Книга: Nietzsche F. «Human, All Too Human&Beyond Good and Evil»

Human, All Too Human&Beyond Good and Evil

Серия: "Classics of World Literature"

Human, All Too Human (1878) marks the point where Nietzsche abandons German romanticism for the French Enlightenment. At a moment of crisis in his life (no longer a friend of Richard Wagner, forced to leave academic life through ill health), he sets out his views in a scintillating and bewildering series of aphorisms which contain the seeds of his later philosophy (e. g. the will to power, the need to transcend conventional Christian morality). The result is one of the cornerstones of his life's work. It well deserves its subtitle'A Book for Free Spirits', and its original dedication to Voltaire, whose project of radical enlightenment here finds a new champion. Beyond Good and Evil (1886) is a scathing and powerful critique of philosophy, religion and science. Here Nietzsche presents us with problems and challenges that are as troubling as they are inspiring, while at the same time outlining the virtues, ideas, and practices which will characterise the philosophy of the future. Relentless, energetic, tirelessly probing, he both determines that philosophy's agenda and is himself the embodiment of the type of thought he wants to foster.

Издательство: "Wordsworth" (2015)

ISBN: 978-1-84022-591-4

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КнигаОписаниеГодЦенаТип книги
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NIETZSCHE (F.)

NIETZSCHE (F.)

Toute grande œuvre, à quelque degré, est toujours incomprise. Mais celle de Nietzsche, plus encore que les autres, provoque les malentendus. Sans doute parce qu’il est difficile de résister, en face de Nietzsche, à la double tentation: soit de chercher des prétextes pour neutraliser les terribles questions qu’il soulève, soit de projeter sur ses écrits des préjugés de doctrinaires et des fantasmes personnels. On condamne Nietzsche ou on l’exploite; mais il est rare qu’on lui laisse la parole.

On refusa longtemps à Nietzsche la qualité de philosophe, en alléguant ses contradictions, son style poétique et aphoristique. On invoqua sa maladie et l’effondrement final pour classer ses livres au nombre des documents pathologiques. Défigurée par la propagande nazie, l’œuvre nietzschéenne fut accusée de propager un irrationalisme servant de couverture idéologique au capitalisme dans sa phase impérialiste. On pourrait allonger la liste de ces interprétations aberrantes. Mais l’essentiel est que, par l’influence qu’elle exerça sur les esprits de l’époque, l’autorité philosophique de Nietzsche se soit universellement imposée, au point que Nietzsche est reconnu aujourd’hui pour l’un des génies qui ont modelé le visage du XXe siècle.

Il s’en faut de beaucoup, pourtant, que règne actuellement l’unanimité quant à l’appréciation du sens de son œuvre. Certes, celle-ci est un chantier d’idées plus qu’un système. La beauté et la clarté du style nietzschéen dissimulent, en l’absence d’un vocabulaire techniquement rigoureux, la profondeur redoutable de la pensée. Ose-t-on s’aventurer dans cette profondeur, on se trouve engagé dans un labyrinthe aux multiples détours. C’est dire que la philosophie nietzschéenne n’autorise pas une explication univoque et définitive. Sa vérité ultime réside dans l’impulsion qu’elle donne pour aller plus loin.

Il n’empêche qu’embrassée dans son ensemble cette œuvre offre une cohérence réelle, à condition que l’on respecte les subtiles distinctions qui surdéterminent les mots clés du vocabulaire nietzschéen et que l’on démêle soigneusement, à propos de chaque texte, les divers thèmes qui s’enchevêtrent. Car le même mot peut revêtir des significations divergentes, voire antagonistes. Il est donc également indispensable de prêter la plus minutieuse attention aux plans de réflexion où se déploie la problématique.

Une fois dissipées les contradictions artificielles, les difficultés se nouent autour de quelques questions centrales. D’abord on peut, avec Karl Jaspers, se demander si Nietzsche n’est pas un penseur essentiellement critique, dont l’effort pour dissoudre les déterminations fixes de la pensée viserait à purifier une intuition de l’Être qui, par principe (puisqu’il s’agirait de l’«Englobant»), ne devrait s’appuyer que sur ce que Jaspers nomme des «chiffres», si bien que ce serait le tort de Nietzsche de vouloir l’atteindre par la seule destruction inlassable du savoir objectif. Voici une manière de lire Nietzsche qui a l’avantage de conserver la tension de la méditation nietzschéenne. Mais ne risque-t-elle pas d’exténuer fâcheusement le sens positif des catégories de Nietzsche? Plus récemment on a, avec raison, insisté sur l’opposition de Nietzsche et de Hegel. Mais alors, il importe de situer cette opposition là où elle est radicale: donc au niveau du refus intransigeant que Nietzsche formule contre la réduction opérée par Hegel entre l’être et la logique, et non point, comme on l’a cru hâtivement, au niveau de la théorie du négatif. Car c’est au contraire par le rôle qu’elles accordent à la négativité et au devenir que les philosophies de Hegel et de Nietzsche se découvrent quelque affinité, attestée par les déclarations de Nietzsche lui-même. Enfin la méditation de Martin Heidegger (prolongée par celle d’Eugen Fink) a permis de cerner la question majeure: quelle place Nietzsche occupe-t-il par rapport à l’ensemble de la philosophie depuis les Grecs? Une telle question oblige à préciser notre compréhension de l’essence de la métaphysique, et c’est justement à ce titre qu’elle détermine la radicalité du commentaire.

Tandis que Nietzsche s’affirme l’initiateur d’un commencement réellement nouveau en philosophie, Heidegger voit en lui, au contraire, l’achèvement grandiose et inquiétant de la métaphysique occidentale. Par le primat que s’arroge ici la notion de valeur, par l’effacement complet de l’idée de l’Être, par le concept de la volonté de puissance où culmine la prétention du sujet à «arraisonner» l’étant selon les normes planifiées de la technique, par l’apologie du surhomme (qui confirme les ambitions mortelles du sujet ), enfin par tous les préjugés dans lesquels se véhicule l’impensé de la tradition métaphysique, la philosophie nietzschéenne, selon Heidegger, appartiendrait à l’histoire de «l’oubli de l’être» qui, à ses yeux, définit l’essence de cette métaphysique. L’examen des écrits de Nietzsche cautionne malaisément une telle lecture dont, toutefois, on peut admirer l’envergure et la richesse.

Peut-être alors est-ce un commentaire axé sur le thème de l’interprétation et de la vérité qui se révélerait apte à protéger le dynamisme constructeur de la pensée nietzschéenne, spécialement contre les tentatives répétées d’annexer Nietzsche à des formalismes dogmatiques dont il a pourtant lui-même donné, par anticipation, la réfutation magistrale.

1. Le héros de la pensée

Nietzsche est né à Röcken, en Saxe. Son père, qui exerçait les fonctions de pasteur, meurt cinq ans plus tard. Sa famille s’étant installée à Naumburg, près de Halle, c’est au collège de Pforta que Nietzsche fait ses études. En 1864, il s’inscrit à l’université de Bonn. Il s’y distingue à tel point en philologie classique qu’il est, dès 1869, sur la recommandation de F. W. Ritschl, nommé professeur à l’université de Bâle. Déjà, cependant, d’autres influences le détournent de la spécialisation philologique: celle de Schopenhauer (dont il lit, en 1865, l’œuvre fondamentale), et celle de Richard Wagner, avec lequel il noue une amitié pleine de promesses. La publication de La Naissance de la tragédie , au début de 1872, suscite les réactions hostiles des milieux universitaires, mais lui valent les éloges enthousiastes de Wagner et de quelques amis, dont Rohde. Les Considérations intempestives , qui paraissent de 1873 à 1876, soulignent l’intérêt que porte Nietzsche aux problèmes de la culture et de l’histoire, en même temps qu’elles resserrent les liens avec le musicien de Bayreuth. Mais Nietzsche (qui vient de rencontrer Peter Gast) a conscience d’avoir, avec Humain, trop humain , amorcé un changement décisif. À travers la critique de Schopenhauer, c’est toute la métaphysique qui est ébranlée. Une des conséquences est la rupture avec Wagner, en mai 1878. Nietzsche est si gravement malade qu’il doit quitter son poste de Bâle. Commence alors une existence errante, où le philosophe, traqué par la maladie et par son génie (l’un se nourrissant de l’autre), affronte, dans le labyrinthe abstrait des idées, les énigmes suprêmes. Aurore (1880-1881) prolonge les analyses d’Humain, trop humain ; mais c’est avec Le Gai Savoir (1881-1882) que se précisent les intuitions qui constitueront les thèmes centraux de la philosophie nietzschéenne. Présenté à Lou Salomé par son ami Paul Rée, Nietzsche peut caresser un instant l’espoir d’adoucir la cruauté de son destin par la présence de cette jeune fille fascinante et douée magnifiquement. Mais ces relations s’achèvent sur une catastrophe. Humilié, Nietzsche s’enfonce dans une solitude toujours plus rigoureuse et des souffrances dont les lettres de l’époque retracent le martyre monotone. Même ses anciens amis (Rohde, Overbeck, entre autres) ne soupçonnent pas le drame de l’esprit qui se joue dans ces lieux de l’Engadine, de l’Italie et de Nice que Nietzsche hante en prophète du nihilisme et de l’Éternel Retour. L’éclair d’Ainsi parlait Zarathoustra illumine tout l’horizon du prochain siècle, mais les contemporains ne lèvent pas les yeux, occupés qu’ils sont des vanités à la mode. Nietzsche n’en continue pas moins son labeur héroïque, puisant dans ses notes (qui formeront l’énorme masse des Posthumes ) la matière des livres qu’il lance comme des brûlots vers cette Europe cynique, frivole et décadente que décrira plus tard R. Musil: en 1886, Par-delà le bien et le mal , en 1887, La Généalogie de la morale , puis, en 1888, alors que les rumeurs de la gloire (grâce aux conférences de G. Brandès à Copenhague et à la sympathie de Taine) montent autour du solitaire, Le Cas Wagner, Le Crépuscule des idoles, Nietzsche contre Wagner, L’Antéchrist. Ecce Homo est déjà rédigé quand se produit la crise de démence, à Turin, en janvier 1889. Nietzsche meurt onze ans et demi plus tard, à Weimar.

Jakob Burckhardt a su caractériser, au-delà du naufrage personnel, le sens exemplaire de l’œuvre nietzschéenne. Nietzsche a, dit-il, «augmenté l’indépendance dans le monde». Tel est bien, en effet, le secret de cette pensée: elle apporte la liberté de l’esprit, avec cette noble et inflexible résolution dans la détermination des buts, par quoi Nietzsche lui-même définissait la grandeur.

2. L’idéalisme métaphysique

Selon Nietzsche, la philosophie, depuis Parménide, est dans son principe essentiel une ontologie métaphysique. Cela signifie qu’elle s’efforce de fixer les prédicats qui doivent appartenir à l’être identifié à l’Idéal ou au Bien. C’est en vertu de cette conception de l’être que l’ontologie reçoit la qualification d’idéalisme. Mais comme, d’autre part, cette conception de l’«être» implique le dépassement de la réalité sensible, ou nature, vers un autre monde identifié à l’Idéal, l’ontologie traditionnelle est fondamentalement une méta-physique .

L’arrière-monde

L’«être» de la métaphysique est ainsi, en priorité, caractérisé par l’idée de la transcendance. Il correspond à la position d’un «arrière-monde» (Hinterwelt ) doté des attributs que la pensée réclame d’un absolu qu’elle veut préserver de la contamination sensible: l’«être» transcendant est la Réalité stable, identique à soi, permanente, éternelle, qui ignore donc le changement, la destruction, le devenir, la lutte, la douleur, bref tout ce qui, dans le monde de l’expérience, suscite l’angoisse humaine. La transcendance est solidaire d’un clivage, par quoi une pensée opiniâtrement dualiste (une pensée qui se cramponne à «l’antinomie des valeurs») disjoint le bien et le mal, le positif et le négatif, la beauté et la laideur, le vrai et le faux. L’«être» ainsi déterminé est substance . Aux yeux de Nietzsche, c’est donc la notion de substance qui résume la compréhension que les philosophes ont eue de l’«être», depuis l’Un de Parménide jusqu’à l’Absolu-Identité de Schelling, en passant par l’Idée platonicienne, l’ousia d’Aristote, la res cartésienne, la substantia spinoziste, la «chose en soi» kantienne. On construit justement l’arrière-monde idéal en projetant au-delà de la réalité sensible l’idée de la substance: «L’homme projette son impulsion à la vérité, son but, en quelque sorte hors de soi pour en faire un monde de l’être , un monde métaphysique, une «chose en soi», un monde déjà existant» (XVI, 57).

L’être-logique

L’«être» transcendant est nécessairement accordé à la pensée, il doit se conformer aux règles de notre raison. Condition essentielle pour que la vérité soit définie comme adéquation entre la connaissance et son objet. Dès les origines grecques, chez Parménide, l’être est ramené au concept, le principe logique d’identité est érigé en principe ontologique. Parménide se complaît dans «la paix cadavérique et figée du concept le plus froid, le moins expressif de tous, de l’être» (X, 58). En prenant le parti de soumettre le réel à cette implacable logicisation, il a engagé le processus qui, ruinant la culture tragique et dionysiaque où se manifeste la noblesse du génie grec, pousse la philosophie vers la décadence ratiocinante que l’enseignement socratique rendra victorieuse. Chez Socrate, en effet, les impératifs logiques se conjugueront avec les préoccupations morales pour engendrer le rationalisme au sens déjà moderne du mot: c’est-à-dire la croyance que, grâce à la dialectique de la raison, l’homme est capable d’atteindre à la fois le bonheur et la vertu. En cela, Socrate est le représentant de l’«optimisme théorique» qui va triompher dans l’universalisme scientifique, et inspirer l’affirmation prométhéenne de Hegel: «Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel.»

L’idéal onto-théologique

On discerne le postulat qui soutient tout l’édifice de la métaphysique: la croyance à l’harmonie préétablie entre le réel et les exigences humaines. En découlent l’affirmation que l’«être» est une substance supra-sensible ainsi que la définition de l’essence de la vérité. Le critère de la vérité est d’être gratifiante, béatifiante. Les opérations de l’intelligence et les élans du cœur doivent trouver en elle leur justification suprême. Telle est la foi qui préside à la détermination de l’«être» par la notion de l’Idéal et qui fait donc de la métaphysique une «ontologie morale» (XVI, 40). L’idéalisme, explique Nietzsche, c’est «le concept de la morale en tant qu’essence du monde» (VIII, 225). Une semblable ontologie glisse immédiatement à la théologie et l’être-idéal coïncide avec la représentation de Dieu. Quel nom attribuer à un «être» que l’on imagine simple, un, fixe, éternel, véridique, inconditionné, moral, si ce n’est «Dieu» précisément? Un texte de Nietzsche rassemble les grands thèmes de cette argumentation: «Simple, transparent, d’accord avec lui-même, constant, toujours égal, sans repli, sans volte-face, sans draperie, sans forme: voilà l’homme qui conçoit un monde de l’être sous la forme d’un «Dieu» à son image» (XVI, 48).

3. Surmonter la métaphysique

Dès Humain, trop humain , Nietzsche, de son propre aveu, possédait la conscience la plus nette de sa tâche originale: «surmonter la métaphysique» (Überwindung der Metaphysik , XIV, 389); ou, selon le commentaire qu’il donne dans un texte tardif: «surmonter les philosophes , par l’annihilation du monde de l’être» (XVI, 85). Ayant patiemment repéré toutes les déterminations de l’«être» dans l’ontologie classique, Nietzsche dresse, contre la théorie de l’Idéal, une double machine de guerre destinée à la détruire: la critique d’exégèse et la critique généalogique.

La critique d’exégèse

Nietzsche s’applique d’abord à montrer que l’interprétation métaphysique constitue une falsification délibérée, et il reproche au métaphysicien de donner une lecture défectueuse du texte de la nature. «Halluciné des arrière-mondes», le métaphysicien ne déchiffre pas les phénomènes tels qu’ils sont, il les escamote sous des projections fantasmatiques. Il forge le concept de l’«être» par haine du devenir et de la vie. Or, puisque seule existe cette réalité que l’on s’acharne à disqualifier en la taxant de simple apparence, il faut conclure que la métaphysique n’est qu’une fabulation autour du néant. L’Idéal, c’est le néant érigé en idole. «L’homme cherche un principe au nom duquel il puisse mépriser l’homme; il invente un autre monde pour pouvoir calomnier et salir ce monde-ci; en fait, il ne saisit jamais que le néant et fait de ce néant un «Dieu», une «vérité», appelés à juger et à condamner cette existence-ci» (XV, 484).

Comment rendre compte de cette méprise? Nietzsche avance l’explication suivante: les catégories logiques sont les instruments à l’aide desquels la vie organise et domine le monde de l’expérience, ce sont des valeurs au service des intérêts humains; à ce titre, elles ne permettent d’acquérir aucune vérité absolue, leur signification est purement utilitaire. Mais c’est ce qu’a refusé de comprendre la métaphysique, scandalisée par l’obligation qui lui était faite, ainsi, de reconnaître un principe d’illusion à la racine de l’existence. Aussi la métaphysique s’est-elle empressée de transformer les catégories de la raison et les normes pratiques en prédicats transcendantaux de l’«être», de manière à construire un monde affranchi de ce détestable mensonge vital. Du même coup la valeur, fiction utile à la vie, a été pervertie par l’introduction intempestive d’une revendication morale et s’est changée en chimère oiseuse, en valeur «imaginaire». La logique est une bonne illusion esthétique, si on la subordonne à la vie. Elle devient un poison mortel dès qu’on en fait un absolu.

La critique généalogique

La critique généalogique procède de la conviction qu’il est vain de réfuter les raisons qui étayent une philosophie, tant qu’on n’attaque pas ce qui, derrière les raisons, reflète la situation existentielle du philosophe. Puisque l’Idéal est une idole, on ne peut se contenter d’une critique spéculative, laissant intactes les motivations profondes de la métaphysique idéaliste. Aussi Nietzsche met-il au point une méthode nouvelle, qui consiste à demander, en présence d’un système de raisons: à quelle origine puise-t-il sa légitimité? De quel type de vie est-il l’idéologie?

Placée sous cet éclairage, l’ontologie morale se révèle n’être que l’idéologie contre nature (ideologische Unnatur ) grâce à laquelle une forme de vie médiocre travaille à imposer sa domination universelle. Le philosophe, porte-parole de cette vie médiocre et faible, est démasqué: toutes ses argumentations ne traduisent que sa mauvaise foi; car ce que veut le philosophe, ce n’est pas oser la vérité, mais prouver des articles de croyance a priori. À l’instar de Marx, Nietzsche est alors amené à réfléchir sur les rapports de la théorie et de la praxis; dans un fragment qui porte justement ce titre, il indique: «Le combat des systèmes [...] est le combat que se livrent des instincts bien déterminés (formes de la vitalité, du déclin, des classes, des races, etc.)» (XV, 448). Nietzsche n’ambitionne pas d’opposer sa philosophie à l’ancienne métaphysique, son but est d’accomplir un «renversement des valeurs» (Umwertung aller Werte ) en bouleversant les conditions d’existence productrice des valeurs, afin de bloquer la projection idéaliste et de ramener les valeurs humaines dans le champ d’une praxis «fidèle à la Terre».

Nietzsche définit l’idéologie comme un ensemble de jugements de valeur (Wertschätzungen ). Ceux-ci fixant les normes de l’action par quoi un être vivant essaye de conformer le monde à ses intérêts propres, Nietzsche choisit d’appeler « morale » «tout système de jugements de valeur qui est en relation avec les conditions d’existence d’un être» (XV, 334). Il faudra donc s’attendre à rencontrer une foule de morales différentes. Mais alors, quand Nietzsche réserve le terme de morale à l’idéologie qui sous-tend l’idéalisme métaphysique, il est facile de voir que Nietzsche restreint, pour les besoins de l’argumentation, le sens général du concept, afin de caractériser l’essence de toute la métaphysique. D’où la définition du terme de morale, qui surdétermine le concept primitif: «Une idiosyncrasie de décadents guidés par l’intention cachée de se venger de la vie, intention d’ailleurs couronnée de succès» (XV, 125).

La décadence et le désir

L’origine de l’ontologie métaphysique est la décadence. Nietzsche, scrutant les symptômes de cette maladie de la vie au cœur de la civilisation européenne, brosse un tableau accablant de notre modernité. Mais, plus importante que cette description est l’interprétation que suggère Nietzsche de la décadence en fonction de sa théorie de la volonté de puissance elle-même. La morale, en effet, est la production idéologique du décadent, lequel, à son tour, n’est que le porte-parole d’un certain type de vie.

En dernière analyse, le fait ultime auquel on parvient lorsqu’on descend vers l’origine des valeurs, c’est précisément le fait (Faktum ) de la volonté de puissance. Cette origine est à la fois unitaire et scindée en deux pôles antagonistes: «la volonté de vie» et «la volonté du néant» (XV, 432). Cela signifie que toute existence concrète relève ou de la force, c’est-à-dire d’une volonté de puissance ascendante qui affirme la vie et la réalité, ou de la faiblesse, c’est-à-dire d’une volonté de puissance débile qui n’aspire plus qu’au repos, à la capitulation, bref, au néant. Et c’est ce néant qu’elle sacralise en le nommant l’Idéal, l’«être», Dieu!

Mais la décadence n’est pas seulement l’un des termes de la rivalité qui déchire la volonté de puissance. Elle s’infiltre à l’intérieur des natures fortes, qui deviennent ainsi le champ de bataille individuel des deux normes. Car l’homme est un être de désir, et le désir (Wunsch ) est lui-même la décadence – l’envers, en quelque sorte, de toute aptitude créatrice. C’est le désir qui rêve sa propre satisfaction quand il invente les idéaux qu’il habille ensuite de raisons métaphysiques. L’idéal «est justement une forme du rêve, de la lassitude, de la faiblesse [...]. Les plus vigoureux et les plus débiles se ressemblent tous quand cet état les envahit; ils divinisent ce qui fait cesser le travail, la lutte, les passions, la tension, les antagonismes – la réalité en somme» (XV, 384). L’ontologie morale est l’idéologie universelle du désir humain.

Aussi Nietzsche provoque-t-il, en dénonçant la décadence moderne, la plus terrible crise de la culture, la crise du nihilisme: révélation foudroyante du néant de toutes valeurs idéales, ébranlement des constructions spéculatives où l’homme s’aliène, enfin humiliation infligée au désir de l’homme et à ses nostalgies métaphysiques.

4. L’être-interprété

On manquerait la vérité ultime des grandes idées nietzschéennes, telles que la volonté de puissance et l’Éternel Retour, si on les traitait comme des catégories dogmatiques au lieu de les saisir dans leur connexion fondamentale avec le thème de l’interprétation (Deutung , Auslegung ), en fonction duquel la philosophie se donne pour tâche de déchiffrer l’expérience intégrale du Sens dans ses manifestations variables.

Le texte

Cette philosophie de l’être-interprété débute avec la refonte complète de la théorie du phénomène . Celui-ci n’est plus le rideau derrière lequel se tiendrait une mystérieuse réalité en-soi, il couvre tout le champ du réel, il est «la réalité agissante et vivante elle-même» (V, 88). Le phénomène n’est plus alors un spectacle offert au sujet de la représentation, il est un texte donné, non à la manière d’un livre dont un regard extérieur survolerait les lignes, mais à l’intersection d’une multitude de points de vue exprimant la situation des divers «centres de domination» (Herrschafstgebilde ) qui luttent les uns contre les autres pour la puissance. Le texte s’insère ainsi dans ce que Nietzsche appelle le «perspectivisme» (V, 332). «Le caractère interprétatif de tout ce qui advient. Il n’y a pas d’événement en soi. Ce qui advient c’est un groupe de phénomènes sélectionnés et rassemblés par un être qui interprète» (XIII, 64).

Une nouvelle méthode est mise en œuvre: elle commande de substituer l’«essai» (Versuch ) à l’esprit de système, de décrire au lieu d’expliquer par des raisons logiques, et de multiplier audacieusement les «hypothèses régulatrices» (XIV, 322). Elle respecte ainsi le caractère protéiforme de la réalité: «Le même texte autorise d’innombrables interprétations: il n’existe pas d’interprétation «exacte» (XIII, 69). Ce qui ne l’empêche pas de hiérarchiser les interprétations, en distinguant celles qui correspondent à des falsifications du texte et celles qui témoignent d’une «philologie» correcte. La vérité, selon Nietzsche, ne se dissout nullement dans le tourbillon des opinions immédiates, il y a des lignes de sens privilégiées, des niveaux de phénoménalité, qui interdisent de réduire l’interprétation à un éclectisme. Néanmoins, le réel ne se laisse épuiser par aucune interprétation, dans la mesure où l’être du phénomène n’est pas un fond substantiel, mais bien l’absence de fond – l’abîme.

L’être selon Nietzsche

On pourrait douter, devant une transformation aussi décisive des conceptions traditionnelles, que le mot être soit encore légitime pour qualifier ce qui, à l’intérieur de l’interprétation, constitue le texte. Le mot être semble solidaire d’une construction métaphysique dont la critique nietzschéenne, justement, a dévoilé la vulnérabilité. Pourquoi s’obstiner à maintenir ce terme suspect? Premier argument: Nietzsche recourt constamment à ce terme lorsqu’il énonce les propositions essentielles où il résume sa philosophie. Il écrit ainsi: «L’essence la plus intime de l’être (Sein ) est la volonté de puissance» (XVI, 156). Et, pensant l’Éternel Retour: «Tout passe et tout revient, éternellement tourne la roue de l’Être. Tout meurt, tout refleurit; éternellement se déroule l’Année de l’Être. Tout se brise, tout se rajuste; éternellement s’édifie la demeure de l’Être» (VI, 317). Deuxième argument: s’il est exact que d’autres notions figurent dans les analyses de Nietzsche, et spécialement les termes de monde (Welt ), nature (Natur ), réalité (Wirklichkeit ), existence (Dasein ), on peut prouver que chacun de ces termes ou bien ne concerne qu’un aspect de l’être, ou bien, quand il est pris dans son acception la plus large, véhicule des préjugés métaphysiques si tenaces (souvent hérités de Schopenhauer) qu’ils brouillent l’originalité révolutionnaire des intuitions nietzschéennes, c’est le cas au paragraphe 36 de Par-delà le bien et le mal. La référence à la problématique de l’être, telle qu’elle fut élaborée par les Grecs, protège ainsi la réflexion nietzschéenne des déviations vers le naturalisme, le positivisme, le subjectivisme et les autres impasses du dogmatisme moderne. Troisième argument: la présence insistante du mot «être», chez Nietzsche, réfute les allégations concernant une prétendue disparition de l’être dans cette philosophie. Qui niera l’accent présocratique des Dithyrambes à Dionysos où Nietzsche célèbre la gloire éternelle de la nécessité: «Pavois de la Nécessité! Suprême constellation de l’Être (höchstes Gestirn des Seins! ) [VIII, 436]»?

Le refus du concept

Lorsque, dans les cours qu’il préparait pour l’université de Bâle, Nietzsche s’occupait de dégager la leçon de la philosophie parménidienne, c’est au criticisme kantien qu’il empruntait les objections dont il avait besoin pour ruiner la thèse de Parménide selon laquelle il y aurait identité de la pensée et de l’être, thèse dont le principe est la réduction de l’être au concept le plus abstrait. Il soulignait que jamais le concept n’égale l’existence, comme la réfutation kantienne de la preuve ontologique l’a établi. Selon la même ligne polémique, Nietzsche en vient très vite à déclarer que «l’être et le connaître sont les deux sphères les plus contradictoires qui soient» (X, 60). Assertion difficile à manier, car elle menace de ruiner la possibilité d’un discours philosophique! Aussi bien l’intention de Nietzsche est-elle ici, non de reléguer l’être dans l’ineffable, mais de lever l’hypothèque de la logique , de biffer l’égalité de l’être et du concept. La pointe de la critique est donc tournée contre toute philosophie qui, à la manière de Hegel, et dans le sillage du socratisme, accorde une validité ontologique aux catégories de la raison. «Plus quelque chose est connaissable, plus cela est éloigné de l’être (Sein ), plus cela est un concept» (XIV, 30). Il s’agit de comprendre «la totale vacuité de la logique» (XIV, 35). Mais ce refus d’une logicisation de l’être n’entraîne pas Nietzsche vers l’irrationalisme. Il l’oblige plutôt à développer le thème de l’être-interprété, à partir de l’intuition que, dans les choses comme dans la pensée, raison et déraison forment un inextricable mélange.

Représentation et interprétation

L’accès à la véritable réalité de l’interprétation demeure toutefois obstrué tant que le privilège du cogito cartésien n’est pas soumis à contestation. L’enjeu est le statut de la représentation et des certitudes immédiates dont se targue l’ontologie métaphysique. Nietzsche remarque d’emblée que le cogito semble nous autoriser à définir l’être par les notions de substance et d’évidence, servant ainsi de caution à toute la spéculation idéaliste (empressée de joindre la res cogitans à l’idée de Dieu). Or ce n’est là qu’une illusion suscitée par la pensée, qui falsifie son expérience en inventant les notions de moi , de substance et en s’arrogeant des facultés imaginaires. Ôtons ces nuées, la prétendue évidence du cogito se dissipe elle aussi. Le seul fait clairement attesté est celui de l’activité représentative, donc justement la fabulation, de sorte que c’est elle qu’il faut interroger pour essayer d’atteindre, à travers elle, la réalité de l’être. Or, que nous montre cette représentation? «Que le représenter n’est rien qui repose sur soi, rien d’immuable, identique à soi-même: donc l’être, le seul qui nous soit garanti, est changeant, non identique à lui-même, tout relatif » (XII, 22). Nous comprenons maintenant que le cogito est l’étrange expérience d’un être qui, loin de coïncider avec soi, se méconnaît par principe, puisqu’il introduit, dans le flux d’un devenir irrationnel, des schèmes logiques fictifs tels que le moi et la substance. Aussi à la représentation métaphysique axée sur ce cogito Nietzsche substitue-t-il la description interprétative du corps. Au-delà du moi conscient et de ses fictions, il faut tenter de cerner la vie cachée des instincts qui composent la totalité dynamique nommée corps et dont les phénomènes conscients sont les symptômes. «Interroger directement le sujet sur le sujet et les reflets que l’esprit saisit de lui-même, ce procédé a ses dangers; il se pourrait qu’il fût utile et important pour l’activité du sujet de donner une fausse interprétation de lui-même. C’est pourquoi nous nous adresserons au corps...» (XVI, 18).

L’acte de se surmonter soi-même

L’inspection du corps révèle la nature propre de la vie: «ce qui est contraint de se surmonter soi-même à l’infini » (VI, 167). On serait alors invité à identifier l’être avec la notion de vie (XVI, 77). Mais l’essentiel n’est pas tant la vie, appréhendée au niveau des organismes biologiques, que le principe qu’elle illustre: en réalité, l’acte de se surmonter soi-même fixe non seulement l’essence de la vie, mais l’essence de tout ce qui est. Alors la vie ne représente plus qu’un cas particulier et elle guide l’attention vers une découverte plus radicale: c’est l’être qui est volonté de puissance, puisque tout travaille à se surmonter sans cesse! Comme l’être réel, chez Nietzsche, se manifeste dans un perpétuel devenir, le devenir est la volonté de puissance en tant que dépassement de soi: «Devenir en tant qu’invention, vouloir, négation de soi, acte de se surmonter soi-même» (XVI, 101). Si bien qu’en dernière instance c’est le mot volonté de puissance (Wille zur Macht ) qui énonce, sur le mode nécessairement «hypothétique» de la pensée «expérimentale» (Versuch ), la vérité de l’être-interprété. Ou, selon la formule de Nietzsche, elle est l’intériorité du monde des phénomènes qui, sans jamais s’identifier avec une chose en-soi ou un absolu caché derrière les phénomènes, se manifeste comme le sens ultime de toute phénoménalité, en fonction des points de vue mouvants et contradictoires de l’interprétation. Car «tout sens est volonté de puissance» (XVI, 92), la volonté de puissance est «le dernier fait auquel nous pouvons descendre» (XIV, 327); donc «un nom déterminé pour cette réalité serait «la volonté de puissance», réalité désignée alors de l’intérieur, et non à partir de sa nature fluente, protéique et insaisissable» (XIII, 50).

5. Volonté de puissance et vérité

Si toute connaissance est interprétative et si toute interprétation procède de la volonté de puissance, l’activité de connaître doit nécessairement refléter le principe intime de la volonté de puissance qui est de se surmonter soi-même à l’infini. Quelles seront les modalités de cette interprétation? Quelle définition nouvelle de la vérité lui sera-t-elle associée?

Le pragmatisme vital et les valeurs

La connaissance n’est pas la contemplation désintéressée d’une prétendue réalité objective placée devant le regard de l’esprit. Elle traduit l’effort des instincts groupés à l’intérieur d’un même organisme, pour s’approprier le chaos d’une réalité qui ne constitue pas un monde avant que le travail démiurgique de la volonté de puissance ne l’ait intégré à un ordre, à des structures; connaître, cela signifie primitivement commander.

Nietzsche radicalise la notion kantienne de synthèse, qui devient le diktat d’une volonté législatrice. La vérité se confond alors avec la valeur. Est vrai ce qui favorise les intérêts de chaque type de volonté de puissance. Aussi l’ancienne question métaphysique qui recherchait ce qu’est la vérité en soi se transforme-t-elle en cette autre: quelle est la valeur de la vérité pour la vie? La rend-elle plus forte, plus créatrice, ou plus faible et plus servile? La vérité n’est, à ce titre, qu’une fiction ou une erreur utile, et la connaissance mérite d’être appelée un pragmatisme vital. «Le monde apparent, c’est un monde vu selon des valeurs, ordonné, choisi d’après des valeurs, donc à un point de vue utilitaire, dans l’intérêt de la conservation et de l’augmentation de puissance d’une certaine espèce animale» (XVI, 66).

La genèse de l’esprit

Mais la volonté de puissance n’est pas seulement une impulsion à surmonter le chaos immédiat des choses pour l’aménager en un monde habituel suivant le plan de nos valeurs. Elle est capable d’«intériorisation», et c’est cette capacité prodigieuse qui se révèle à l’occasion des luttes où s’affrontent les communautés historiques. Lorsqu’une horde barbare se jette sur des peuplades aux mœurs plus douces, elle les asservit et les instincts de ces esclaves, empêchés de se décharger à l’extérieur, se retournent contre leurs possesseurs, les contraignant au dur travail de la Culture: ils doivent apprendre à refouler et à sublimer leurs instincts. De ce refoulement surgit «la mauvaise conscience» (schlechtes Gewissen ) [VII, 383]. Elle est la maladie de la vie qu’on nomme l’esprit (Geist ). L’homme est esprit, en effet, parce qu’en lui la vie sauvage des instincts succombe au refoulement. La mauvaise conscience est donc à la fois une promesse, souligne Nietzsche, et un danger grave: que le prêtre ascétique se mêle d’éduquer la mauvaise conscience en la culpabilisant par la notion du péché, et voilà l’homme fourvoyé dans la volonté de vengeance, la décadence et le nihilisme du mensonge idéaliste! Tel est bien, selon Nietzsche, le résultat du christianisme. Mais l’autre possibilité – accomplissant la promesse contenue dans la mauvaise conscience – a pu devenir le destin de quelques individualités d’exception, et conduire à cette spiritualisation de la volonté de puissance par quoi une autre vérité que celle du pragmatisme vital mobilise l’effort pour se surmonter soi-même.

La passion de la connaissance

Pourvu qu’elle s’allie à la force, en accord avec la direction ascendante de la vie, la volonté de puissance intériorisée en esprit surmonte le mensonge de la morale métaphysique, elle s’émancipe de la fabulation idéaliste, elle aiguise tellement le soupçon à l’égard des illusions métaphysiques qu’elle opère «l’autodépassement de la morale» (die Selbstaufhebung der Moral ) dont parle Nietzsche dans la préface d’Aurore , marquant ainsi le point sur lequel sa conception du négatif coïncide avec l’idée hégélienne du travail de la contradiction.

Mais, en vertu de la même exigence irrésistible, la volonté de puissance s’élève au-dessus du pragmatisme vital, elle refuse de continuer à identifier la vérité à la valeur, la vérité à la fiction utile. Dans ce combat entre la vie et l’esprit, elle atteint la perfection de la puissance. Car «l’esprit, c’est la vie qui tranche dans sa propre chair; son tourment augmente son savoir» (VI, 151). Le but n’est plus de fabriquer des illusions rentables, mais de hausser le courage jusqu’à la résolution d’interroger les aspects les plus redoutables de l’être, afin d’être pleinement juste; la volonté de puissance immole la valeur et l’intérêt vital à la justice et à la probité intellectuelle, elle brise le monde des illusions consolantes pour dévoiler l’abîme que notre génie démiurgique avait dissimulé sous les voiles du désir. La vérité est alors la révélation vertigineuse de l’inhumanité du monde: «Nous le savons, le monde dans lequel nous vivons est non divin, immoral, «inhumain» – nous l’avons trop longuement interprété selon le désir et le vouloir de notre vénération, c’est-à-dire selon un besoin» (V, 279). L’essence du réel, une fois dépouillée de toute auréole divine, de toute parure idéaliste, n’est ainsi que le désordre, la laideur, l’absurdité, le chaos: «Le caractère de l’ensemble du monde est de toute éternité celui du chaos, en raison non pas de l’absence de nécessité, mais de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse» (V, 148).

Le jeu de l’art et de la vérité

Puisque la vérité dernière exile l’esprit hors de la nature où il peut vivre et prospérer, la volonté de puissance irait inéluctablement à sa perte, si elle devait suivre l’injonction inconditionnelle à la probité et à la justice. «La connaissance est pour l’humanité un magnifique moyen de s’anéantir elle-même» (X, 160). Pour échapper à cette menace, l’homme assigne une limite à sa véracité, il se fait l’avocat de l’apparence vitale; cette apparence sanctifiée grâce au renoncement lucide de l’esprit le plus véridique, c’est l’art. «Nous avons l’art, dit Nietzsche, afin de ne pas mourir de la vérité » (XVI, 248). En effet, «si nous n’avions pas approuvé les arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, nous ne saurions du tout supporter la faculté que nous procure maintenant la science, de comprendre l’universel esprit de non-vérité et de mensonge, de comprendre le délire et l’erreur en tant que conditions de l’existence connaissante et sensible» (V, 142).

6. Le monde de la volonté de puissance et l’Éternel Retour

En rapprochant la notion de volonté de puissance et celle de vérité, on éclaire les structures de l’interprétation. Mais toute interprétation enveloppe aussi, dans l’unité d’un même texte, l’être-interprété, qui est encore volonté de puissance, dévoilée maintenant comme ce dont il y a interprétation, c’est-à-dire comme le chaos que l’activité interprétative organise pour en tirer un monde. C’est pourquoi Nietzsche indique: «Voulez-vous un nom pour ce monde? Une solution pour toutes ses énigmes?... Ce monde est la volonté de puissance et rien d’autre » (XVI, 402).

Le chaos du devenir

L’antagonisme de Parménide et d’Héraclite est au centre de la méditation du jeune Nietzsche à l’époque bâloise, et il restera le fil conducteur de sa théorie de la volonté de puissance. À l’«être» de Parménide, concept glacé qui pétrifie la vie, Nietzsche oppose l’idée héraclitéenne du devenir qu’il pense en connexion avec les thèmes de la vitalité, du changement, du perpétuel mélange des contraires. Le cogito ne nous livre qu’un flux d’images, de pensées et de souvenirs – tandis que le moi, la substance, la causalité sont de simples fictions opératoires. Le devenir ne ressortit donc nullement aux catégories instrumentales que Nietzsche appelle des valeurs, il est bien plutôt cette réalité fuyante que les catégories logiques essayent de stabiliser. L’idéalisme métaphysique est, à cet égard, motivé par le ressentiment contre le devenir, par le besoin de l’abolir.

De cette dénégation il tire le mensonge de l’«être» suprasensible. La destruction de la représentation métaphysique amène à découvert le fond que cachaient les fictions de la substance et du sujet, et ce fond c’est précisément le devenir! Énumérant les propriétés du réel, Nietzsche cite donc: «le changement, le devenir, la pluralité, l’opposition, la contradiction, le combat» (XVI, 81).

Polémos

Ce devenir irrationnel, n’obéissant à aucune légalité que la science pourrait exprimer en équations et en modèles théoriques, est à la fois un «écoulement probablement absolu» (XII, 30) et une lutte que se livrent la multitude des centres de domination entre lesquels se distribue la volonté de puissance qui, ainsi, n’existe jamais que sous la forme de noyaux dynamiques occupés à étendre leur règne le plus loin possible, en se surmontant eux-mêmes.

Chaque force traite les autres comme une matière qu’il lui faut ordonner et assimiler. Car «la relation la plus élevée, c’est encore celle du créateur et de la matière qu’il travaille » (XIV, 81).

Le corps reproduit, dans sa sphère privée, cette image polémique du chaos des forces. Ici les forces à étudier sont les instincts. Le moi conscient n’est qu’un poste d’observation psychique pour l’instinct ou le groupe d’instincts qui a réussi à se hisser au pouvoir. La structure du corps évoque celle d’un organisme politique. Chaque instinct est simultanément une certaine quantité d’énergie et une subjectivité, c’est-à-dire un foyer de sens, une activité d’interprétation.

La volonté de puissance nietzschéenne est, on le constate, calquée sur l’intuition héraclitéenne de la guerre, du Polémos. Avec elle, Nietzsche intègre également les idées d’Hésiode sur «la bonne Discorde» qui fait régner l’harmonie par le jeu d’une rivalité permanente, et le thème homérique de la «compétition» (Wettkampf ) en lequel il a reconnu, d’emblée, le fondement de la culture hellénique et le secret de sa fécondité géniale.

Le Retour Éternel

Le devenir, d’ailleurs, n’est pas seulement un flux qui s’écoulerait selon une ligne allant à l’infini. D’une certaine manière, paradoxale, il est , en tant qu’il demeure le Même (das Gleiche ). Certes, ce Même n’a rien à voir avec l’identité logique, sa permanence n’est pas celle de la substance métaphysique. Le devenir est, en ce qu’il revient sur soi, formant le grand cycle que Nietzsche appelle l’Éternel Retour du Même (ewige Wiederkehr des Gleichen ). Nietzsche a conscience d’avoir atteint, avec cette interprétation, le point où le vieil antagonisme de l’être parménidien et du devenir héraclitéen se change en solidarité: «Imprimer au devenir le caractère de l’être – c’est la forme supérieure de la volonté de puissance... Dire que tout revient, c’est rapprocher au maximum le monde du devenir et celui de l’être: cime de la contemplation » (XVI, 101).

Nul doute que l’idée du Retour n’ait eu pour Nietzsche la valeur d’une intuition mystique. C’est avec tous les signes de l’effroi, de la jubilation et du mystère qu’il en fait confidence à Lou Salomé en 1882. Cela n’empêche pas Nietzsche de s’enquérir auprès de la physique et de l’astronomie des preuves qui pourraient conférer une autorité scientifique à son intuition. Est-il besoin de souligner, pourtant, que ces preuves, puisées essentiellement chez R. Mayer, sont aujourd’hui périmées et que, même à l’époque, elles présentaient le grave défaut d’ignorer le principe de l’entropie? Cette seule considération suffirait à écarter toute interprétation du Retour Éternel sur la base des théories de la science; mais s’y ajoute encore l’observation décisive qu’à fonder sur elles la légitimité de la doctrine nietzschéenne on en ruinerait le sens proprement philosophique, puisqu’on serait contraint de penser l’idée de la volonté de puissance en fonction d’une représentation mécaniste de l’univers, alors que Nietzsche ne cesse de répéter qu’il est faux de réduire le monde à une machine.

Nietzsche développe ainsi son argumentation: 1o la doctrine du Retour implique l’affirmation de la pleine réalité du temps et de son infinité. D’où il résulte que le monde est éternel. Toute autre explication enferme le postulat théologique d’une création du monde par un être causa sui , postulat volatilisé avec la destruction de l’idéalisme métaphysique; 2o les forces composant le chaos sont nécessairement finies (XII, 53); 3o Nietzsche déduit cette finitude de la force d’une réflexion sur la forme propre de l’espace, lequel ne saurait être infini ou sphérique; 4o les forces sont engagées dans une compétition permanente, qui aboutit à l’organisation de systèmes selon la direction qu’imprime à un groupe de forces la domination transitoire de l’une d’elles, et l’univers présente ainsi le spectacle d’une multitude de structures en perpétuelle métamorphose. Conclusion: à l’intérieur d’un espace fermé (donc si l’univers n’est pas en expansion), et le total des forces étant constant, le nombre des combinaisons énergétiques est limité et, puisque le temps est infini, ces combinaisons doivent nécessairement se répéter d’une façon périodique.

Ce modèle d’univers élaboré par Nietzsche offre à ses yeux l’avantage d’éliminer toute finalité providentielle, en restaurant «l’innocence du devenir».

Mais il nous libère encore de la malédiction du passé. Car «le vouloir ne peut rien sur ce qui est derrière lui. Ne pouvoir détruire le temps ni l’avidité dévorante du temps, telle est la détresse la plus solitaire du vouloir» (VI, 206). La conscience de cette frustration renverse la volonté de puissance en volonté de vengeance minée par la culpabilité et le désir d’un salut chimérique. L’enseignement du Retour lui restitue au contraire la plénitude de ses vertus créatrices, en plaçant la rédemption au cœur même de la volonté qui est exhortée à surmonter le temps et son funeste passé par la fière proclamation: je l’ai voulu ainsi et je le voudrai toujours ainsi!

Ce oui donné à l’Éternel Retour et qui efface les vaines discriminations entre le bien et le mal, Nietzsche le célèbre sous le nom d’amor fati. La liberté s’épanouit dans l’adhésion à une nécessité irrationnelle dont la volonté assume joyeusement la charge: «Je suis moi-même le fatum, et depuis des éternités c’est moi qui détermine l’existence » (XII, 399).

L’amour du destin est bien également l’affirmation dionysiaque. Dieu immoraliste, Dionysos symbolise l’éternelle jubilation de la vie dans la splendeur de la puissance: «Un tel esprit libéré apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a rien de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme... Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos » (VIII, 163-164).

7. Le surhomme

L’imagination naïve se figure le surhomme sous les traits d’un homme dont les pouvoirs actuels, grâce à quelque mutation biologique, seraient considérablement augmentés, ce qui lui permettrait de réaliser les fantasmes qui hantent l’inconscient de l’humanité banale. La conception nietzschéenne du surhumain est, par anticipation, la dénonciation de cette idolâtrie, en laquelle Nietzsche ne manquerait pas de reconnaître la mentalité du «dernier homme», abêti par sa conception dérisoire du bonheur.

Culture et hiérarchie

La réflexion qui a mené Nietzsche jusqu’à l’idée du surhomme a pu, sans doute, être éveillée par le contact avec les thèses évolutionnistes, mais cette idée, dans sa formulation nietzschéenne, est tout autre chose qu’une spéculation biologique, à la remorque du darwinisme ou du lamarckisme. Il ne s’agit pas, en effet, de fabriquer une nouvelle espèce destinée à supplanter l’homme, mais d’éduquer le type d’homme le plus réussi afin de le hausser jusqu’à l’affirmation dionysiaque de l’amor fati et de le rendre maître de la Terre. Zarathoustra enseigne aux hommes «le sens de leur être»: créer, à partir de leur volonté de puissance, un être qui, simultanément, dépasse l’homme et accomplit la vérité de son destin. La tâche assignée à la Culture (et dont notre Culture s’acquitte si piètrement, notait déjà Nietzsche dans ses Considérations intempestives ) consiste à exploiter les coups de chance qui, ici et là dans l’histoire, ont produit des types humains supérieurs et à les sélectionner avec méthode.

Une semblable tâche requiert le bouleversement de notre idéal de culture, celui-ci n’ayant été, jusqu’à présent, qu’un idéal de domestication qui provoquait l’hypertrophie de la conscience morale au détriment de la sexualité, du goût de la compétition et de l’égoïsme constructif. Seule une culture noble, axée sur le respect de la hiérarchie, prépare l’avènement du surhomme, parce qu’elle réhabilite le mal, c’est-à-dire les passions dangereuses que l’on a cherché à tuer au lieu de comprendre qu’elles sont l’aiguillon de la volonté de puissance. «L’homme a besoin de ce qu’il a de pire en lui s’il veut parvenir à ce qu’il a de meilleur», déclare Zarathoustra (VI, 319), qui plaide fougueusement en faveur de la volupté, de l’instinct de domination et de l’amour de soi. Ne nous méprenons pas, néanmoins, sur le sens de cette exhortation: la puissance authentique, selon Nietzsche, ne réside pas dans le dévergondage des instincts, mais dans leur spiritualisation, par quoi la nature devient une œuvre d’art: «L’homme supérieur, explique-t-il en songeant aux modèles de la Grèce, de Rome et de la Renaissance italienne, serait celui qui aurait la plus grande multiplicité d’instincts, aussi intenses qu’on les peut tolérer. En effet, où la plante humaine se montre vigoureuse, on trouve les instincts puissamment en lutte les uns contre les autres... mais dominés» (XVI, 344).

La grande politique

Pas de surhomme concevable sans une culture sélective, occupée à ennoblir le corps, pas de surhomme non plus sans une politique qui sauvegarde la hiérarchie. La démocratie, de ce point de vue, est le pire des régimes, puisqu’elle accorde à des individus inégaux des droits égaux, et pousse ainsi au pouvoir les médiocres, représentants du grand nombre. L’instrument de ce despotisme niveleur est l’État, «le plus froid de tous les monstres froids» (VI, 69); l’omnipotence de l’État est l’héritage de la Révolution française, qui a passé les leviers de commande à une classe que Nietzsche abomine, la bourgeoisie. La noblesse glorifiée par Nietzsche, on ne peut «l’acquérir comme les boutiquiers avec de l’or mercantile; car ce qui a un prix n’a guère de valeur» (VI, 296). La bourgeoisie, elle, règne grâce au mensonge et à la cupidité; et la répartition même des richesses est un scandale, puisque «seul devrait posséder celui qui a de l’esprit : autrement, la fortune est un danger public » (III, 152).

Nietzsche se montre aussi sévère à l’endroit des idéaux socialistes. Il leur reproche de prôner l’égalité, bannière derrière laquelle se range la volonté de vengeance des médiocres et des faibles. Pour lui, le socialisme perpétue le mensonge chrétien de l’idéalisme métaphysique dans une version historique, il ne peut mener qu’à des formes encore plus accablantes d’étatisme et de terreur policière, sans aucune finalité de grand style.

La hiérarchie que réclame Nietzsche ne coïncide nullement avec la hiérarchie réelle des classes sociales, ce n’est pas une revendication issue d’une réflexion sur l’histoire, mais une utopie. Nietzsche ne se préoccupe jamais des moyens concrets qu’il faudrait employer pour déloger la bourgeoisie et instaurer le règne des maîtres authentiques. Pas davantage il ne discerne une vocation originale du prolétariat. L’utopie nietzschéenne peut d’ailleurs sembler barbare, avec son apologie de la guerre, de l’exploitation du travail, et de la violence. Mais il s’agit d’un malentendu: ces formules cinglantes ne visent qu’à légitimer une politique au service de la Culture noble, dont la motivation est l’éducation de l’homme à la surhumanité par l’acte de se surmonter soi-même.

Le surhomme, incarnation de la puissance

Les équivoques se dissipent dès qu’on examine le contenu de la puissance par laquelle Nietzsche définit la maîtrise dévolue au surhomme.

Cette puissance est essentiellement celle du créateur , associant le bien et le mal, le négatif et le positif, l’instinctif et le rationnel; chez lui, «règne cet effrayant égoïsme de l’artiste au regard d’airain, et qui se sait justifié d’avance dans son «œuvre», en toute éternité, comme la mère dans son enfant» (VII, 383). Le surhomme est prioritairement un artiste! Aimer, pour lui, c’est prodiguer des formes, c’est travailler une matière pour qu’elle rayonne l’éclat de la beauté.

Mais la puissance triomphe dans la véracité. Les nobles, par principe, sont les véridiques. «Ils ont le courage de voir les choses comme elles sont: tragiques » (XIV, 370). À cet égard, le surhomme procède nécessairement de cette caste des intellectuels dont Nietzsche dit: «Les intellectuels, étant les plus forts , trouvent leur bonheur là où d’autres périraient: dans le labyrinthe, dans la dureté envers soi-même et les autres, dans la tentation; leur joie c’est de se vaincre eux-mêmes» (VIII, 302).

Enfin le surhomme exprime, selon Nietzsche, l’adhésion la plus fervente à l’Éternel Retour. Il correspond au type de l’homme «synthétique, totalisateur, justificateur » (XVI, 287). Son vouloir, affranchi de toute culpabilité, de tout regret, de toute négation, n’est rien d’autre qu’amor fati. Affirmant l’éternité de la vie, il rachète l’ensemble du passé: «Nous justifierons, rétrospectivement, tous les défunts et nous donnerons un sens à leur vie si nous réussissons à pétrir de cette argile le Surhumain, et à donner ainsi un but à tout le passé» (XII, 360).

La jubilation du surhomme sera celle de Dionysos lui-même: «En partant du bonheur du Surhumain , Zarathoustra explique le secret: tout fait Retour» (XII, 401). Le surhomme incarne la souveraineté de la volonté de puissance en laquelle «le penseur, le créateur, l’amoureux sont un » (XII, 250). Il se dresse, à l’heure du «Grand Midi», lorsque l’ombre du désir métaphysique est la plus courte et que l’Idéal recule devant le soleil d’Apollon, qui est aussi le rire de Dionysos. Il est le Sens de la Terre.

Источник: NIETZSCHE (F.)

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