Vers la fin des années 1960, alors que la littérature romanesque souffrait d’une certaine langueur, les romans et nouvelles de la Britannique Angela Carter apportèrent un vent de renouveau. On situa son œuvre, depuis
The Magic Toyshop (1967) jusqu’à
Wise Children (1991), dans le courant nommé «réalisme magique», qu’illustrèrent Günter Grass, Gabriel García Marquez et, plus tard, Salman Rushdie, et qui combine une fantaisie exubérante avec la précision extrême des descriptions, le réalisme pointilleux de l’écriture avec le fantastique de l’inspiration.
Des nuits au cirque (1984), à la fois roman picaresque et épopée comique située au XIX
e siècle, est un exemple parfait du genre, avec son héroïne Fevvers, une géante aux ailes d’oiseau, trapéziste dans un cirque, qui, avant de l’accueillir dans ses bras, entraîne le sceptique Jack Walser loin de Londres et de son univers, dans les déserts glacés de Sibérie où il sera initié aux rites chamaniques, et donc transformé. Mais la veine inventive de Carter, son goût du bizarre et du merveilleux se remarquent déjà dans
The Magic Toyshop , un récit d’initiation qui participe du conte et de la
nursery rhyme , et met en scène un ogre terrifiant avec son peuple de marionnettes, ou dans
La Passion de l’Ève nouvelle (1977), un roman de science-fiction, une utopie aussi puisqu’un monde nouveau y est décrit, où sont exposées, à travers le décor de la ville, gigantesque métaphore de la mort et de la dissolution, les tentations de la violence, de la peur et de la démence, et opposées, encore une fois, les figures symétriques de l’homme tyrannique et de la femme soumise. Féministe, Angela Carter publia en 1979 un essai,
La Femme sadienne, où elle dénonçait les mythes dont les femmes, «créatures mutilées dont la vocation est de saigner», sont, d’après elle, prisonnières, et proposait une nouvelle vision de Sade, penseur éclairé qui «mit la pornographie au service des femmes». Son livre le plus beau, peut-être,
La Compagnie des loups (
The Bloody Chamber , 1979) mettait en scène les fantasmes de cruauté dans la relation amoureuse, qu’analysait l’essai. Ces contes de fées revus et corrigés, depuis
Barbe-Bleue jusqu’au
Petit Chaperon rouge , subvertissaient la morale habituelle de façon subtile et donnaient droit de cité, comme on l’a dit, à une perversité aux formes multiples, au sadisme, à la difformité physique, à toutes les monstruosités.
Ainsi Angela Carter utilisait-elle les formes les plus anciennes et les genres les plus divers, unissant dans ses romans des images venues du romantisme noir ou du roman gothique aux schémas de la science-fiction et de l’utopie, pour élaborer le projet d’un autre monde et la conception d’une femme nouvelle. On attribua le comique robuste et l’humour à la fois caustique et cynique de son dernier livre, Wise Children , à ses racines anglaises et, plus précisément, à son appartenance londonienne. Son audace, son imagination, son irrévérence envers toutes les formes de pouvoir établi sont les traits que l’on a souligné après sa mort prématurée, en regrettant cette voix qui non seulement exprima le travail souterrain d’une époque, mais contribua, au dire de beaucoup, à «donner une nouvelle identité à l’Angleterre postimpériale, hypocrite et fossilisée».