GREENE (G.)
GREENE (G.)
On commence par lire Graham Greene pour l’intrigue. De prime abord, son art du récit captive – peut-être par l’affabulation policière de la plupart de ses romans –, puis, en filigrane, apparaît bientôt une aventure intérieure aux horizons métaphysiques. On l’a parfois appelé le Mauriac anglais, cela pour deux raisons: parce que ses héros, de même que ceux de Mauriac, s’opposent comme en un contrepoint aux «gens bien», ensuite parce que, hanté de Dieu, il possède lui aussi des antennes pour capter la grâce qui sourd d’en bas. Il y a des affinités incontestables entre le héros du Nœud de vipères et le Scobie du Fond du problème , entre le Tueur à gages et Gabriel Gradère, entre Le Désert de l’amour et La Fin d’une liaison .
Cependant, le romancier anglais suit des chemins bien à lui, et, lorsqu’il s’écarte de ses obsessions majeures, il donne l’impression de se divertir tout en intéressant moins.
Le lecteur des Voyages avec ma tante retourne volontiers aux œuvres antérieures pour y retrouver l’un des écrivains les plus attachants du XXe siècle.
Évasions ou quête?
Graham Greene aimait à citer ce vers de Wordsworth: «L’enfant est le père de l’homme.» C’est dans l’enfance que se forment les héros, les Judas et les écrivains. Né en 1904 dans la très bonne société britannique, Graham, fils du directeur de l’école de Berkhamstead, connut un drame précoce:
n’appartenant pleinement ni au monde des enfants ni à celui des maîtres, il était sensible aux cruautés des uns et des autres. Il en résulta plusieurs fugues, puis un traitement psychanalytique, d’où l’adolescent sortit «
normal», mais vidé de toute personnalité. Pour échapper à l’ennui, il risqua la mort à la «
roulette russe». Chroniquement, il lui faudra, pour reprendre goût à la vie, le contact de la violence, de la misère et de la mort, qu’il trouve aux «points chauds» du globe: Liberia de 1935, Mexique de 1939, Malaisie et Indochine de 1950, Cuba de Batista,
Haïti de Duvalier, l’Argentine et ses guérilleros, Panamá et Omar Torrijos. Pour Greene, le monde est le théâtre d’un affrontement entre le Bien et le Mal; mais il y a des secteurs calmes, où l’on risque d’oublier que la guerre fait rage, et de se laisser surprendre par ses formes insidieuses. Aussi Greene monte-t-il périodiquement en première ligne; il en revient avec des impressions brûlantes, qu’il cherche à communiquer. Mais, s’il revient, c’est aussi parce qu’il ne peut rompre le lien qui l’unit à l’Angleterre, comme Anthony Farrant dans
Mère Angleterre (
England Made Me , 1935); il est comme le combattant des avant-postes qui, épuisé, soupire après le repos et les petits plaisirs de l’arrière, mais s’y sent vite blasé, désœuvré, écœuré par la mesquinerie des «planqués».
L’Occident lui aussi sécrète la violence larvée. Dans ses thrillers , Greene fait partager au lecteur les détresses, l’angoisse, la rage des hors-la-loi. Le revolver que Greene tournait jadis contre lui-même, il le met dans la main d’un Raven, dans Tueur à gages (A Gun for Sale , 1936), d’un Conrad Drover, dans C’est un champ de bataille (It’s a Battlefield , 1934), d’un Arthur Rowe, dans Le Ministère de la peur (The Ministry of Fear , 1943), d’un Wormold, dans Notre Agent à La Havane (Our Man in Havana , 1958), pour détruire ceux qui incarnent l’oppression, l’exploitation, l’avilissement. Mais, souvent, ils trouvent en face d’eux d’autres victimes de la société, et c’est leur frère qu’ils tuent, quand l’arme ne leur tombe pas des mains en le reconnaissant.
Une autre jungle interdite qu’explore Greene, celle des relations amoureuses, n’a rien d’un vert paradis. C’est un enfer qu’il y a d’abord entrevu (les petites bonnes irlandaises qui paient cher un instant d’évasion, les pactes de suicide), et c’est un enfer qu’y voient ses héros adolescents: Pinkie, le gamin révolté du Rocher de Brighton (Brighton Rock , 1938); Coral Musker, victime résignée des appétits masculins dans Orient-Express (Stamboul Train , 1932). Si la douce Elizabeth de L’Homme et lui-même (The Man Within , 1929) représente pour Andrews l’équilibre, la réconciliation avec le monde et lui-même, il cède à Lucy, qui incarne la volupté. Fascination mêlée de dégoût, à laquelle cède aussi Conrad Drover; mais la femme ne fait plus figure d’ennemi: l’ennemi est en elle comme en son partenaire. Cet enfer de la chair, Greene le décrit – notamment dans les nouvelles de Pouvez-vous nous prêter votre mari? (May We Borrow Your Husband? 1967) – avec un réalisme impitoyable, que d’aucuns trouvent complaisant. Certains sentiments aussi empoisonnent l’amour, non seulement la jalousie – L’Amant complaisant (The Complaisant Lover , pièce de 1959); Les Comédiens (The Comedians , 1966) –, mais la pitié – Le Ministère de la peur (The Ministry of Fear), Le Fond du problème (The Heart of the Matter , 1948). Et si deux amants trouvent une parfaite harmonie, ce peut être, comme dans La Fin d’une liaison (The End of the Affair , 1951), Dieu lui-même qui y porte le glaive.
Greene a trouvé dès vingt-deux ans une foi très vive, abandonnant un anglicanisme étriqué pour le catholicisme, qui tend davantage à assumer tout l’homme et tous les hommes. Mais, dans l’Église romaine, il rencontre toujours des compromissions à déplorer et des censeurs prompts à voir en lui des restes de protestantisme, des relents d’hérésie (
pélagianisme ou jansénisme, voire les deux!). En fait, il se méfie des spéculations théologiques qui sont un danger pour la foi, dans la nouvelle «
A Visit to Morin ». Ses
Essais catholiques (1951) sont bien moins riches que ses grands romans, où la condition humaine est affrontée par des pécheurs, des criminels même. Rien d’apologétique: à tous, il accorde une immense sympathie, à Scobie qui se suicide parce qu’il n’attend pas assez de la miséricorde divine et n’arrive pas à concilier ses amours humaines (
Le Fond du problème ), à Pinkie qui se précipite vers l’enfer par orgueilleuse soif d’absolu (
Le Rocher de Brighton ), au prêtre mexicain traqué qui a désespéré, bu et forniqué (
La Puissance et la gloire [
The Power and the Glory , 1940]), à Querry qui a cherché la paix dans l’amputation spirituelle (R. Las Vergnas ne voit-il pas dans
La Saison des pluies [
A Burnt-Out Case , 1961] la «part du feu»?). Greene choisit volontiers comme personnage central un douloureux cynique – Bendrix dans
La Fin d’une liaison , Fowler dans
Un Américain bien tranquille (
The Quiet American , 1956), Brown dans
Les Comédiens – qui pourrait facilement être lui-même, car sa foi, il le dit, connaît des intermittences. Avec Querry (
quaerere , chercher), il a voulu faire une expérience de l’athéisme aussi complète que le permet l’entreprise littéraire, afin que son propre engagement sorte consumé ou endurci de l’ordalie, selon un autre sens qu’on peut donner à
burnt-out case .
Roman «expérimental»
Écrire, pour Greene, c’est donc chercher à quoi peut conduire, dans des circonstances données, telle attitude humaine.
On conçoit que le roman soit son instrument favori: la nouvelle ne permet ni de faire entrer en jeu suffisamment de données, ni de mener l’expérience jusqu’au bout; au théâtre, les personnages se dressent devant vous, agissent et s’expriment comme s’ils étaient tout faits, pleins, et l’on ne peut guère plus que dans la vie se glisser en eux pour se faire avec eux. En cela, Greene est existentialiste (étiquette qu’il refuserait comme toutes les autres). C’est aussi un grand réaliste: tous les détails matériels sont observés avec soin, car le moindre a son importance dans l’expérience. Greene a intitulé un journal de voyage au Congo À la recherche d’un personnage (In Search of a Character , 1961); le personnage naît en effet de la rencontre d’un certain projet humain et d’un certain milieu naturel ou social.
Greene mène une quête qui passe aussi par l’autobiographie: A Sort of Life (1971) et Ways of Escape (1980) en sont les étapes.
Источник: GREENE (G.)