BASSANI (G.)
BASSANI (G.)
Une ville:
Ferrare,
une époque: la fin des années trente, un milieu: la communauté israélite traquée par les lois raciales définissent d’emblée l’œuvre narrative de Giorgio Bassani. Le succès, mérité, d’un roman comme
Le Jardin des Finzi-Contini ne doit pas faire oublier l’importance de ses autres livres, où déjà s’était affirmée une voix originale, nostalgique, sensible et raffinée.
Un écrivain juif de Ferrare
Tous les livres de Giorgio Bassani, romans et nouvelles, sont inspirés par la ville de Ferrare et situés dans ce cadre pour lui privilégié qui fut celui de son enfance. C’est pour cette raison que le gros volume qui rassemble l’édition définitive de ses proses est précisément intitulé Le Roman de Ferrare .
Bassani pourtant n’a jamais eu pour but d’exploiter les ressources plus ou moins pittoresques d’un particularisme provincial. Le problème, pour lui, se pose en d’autres termes. Il serait plus juste de parler d’une géographie sentimentale, dont les éléments interviennent sans cesse dans ses récits, de telle sorte que les rues, les palais, les remparts ferrarais, dominés par la sombre masse du château des ducs d’Este, au lieu de constituer les pièces éparses d’un décor, finissent par jouer le rôle d’un véritable vivier, d’où émergent et où disparaissent tour à tour les personnages de ses histoires. D’un texte à l’autre, le lecteur voit d’ailleurs reparaître bon nombre de ces personnages, ce qui contribue à accentuer cette impression de stabilité d’un cadre dont les figurants eux-mêmes deviennent des visages familiers.
Bassani, né en 1916 à Bologne, a lui-même passé son enfance à Ferrare, et le choix constant de ce décor, qui est le lieu des souvenirs de ses premières années, traduit, d’emblée, une dimension autobiographique, confirmée dans un grand nombre de cas par la présence d’un narrateur dont les traits caractéristiques sont très proches des siens propres.
En outre, ces histoires sont presque toujours situées dans la période historique qui s’étend, en gros, de 1935 à l’immédiat après-guerre. Là encore, il ne s’agit pas d’un choix fortuit. Si ce moment correspond à la fin de l’adolescence de Bassani, il a coïncidé également avec celui où le gouvernement de Mussolini a promulgué les lois de discrimination raciale, opérant ainsi un soudain clivage dans la population italienne. Dans une ville telle que Ferrare, où vivait une importante minorité israélite, parfaitement assimilée, ces mesures que rien ne laissait prévoir – l’antisémitisme étant exceptionnel dans la tradition italienne – furent durement ressenties. La stupeur indignée des premiers temps fut peu à peu remplacée par une angoisse croissante, jusqu’à la terreur des années de la République de Salo. Si, dans l’après-guerre, une réaction d’oubli, peut-être hâtive, tenta de refouler des images désormais intolérables, certains, et Bassani le premier, surent rappeler le calvaire de la communauté juive à laquelle ils appartenaient.
Il serait cependant inexact et abusif de ne voir dans l’œuvre de Bassani qu’un témoignage réaliste ou un jugement politique, même si témoignage et jugement sont là, précis, irréfutables. En réalité, son propos est différent. Ces récits, en effet, forment une œuvre de fiction peuplée de personnages imaginaires, sans autre identité que celle que leur prête l’auteur, pour le temps d’un récit. En revanche, on ne peut manquer d’être frappé par la constance des thèmes, la mémoire, l’exclusion et la mort, qui parcourent cette œuvre dont les racines plongent très loin dans l’expérience proprement traumatisante qui fut celle de Bassani lui-même.
Une écriture du souvenir et de la nostalgie
Bassani raconte toujours au passé, parce qu’il s’attache à évoquer des êtres qui ont disparu, comme s’il était hanté par l’idée d’une disparition irrémédiable, dans l’oubli individuel et collectif. Si son registre favori est celui de la mémoire, son mode d’expression privilégié est le retour en arrière. Le flash-back, en effet, plus encore que le récit au passé, permet d’obtenir une superposition du passé sur le présent, et donc un contrepoint constant entre un monde révolu, bien que très proche encore, et un présent donnant l’illusion trompeuse de le continuer, mais où les vides creusés par la mort sont si grands que rien, à vrai dire, ne subsiste plus que ce passé.
Ainsi Ferrare n’est-elle plus à ses yeux qu’un théâtre d’ombres, auxquelles il tente de rendre un visage et une voix. Et si c’est toujours à 1937 et aux lois raciales qu’il revient, c’est parce que cette époque a condamné le petit univers auquel il appartenait à se figer dans une forme immuable, étrangère à toute évolution parce qu’elle a été retranchée de la vie. Seule la mort a pu modifier quelque chose dans ce monde plongé dans l’immobilité, en clairsemant les rangs des bannis. D’où la persistance chez lui des images funèbres, des tombeaux ou des cimetières.
Pourtant, cette disparition dans la mort est, à tout prendre, moins angoissante chez Bassani que la menace qui rôde sur les proscrits et les suspects. «Seuls, les morts sont heureux», dit l’un de ses personnages, car, dans la mort, l’avenir qui recèle en lui tous les dangers est enfin désarmé. En revanche, le sort des vivants est constamment marqué par la dimension d’un tragique dont l’isolement et la ségrégation sont les connotations les plus fréquentes, que ce soit l’isolement des opposants politiques (Clelia Trotti ), des juifs chassés du lycée, des clubs sportifs, de l’administration, d’un malade cloué à son fauteuil par la paralysie (Une nuit de 1943 ), d’un médecin homosexuel rejeté par son milieu (Les Lunettes d’or ) ou d’un déporté tragiquement inadapté à la vie de l’après-guerre (Une stèle via Mazzini ).
Ce thème, qui parcourt les nouvelles et que développait, sur deux registres parallèles, le bref et admirable roman intitulé Les Lunettes d’or , reparaît dans Le Jardin des Finzi-Contini , publié en 1962, qui rassemble et élargit tous les thèmes que Bassani avait traités précédemment. L’immense parc ceint de murs qui entoure la maison de la riche famille Finzi-Contini illustre à merveille le microcosme figé des juifs rejetés en marge de la vie dans une existence sans futur, comme provisoirement suspendue, que la mort viendra bientôt interrompre. Ainsi s’explique l’échec de l’amitié amoureuse du narrateur et de la jeune Micol (sans doute le personnage le plus touchant et, avec le Dr Fadigati, des Lunettes d’or , le mieux dessiné de Bassani), dont le caractère névrotique provient en grande partie de cette obscure certitude que seul le passé est encore vivable et peut constituer un refuge contre l’angoisse d’un présent gros de menaces.
La tonalité élégiaque de ce beau livre, qui servit de prétexte à une adaptation cinématographique, belle et infidèle, de V. De Sica, est encore soulignée par son décor, d’autant plus merveilleux qu’il est représenté à travers les souvenirs et les rêves d’un adolescent. Mais le
Jardin ne fait que pousser plus loin, et avec une autre ampleur, ce que les
Histoires ferraraises avaient déjà montré de façon éclatante, c’est-à-dire la maîtrise et le raffinement extrême d’une écriture qui a su retenir la leçon de Flaubert, mise au service d’une analyse psychologique pénétrante et sensible, sans que la poésie fasse oublier la réalité douloureuse qui en était le point de départ.
Par la suite, Bassani a écrit d’autres romans. Derrière la porte (1964) s’inscrit encore dans un cadre ferrarais et décrit, à travers un univers de lycéens, la fin d’une enfance, sur un ton plus directement autobiographique, mais sans parvenir ici à imposer véritablement une poésie quelque peu volontariste et fabriquée. Le Héron (1968) abandonne les soucis de l’adolescence pour évoquer l’angoisse d’un homme vieillissant et désenchanté qui se suicide au retour d’une partie de chasse dans le delta du Pô, prétexte à une méditation sur la vanité d’une vie qui s’épuise dans un quotidien terne et mesquin. Toutefois, l’équilibre et la tension qui permettaient de ranger sans hésiter les premiers textes de Bassani parmi les plus remarquables des années cinquante semblent s’être peu à peu affaiblis, comme si celui-ci n’avait plus été en mesure de renouveler son inspiration. C’est ce que confirment les nouvelles de son recueil, L’Odeur du foin (1972).
Il est en effet assez frappant de constater que, mis à part deux recueils de poésies, Épitaphe et En grand secret , qui renouent avec des tentatives de jeunesse (ces dernières réunies sous le titre de L’Aube aux vitres , 1963) et font apparaître un ton mordant et un peu amer, insolite chez lui, Bassani, depuis quelque temps, s’est essentiellement consacré à réécrire et à limer ses histoires ferraraises, qui demeurent ce qu’il a fait de plus fort et de plus parfait.
Источник: BASSANI (G.)