place aux whigs; Oxford est emprisonné à la Tour, Bolingbroke s’enfuit en France. Fidèle à ses amis tory, Swift écrit à Oxford, mais dit adieu à la politique. Il a assez à faire, à près de cinquante ans, avec les devoirs de son doyenné et sa vie privée. Et il lui reste à défendre le peuple irlandais et à écrire les Voyages .

Folles amours contrariées

L’intense activité politique, sa vocation de polémiste, la vie sociale agitée qu’il menait à Londres en réceptions, réunions, discussions, le temps consacré à ses nombreux amis sur le plan littéraire ou social n’empêchaient pas Swift de vivre ardemment une vie sentimentale agitée. Trois femmes, avons-nous dit, furent l’objet de ses attentions.

Varina, la première, refusa de l’épouser. Frêle orpheline souffreteuse mais déterminée, elle préférait rester sur la réserve tant que son prétendant n’aurait pas de meilleure situation. C’était l’époque de Kilroot. Swift écrivit une lettre ultimatum, puis fit voile vers Moor Park. Qui saura jamais la sincérité et la profondeur des sentiments du pasteur amoureux? Lorsque Varina, quatre ans plus tard (1700), se déclara prête au mariage, les conditions posées par Swift étaient si dures que seule une rupture était possible.

Elle pouvait se demander si elle avait une rivale. C’était exact. Esther Johnson, de quatorze ans plus jeune que lui, et qu’il avait connue à Moor Park, tenait dans son cœur une place de choix. À son deuxième séjour à Moor Park (1696), la fillette avait grandi: elle était sa gracieuse petite élève, chaperonnée par Rebecca Dingley qui ne la quittait pas, et déjà un étrange attachement s’était enraciné chez lui jusqu’à lui faire souhaiter que Rebecca et Stella vinssent s’installer en Irlande à la mort de sir William. Ce qu’elles firent en 1701, et dès lors ils ne se quittèrent plus. Lorsque Swift partit pour Londres en 1710, ils s’écrivirent. En septembre 1710, Swift écrivit la première lettre du Journal to Stella. Il en écrira pendant de nombreux mois, toujours affectueux, ardent, anecdotique, usant d’un langage énigmatique convenu (abréviations, initiales, mots familiers), fripon, ironique, tendre, intime, comme on parle à des gamines ou à des femmes chèrement aimées – car il est singulier que Swift s’adresse autant à Hetty-Stella qu’à Bec-Rebecca. Chef-d’œuvre épistolaire de l’amitié amoureuse? aveux pudiques d’un amour intolérable dont il faut se libérer par les cajoleries plaisantes, les insignifiances, les audaces salaces, les insinuations que l’on dirait spontanées? On dit que Swift épousa secrètement Stella sur le tard. Ils ne vécurent jamais ensemble, et rien n’est prouvé. Lorsqu’elle mourut en janvier 1728, Swift, malade à mourir, écrivit dans son journal: «Elle avait une grâce plus qu’humaine en chacun de ses mouvements, de ses mots, de ses gestes...». Et, pourtant, il avait été cruel pour cette Stella bien-aimée.

C’est, en effet, qu’elle avait une rivale: Esther Vanhomrigh (Vanessa), la petite «Misshessy», qu’il avait connue à Londres, en 1711, alors qu’il était l’invité de tous les salons à la mode. Ses années triomphales. Il en écrit à Stella, puis se tait sur elle. Voici que la jeune femme se met à aimer le doyen. Elle lui écrit des billets pressants, elle vient le voir. Est-ce la chute? Alors le doyen, pour se déprendre de cet amour insinuant, irrésistible, écrit un poème allégorique, Cadenus and Vanessa (Cadenus anagramme de Decanus , le doyen), où les rapports des deux personnages semblent être ceux d’un tuteur et son élève, mais où ils peuvent être «moins séraphiques». Le docteur Séraphin, dit une biographie récente (Sybil le Brocquy, dans Cadenus , Dublin, 1963), lui fit un enfant, qu’à sa mort Stella adopta... Vanessa vint vivre à Dublin. Ils avaient des rendez-vous fréquents et clandestins. Puis, Swift, malade, prit les sollicitations de Vanessa en horreur, et son dégoût des femmes devint obsessionnel. La rupture eut lieu alors qu’il écrivait les Voyages. Elle mourut en 1723. Swift s’enfuit dans le sud de l’Irlande pour échapper à la vision de cette mort. Il semble que Stella eut connaissance du poème et des lettres, bien plus révélatrices. Elle mourut à son tour en 1728. Swift écrivit un poème sur sa mort et une note pathétique. Ainsi prit fin cette étrange bigamie, dont bien des secrets restent inconnus.

Le patriote irlandais

Depuis la déconfiture politique de ses amis, Swift s’était fixé à Dublin, remplissant ses devoirs sacerdotaux, et apparemment indifférent à l’histoire qui se faisait sans lui. Il réfléchissait sur le passé, restait fidèle à ses amis, attendait leur remise en grâce. Oxford fut acquitté en 1717, et Swift s’en réjouit. Il écrivait quelques poèmes et quelques lettres, mais surtout il s’identifiait à l’Irlande dont il comprenait les problèmes et partageait les angoisses. Il s’insurgea en 1720 contre une loi votée par le Parlement de Westminster, qui devait aggraver l’assujettissement de l’Irlande à la Grande-Bretagne. Quatre ans plus tard, il partit en guerre contre William Wood, qui avait reçu patente pour frapper monnaie de bronze à l’usage des Irlandais. Swift écrivit ses fameuses Lettres du drapier (The Drapier’s Letters ; toujours la redoutable mystification), où il était démontré que cette émission était en réalité une escroquerie. L’opinion publique ainsi alertée fut si hostile au projet que la patente fut retirée à Wood. La plume de Swift n’avait rien perdu de sa vigueur polémique.

Mais c’est la misère du peuple d’Irlande qui lui inspira ses pamphlets les plus pathétiques. Parmi ceux-ci, la Modeste Proposition concernant les enfants des classes pauvres (A Modest Proposal for Preventing the Children of Poor People, from Being a Burthen to their Parents , 1729) est presque intolérable de froideur calculée, d’apparente insensibilité, antiphrase métaphorique, cruelle divulgation, dans le style le plus terre à terre, le plus objectif, d’une injustice si inhumaine qu’elle fait honte à l’administration britannique, à l’humanité tout entière. On a parlé, à ce sujet, d’ humour noir. Jarry revu par Kafka: «Un Américain, rencontré à Londres, m’a révélé qu’un bébé sain et bien nourri constitue à l’âge d’un an un plat délicieux...» On ne peut aller plus loin dans l’horreur dans la langue pseudo-scientifique d’un journaliste inconscient de son génie. Ainsi, la misère de la surpopulation peut se résoudre par l’anthropophagie...

Du réel à l’imaginaire: les «Voyages»

C’est en 1721 que Swift mentionne dans une lettre à Charles Ford qu’il est occupé à écrire l’histoire de ses voyages. Toute sa vie, le pamphlétaire, et on peut dire le poète, s’était battu contre une armée de désagréments et de maux réels, qui l’assaillaient de toutes parts, partout où il se trouvait. Une lucidité terrifiante pénétrait tous les coins d’ombre, scrutait les cœurs et les cerveaux. Partout le mensonge, la cupidité, des pièges tendus, les intrigues, les déceptions, les maladies, dont il était vraiment la victime, et qui menaçaient de le terrasser, les femmes, dont les assiduités importunes, avec le cortège hideux des obsessions répugnantes qu’elles traînaient après elles sans le vouloir. L’homme d’Église se cabre devant la sottise des fanatismes, le penseur ricane devant l’orgueil et les impostures dont la science ne peut se libérer pour progresser, le politique trempe dans le scandale des désaveux et des compromissions – le monde réel n’offre que l’image du mal sous mille formes, une caricature des intentions du plasmateur, une incitation à la révolte et à la débauche de la pensée. Aliéné dans ce monde, frustré dans ses ambitions, sa foi, ses espoirs, Swift va décidément s’exiler dans son monde imaginaire pour s’adonner librement à son vice essentiel qui serait paradoxalement de promouvoir et de propager la vertu. Ce misanthrope forcené espère encore que les hommes comprendront.

Oui, les Voyages de Gulliver (Gulliver’s Travels ), au même titre que les pamphlets circonstanciels, sont une machine de guerre. Mais ici l’évasion est définitive, la libération totale. Suprême tentative d’attenter au mal public, de prendre la vie dans son ensemble, l’homme dans sa totalité, de le regarder au microscope ou au télescope, de lui fouiller les entrailles, d’examiner les loupes, les ulcères, de renifler les excréments, de lui tendre le miroir de la vérité, celui qui déforme les traits, le fait grimacer dans les halos de ses reflets, de plonger la sonde par-delà même la chair, pour lui dire enfin: regarde-toi, créature, et dis-moi donc si le yahoo que j’ai rencontré au pays des Houyhnhnms est une caricature de ta personne, ou un véritable portrait! La charité chrétienne est ainsi poussée à son paroxysme, comme après les grands meurtres où le bourreau s’attendrit.

Mais il faut à tout donner couleur de réel. Il faut que le voyageur soit sans prétentions, simple, l’homme de la rue un peu curieux, même téméraire, le bon sens en marche, l’aventurier qui rêve de tourisme profitable prend la mappemonde pour son champ d’expérience et découvre par hasard des terres inconnues. C’est si bien fait – magie discrète du style – qu’on s’y laisse prendre. On cherche sur la carte les coordonnées de ces pays fantastiques, on lit d’abord comme lisent les enfants et on voit le spectacle comme le voyait Granville.

Des nains et des géants, d’étranges créatures qui vivent sur une île volante, d’où les castes privilégiées bombardent les terres inférieures et exfolient les champs pour s’assurer la domination par la famine, des chevaux superbes qui parlent et ont réduit à l’esclavage l’infâme troupeau des yahoos chevelus et puants. Des sociétés aux constitutions extravagantes, parodie de ce qui se fait chez nous, où ne règne pas l’arbitraire, où l’orgueil ne sublime pas l’injustice. On y fait des guerres meurtrières et injustes, et plus on est petit, plus on est méchant. Reconnaissez dans Lilliput et Blefuscu des caricatures de la France et de l’Angleterre, qui s’épuisent pour des motifs futiles et des dominations illusoires. L’allégorie est limpide, et les bonshommes si reconnaissables. Et puis, ailleurs, ces géants, qu’on dirait venus de Sirius comme Micromégas, et qu’on croirait cruels, sont la crème de l’humanité, bons, généreux, révoltés par l’offre que leur fait le petit homme, pour se concilier leurs grâces, de la poudre à canon, dont il décrit les effets terrifiants. Il faut lire le passage: c’est le plus beau morceau d’humour qu’on ait jamais écrit. Dans l’île volante, où triomphe la science qui a vaincu la pesanteur et tiré tous les partis possibles de la géométrie, l’homme a comblé son vœu le plus cher: il a asservi la mort. On ne meurt plus à Laputa si on veut, mais on devient si hideux que la mort est préférable. Faut-il penser enfin que seuls les chevaux sont détenteurs de la raison et que les yahoos sont une image de l’homme, encore que l’homme leur soit supérieur en ruse et méchanceté? Mais non, le yahoo aux difformités excessives ne peut être qu’une image déformée de l’homme, et qui outrage la raison. Faut-il penser alors que le yahoo, c’est l’homme après la chute, qui a laissé prospérer ses mauvais instincts, le mal de l’âme gangrenant le corps, l’amour devenu une répugnante perversion sexuelle, et la «nature humaine» odieuse à force de malformations? Mais les Houyhnhnms ne sont-ils pas embarrassants, et faut-il se convertir à la race chevaline?

Tout dans ce livre implique un sens aigu, omniprésent de la relativité. La perfection est inaccessible et serait inhumaine. Les Houyhnhnms ne sont-ils pas insensibles à la mort des proches qu’ils ont aimés? C’est une façon de se défendre contre l’attendrissement inutile, de se protéger contre le malheur, stratégie du désespoir. Si lisse que soit le poil des chevaux, si habiles leurs sabots, ils n’ont rien dans le ventre. Ce sont les yahoos qui ont la vie, déclare si justement le Dr Leavis (dans un admirable article sur l’ironie de Swift). Alors? accepter nos tares, mais toujours les combattre, non par l’ostentation de la vertu, mais par la stratégie subtile et meurtrière de l’ironie.

À tout prendre, on n’est pas forcé de croire que les Voyages sont un livre désespéré. La fureur et le désespoir de Swift sont tempérés par le fait même qu’il leur donne libre cours. Le désespoir, la misanthropie radicale se tairaient. Swift expulse ses obsessions, excrémentielles ou métaphysiques. Écrire Gulliver , ce n’est pas se suicider, c’est se survivre, même si dans les dernières années de sa vie Swift, accablé par ses misères physiques, devint sourd aux bruits de ce monde et sombra dans le refus de toute raison.

Источник: SWIFT (J.)

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