HEINE (H.)
HEINE (H.)
Plus d’un siècle après sa mort, Heine demeure un écrivain discuté, en particulier dans son propre pays. Sans qu’on lui dénie du talent, sa personne est souvent mise en cause et son nom passionne les débats. Auteur de lieder, et parmi les plus populaires dans les pays de langue allemande, il semblerait devoir, par là, échapper aux polémiques; mais son œuvre lyrique compte aussi de grandes parties satiriques dont les traits portent et réveillent d’anciennes blessures.
Il a échoué au théâtre et ne s’est jamais essayé au roman, mais il a découvert, avec le récit de voyage, une forme flexible, capable de supporter toutes les digressions et toutes les variations, et il a su, avec une exceptionnelle virtuosité, y mêler la prose et les vers, la rêverie et la moquerie, les bons mots et les aperçus soudainement révélateurs. Aussi a-t-il été, sa vie durant, journaliste, principalement à Paris où il vint après la révolution de Juillet.
Il lui apparut alors que sa mission serait de servir d’interprète aux deux littératures, analysant l’Allemagne pour le public français et faisant à ses lecteurs allemands le tableau de Paris. Ce dédoublement lui a été quelquefois reproché, surtout du côté allemand où on lui pardonne souvent mal sa liberté de jugement, son goût de l’irrévérence. Pourtant, c’est le chancelier Bismarck lui-même qui l’a défendu, un jour, au Reichstag: «N’oubliez pas, Messieurs, qu’il est, après Goethe, l’auteur des plus beaux lieder en langue allemande.»
De Düsseldorf aux universités
Heinrich Heine a écrit que toute sa carrière, au long de sa vie, s’expliquait par ses origines. Il voulait rappeler par là qu’il était né dans une famille juive, à Düsseldorf, au bord du Rhin, en un temps où cette ville était française (elle devait le demeurer durant la période napoléonienne). Les juifs de Düsseldorf jouissaient en 1799 de plus de libertés et de droits que dans la plupart des autres villes allemandes et, si l’on en croit ses souvenirs, le jeune Heinrich, d’abord appelé Harry, a beaucoup vécu dans les rues et dans les cours, avec les enfants du voisinage, à écouter le soir des histoires et des chansons. Légendes pieuses et histoires de bourreaux, chansons d’amour et de malheur, peuplées de spectres et de démons familiers, c’est le fond où le poète devait, plus tard, largement puiser; c’est la source d’où sont sortis les «esprits élémentaires» qui revivent dans ses vers comme dans les contes romantiques. Beaucoup plus sensible aux sons qu’aux couleurs et aux formes, Heine a été, dès son enfance, très réceptif aux mots, avant même d’en mesurer toujours le sens, et il était encore écolier qu’il savait déjà conter et jeter sur le papier des histoires imaginées, à la grande joie de sa sœur Charlotte.
Après les légendes du Rhin, ce sont les souvenirs de l’épopée napoléonienne qui ont marqué ses jeunes années: le tambour de la vieille garde qui raconte ses campagnes; les cavaliers de Murat dans le Hofgarten de Düsseldorf; enfin, quand tout est fini, la troupe misérable des grenadiers, revenus de leur captivité en Sibérie, que Heine raconte avoir vue un jour dans ce même Hofgarten et qu’il a immortalisée dans sa ballade.
Pour assurer l’avenir du jeune Harry qui se révélait inapte au commerce, son oncle Salomon Heine, qui avait édifié une grande fortune à Hambourg, lui fit faire des études de droit. Médiocre étudiant, il fut bon patriote libéral, fervent d’un passé national que la génération romantique de la guerre de libération (1813-1815) venait de sauver de l’oubli et qu’on cultivait particulièrement à Bonn. Heine passa deux semestres dans cette ville, suivant les cours de Schlegel et de Arndt, souvent en compagnie de Simrock qui devait consacrer sa vie à la poésie allemande ancienne.
À Göttingen, l’année suivante, rejeté par un milieu rétrograde et borné, il prit conscience de l’antisémitisme et dut quitter la place; mais il avait découvert aussi des cibles de choix pour ses premiers
Tableaux de voyage (
Reisebilder I , 1826).
C’est seulement à Berlin qu’il devait trouver, dans le salon de Rachel von Varnhagen, et en écoutant les cours de philosophie politique de Hegel en 1821-1822, le milieu intellectuel et mondain qui l’a accueilli et stimulé.
Des amours aux voyages
Intitulé simplement Poèmes (Gedichte ), son premier recueil a été publié à Berlin en 1822; ce sont les pièces, ballades et sonnets, qui forment aujourd’hui la première partie du Livre des chants (Das Buch der Lieder ), et auxquels il devait donner ensuite le titre Jeunes Souffrances (Junge Leiden , 1817-1821). Chants de malheur et rêveries, appels et désespoirs, empoisonnés par le souvenir lancinant de la vaine cour qu’il fit à Amélie, sa belle cousine de Hambourg: «Il a perdu son trésor, c’est le tombeau qui lui convient; c’est là qu’il aimerait le mieux reposer, jusqu’au jour du Jugement Dernier» («Le Pauvre Pierre»).
En 1823 paraissait l’
Intermezzo (
Tragödien nebst einem lyrischen Intermezzo ), entre deux tragédies historiques dans le goût de Walter Scott, un intermède lyrique où se trouvent quelques-unes des brèves et fulgurantes plaintes d’amour qui inspireront le musicien Robert Schumann. En 1826, avec les premiers
Tableaux de voyage , Heine publiait la série de poèmes intitulée
Le Retour (
Die Heimkehr ) où le désenchantement déchirant, le rire sur son propre malheur se révèlent comme les modes d’expression favoris du poète. Un an plus tard, avec les deux cycles de
La Mer du Nord (
Die Nordsee ) s’ajoutant aux précédents, Heine publiait ce
Livre des chants qui devait connaître treize éditions successives du vivant de l’auteur et faire de lui un poète majeur. Ballades, chansons d’amour et de deuil, tableaux de genre piquants et touchants, enfin les vastes évocations, colorées et sifflantes de la mer du Nord, les premières en langue allemande, montraient la virtuosité d’un musicien du verbe, doué dans tous les registres lyriques.
Docteur en droit en 1825, baptisé peu après dans une église luthérienne (il prend alors le prénom de Heinrich), Heine cherche, des années durant et sans succès, un emploi stable dans une administration, une université ou un journal. Ses espoirs se sont tournés vers Munich où régnait Louis Ier de Bavière, un roi ami des artistes. Mais Heine était ressortissant prussien, juif bien que baptisé; sa plume redoutable lui avait fait beaucoup d’ennemis après les Tableaux de voyage , et il avait la réputation d’être joueur et libertin. Il ne demeura pas longtemps à Munich où il rédigeait un journal, et partit pour l’Italie; il en revint, y retourna, et en rapporta les dernières parties des Tableaux de voyage qu’il acheva de rédiger à Berlin et à Potsdam, où il vécut un temps après la mort de son père. Berlin ne lui offrit pas l’emploi que Munich lui avait refusé et, en septembre 1829, il reprenait le chemin de Hambourg, «berceau de ses malheurs» où, naguère, il s’était juré de ne jamais retourner et où ses écrits polémiques faisaient scandale, en ville et dans sa famille.
Paris
Il était aux bains de mer, sur le rocher nu et rouge d’Héligoland, quand lui parvint la nouvelle des journées de juillet 1830 et du changement de régime à Paris. Patriote et libéral comme l’était alors la jeunesse universitaire allemande, victime de la politique de restauration qui lui avait fermé une porte après l’autre, se sentant à l’étroit dans le cadre provincial des cités dynastiques d’Allemagne, Heine regardait depuis longtemps vers Paris. C’était la capitale des lettres et de la liberté, la patrie d’élection des exilés, des révoltés et des prophètes. Après avoir, encore une fois, échoué dans une candidature à un emploi à Hambourg, Heine prend la route de Paris où il arrive au début de mai 1831; il devait y passer le reste de ses jours.
Plus facilement que dans aucune ville allemande d’alors, on pouvait mener à Paris la vie libre d’un homme de lettres. Ses bons mots, son esprit lui ouvrent les salles de rédaction, et il devient rapidement une figure des cafés littéraires. Sur les boulevards et dans les salons du monde de la finance, il passe pour «l’homme le plus spirituel de l’Europe moderne». «Quoiqu’il y eût encore en sa parole un restant d’accent tudesque, les maîtresses de maison suppliaient leurs amis de l’amener», rapporte ce même témoin qui a parlé aussi de la griserie de Heine quand il s’est vu introduit dans le milieu romantique parisien. Théophile Gautier a été son ami le plus sûr, il a été lié durablement aussi avec Gérard de Nerval qui a traduit ses poèmes en français. Ses amis parisiens parlent de lui comme d’un demi-dieu moqueur et douloureux: «Beau comme la beauté, avec un nez un peu juif; c’est, voyez-vous, Apollon mélangé de Méphistophélès», a dit Théophile Gautier; et Philarète Chasles: «Quand ces yeux bleus germaniques riaient de concert avec cette bouche qui mordait, on découvrait l’amertume de tant de gaieté.» L’auteur des lieder touchants et troublants du Livre des chants est aussi celui d’âpres satires, et il devait chanter les grisettes du Palais-Royal après avoir adoré Lorelei. Ses contradictions, son rire sans gaieté, ses larmes qui se donnent pour feintes et ne le sont peut-être pas, ses indignations rares et bientôt oubliées, sa subtilité et sa susceptibilité ont toujours attiré et dérouté.
L’Allemagne et la France
Continuant madame de Staël, Heine compose bientôt, à l’usage des Français, une histoire de
L’École romantique allemande et une autre de
La Religion et la philosophie en Allemagne publiées en 1835 dans la
Revue des deux mondes . La seconde étude donne une vue rapide mais pénétrante des croyances, des confessions, des philosophies, du Moyen Âge à Hegel, en passant par Luther et Spinoza. L’ouvrage s’achève sur des pages célèbres où Heine prophétise le réveil de l’Allemagne de 1830, encore rêveuse, et où il souligne l’importance européenne de la pensée de Hegel. L’événement est venu confirmer la prophétie du poète.
En même temps qu’il expliquait aux Parisiens les mystères de la Germanie, il faisait, pour le public des journaux allemands alors en plein essor, des tableaux de Paris. Ses correspondances pour la Augsburger allgemeine Zeitung font revivre avec vivacité le Parlement, la presse, le monde des arts et des théâtres sous la monarchie de Juillet; elles furent rassemblées en plusieurs volumes: Les Peintres français (Die französischen Maler , 1830); De la France (Französische Zustände , 1839); Lutèce (Lutezia , 1854).
La poésie engagée a fait aussi son apparition dans la vie de Heine durant sa première période parisienne, celle de sa liaison puis de son mariage avec une jeune normande rencontrée dans une boutique du Palais-Royal, Mathilde Mirat, celle aussi des combats politiques et philosophiques dont ses poèmes porteront la trace.
Entre 1830 et 1848, les Allemands étaient nombreux à Paris où les ateliers attiraient des ouvriers et où les exilés politiques se rencontraient dans des associations que Heine a connues. Il y a retrouvé Ludwig Börne, qui venait de Francfort, et Karl Marx qui passa quelques mois à Paris en 1843-1844. Il a collaboré au Vorwärts , qui devait être, plus tard, un journal socialiste, et aux éphémères Annales franco-allemandes , où écrivait le jeune Marx.
Pourtant, un des grands poèmes satiriques de Heine,
Atta-Troll , est une charge contre les poètes libéraux allemands de son temps, signe de la difficulté qu’il éprouve à aimer tous ceux qui auraient dû être de ses amis politiques. Son esprit de franc-tireur incapable de résister au plaisir de railler fleurit avec une verve plus heureuse dans l’
Allemagne ,
conte d’hiver (
Deutschland ,
ein Wintermärchen , 1844). Heine a laissé quelques belles pièces politiques, ainsi
Les Tisserands de Silésie (
Die Schlesischen Weber ) pour lequel il a même repris une image qu’il avait trouvée dans le chant des « canuts » insurgés de Lyon en 1832. Poète de la liberté, Heine savait donner de la résonance aux grands mots populaires; il disait de lui-même qu’il était «un bon tambour».
Il se vantait volontiers aussi d’avoir marqué une date dans l’histoire de la poésie allemande en mettant fin à l’époque de l’art pour l’art, celle des classiques de Weimar; il se voulait le premier poète «
moderne» de langue allemande, divisé contre lui-même et tirant de son propre tourment une délectation subtile. Mais, au milieu de la vie parisienne, il entendait aussi le cor des postillons du Harz et le chant des filles du Rhin; le premier, il a raconté à Richard Wagner l’histoire du Hollandais volant, qui devint
Le Vaisseau fantôme , et celle de ce chevalier Tannhäuser, déchiré entre les maléfices de Vénus et la grandeur de sainte Elisabeth de Thuringe.
La maladie
Le dernier de ses grands recueils poétiques, le Romanzero a été publié en 1851. Il est le plus riche et il contient ses pièces les plus émouvantes, en particulier ses méditations sur la maladie, la mort, le dieu des Hébreux et le destin des âmes.
Depuis 1848, Heine était atteint de paralysie, et il était habité par la pensée de la mort (qui surviendra huit ans plus tard à Paris). Il faisait, à l’envers, le chemin de Lazare, et revenait à ses origines, aux sources de son être. Le retour était déjà le titre d’un de ses premiers recueils, les
Lamentations (
Lamentationen ),
les Mélodies hébraïques (
Hebräische Melodien ),
le Livre de Lazare (
Das Buch Lazarus ),
réunies dans le
Romanzero , méritaient pleinement ce titre-là. C’est le retour à la Bible de son enfance et aux récits d’antan, présents tout au long de sa carrière poétique: «Oui, je suis revenu à Dieu, comme l’enfant prodigue, après avoir longtemps gardé les cochons avec les disciples de Hegel [...] Pour ce qui est de la théologie, je dois reconnaître que j’ai fait un retour en arrière; comme je l’ai déjà avoué, je suis revenu à une vieille superstition, la croyance en un Dieu personnel» (Postface au
Romanzero , Paris, 30 sept. 1851).
Mais l’univers du poète demeurait aussi riche en évocations du Moyen Âge, des mondes exotiques, des scènes amères de sa jeunesse, du «château des affronts» de Hambourg. La lampe est la compagne de ses nuits sans sommeil: quand la flamme baisse jusqu’à s’éteindre, il pense s’éteindre lui-même.
DIR
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À la fin la mèche geint et siffle
Désespérément, et elle s’éteint.
Cette pauvre lumière c’était mon âme./DIR
Durant la période hitlérienne, son nom fut rayé, en Allemagne, partout où il pouvait l’être. Il avait disparu des anthologies, mais pas tout à fait sa poésie; il avait fallu, au moins, y laisser la
Lorelei , le plus populaire de ses chants; trop d’écoliers allemands l’avaient appris par cœur. Alors, pour ne pas imprimer au bas de ses vers le nom du poète maudit, on avait mis seulement: «auteur inconnu». Mais ceux qui le persécutaient ainsi rendaient à son génie un hommage involontaire:
même sans son nom, ses vers demeuraient.
Источник: HEINE (H.)