AKHMATOVA (A.)
AKHMATOVA (A.)
Membre de l’école «acméiste», Anna Akhmatova est, dès 1917, l’un des représentants les plus célèbres de la génération postsymboliste à laquelle la poésie russe doit de connaître son «âge d’argent». Longtemps étouffée et, en 1946, explicitement condamnée par le parti pour ses attaches avec la société prérévolutionnaire et son accent intime et apolitique, sa poésie, renouvelée par les épreuves de la Révolution, de la répression stalinienne puis de la guerre, a toujours gardé la faveur des lecteurs russes.
Formation et débuts littéraires
Fille d’un ingénieur-mécanicien de la marine, Anna Akhmatova (de son vrai nom Gorenko),
née le 11 (23) juin 1889 près d’Odessa, a passé une grande partie de son enfance et de sa jeunesse près de Saint-Pétersbourg, à Tsarskoïe-Selo, résidence d’été des souverains russes à partir du XVIII
e siècle. Le palais baroque, bâti pour l’impératrice Élisabeth par l’architecte italien Rastrelli, le lycée impérial fondé par Alexandre I
er et où Pouchkine a fait ses études, le grand parc à l’anglaise qu’il a célébré, ce décor familier de ses promenades d’enfant sera pour Akhmatova l’archétype d’une certaine élégance harmonieuse dont elle fera son idéal esthétique.
Après des études secondaires classiques aux gymnases de Tsarskoïe-Selo, puis de Kiev (
où sa mère, divorcée, s’est établie en 1905) et des études supérieures de droit à Kiev (
qu’elle complétera plus tard par des études d’histoire et de lettres à Saint-Pétersbourg),
elle épouse en avril 1910 un ami d’enfance, le poète Nikolaï Goumiliov. En 1910, puis en 1911, elle l’accompagne à Paris, où elle assiste au triomphe des
Ballets russes et se lie d’amitié avec Modigliani, qui fait son portrait. En 1912, elle parcourt l’Italie, pays dont la peinture et l’architecture produisent sur elle une impression «semblable à celle d’un rêve dont on se souvient toute sa vie».
En 1911, Anna Akhmatova qui, s’il faut en croire son autobiographie, écrit des vers depuis l’âge de onze ans, lit quelques-uns de ses poèmes dans le salon littéraire du poète symboliste Viatcheslav Ivanov, dont les éloges valent une consécration. Elle participe, à partir de l’hiver 1911-1912, aux premières réunions de l’«Atelier des poètes» (Tsekh poetov ), berceau du mouvement «acméiste» dont Goumiliov et Gorodetski sont les principaux théoriciens, et qui réunit notamment les jeunes poètes Mandelstam, Narbout, Zenkievitch, Lozinski.
L’acméisme se rattache au «clarisme» du poète Kouzmine, qui préfacera le premier recueil d’Akhmatova. Il est l’une des formes que prend, vers 1910, la réaction de la jeune génération contre le romantisme des symbolistes, leur mysticisme, leur poétique «déréalisante».
Les premiers recueils d’Akhmatova, Le Soir (1912, tiré à trois cents exemplaires) et Le Rosaire (1914, dix éditions jusqu’en 1923), frappent précisément leurs lecteurs par l’absence de toute recherche formelle comme de tout arrière-plan mystique. Ce sont de brefs tableaux, sobres et précis comme des vignettes, où l’état d’âme n’est généralement que suggéré, dans sa frémissante et secrète complexité, par le choix hardi et sûr de quelques détails apparemment inessentiels. Si la finesse des notations psychologiques évoque, comme l’écrira Mandelstam, l’art des romanciers russes du XIXe siècle, le choix discret et sûr qui préside à la composition du poème s’inspire d’une esthétique classique, dont les modèles sont Pouchkine et Batiouchkov. Classiques sont aussi la langue et la versification d’Akhmatova, contrastant avec celles d’un Maïakovski ou d’un Pasternak: ses rimes sont peu recherchées; son style, direct, ignore la métaphore et ne craint pas de faire appel aux images usées que recouvre le vocabulaire poétique traditionnel.
Pourtant, à ce vocabulaire teinté d’archaïsme, elle n’hésite pas à mêler les intonations familières de la langue parlée; elle contribue, plus que la plupart de ses contemporains, au renouvellement des rythmes syllabotoniques en usant de la pause (marquée par l’omission d’un temps faible) qui en accroît le pouvoir expressif; enfin ce poète raffiné retrouve, sans effort apparent, les images, les rythmes et les tours de phrase de la poésie populaire. À la fois traditionnel et original, le langage poétique d’Akhmatova suscitera très tôt des commentaires érudits, notamment ceux des linguistes et critiques formalistes V. Jirmounski (1916),
B. Eichenbaum (1923), V. Vinogradov (1925).
Le succès des premiers recueils d’Akhmatova tient aussi, comme l’ont souligné ces critiques (
notamment B. Eichenbaum), à ce qu’ils composent une sorte de journal intime à travers lequel le lecteur découvre l’héroïne séduisante d’un roman d’amour malheureux. Mais déjà, à côté de cette image d’une jeune femme au cœur vibrant et fragile, toute soumise au dieu capricieux de l’amour, on perçoit aussi la silhouette de l’artiste exigeant et lucide, pour qui la poésie est l’instrument libérateur d’une conquête de soi. Le classicisme d’Akhmatova, loin d’être, comme c’est parfois le cas chez les acméistes, un simple élément décoratif, ou même seulement un style, est un principe éthique autant qu’esthétique: principe viril de rigueur et d’austérité qui, contrastant avec une sensibilité féminine aiguë et vulnérable, forme le ressort dramatique interne de la poésie d’Akhmatova et explique l’évolution ultérieure de son œuvre.
De la Révolution à la Seconde Guerre mondiale
L’œuvre et la personne d’Akhmatova apparaissent en 1917 comme la quintessence de la culture aristocratique que symbolise Saint-Pétersbourg et dont la Révolution va sonner le glas. Son lyrisme personnel ne paraît guère à la mesure du cataclysme qui sera désormais au centre de la conscience russe. Pourtant, après octobre 1917, elle refusera de quitter son pays et se fera un devoir de partager le sort de son peuple; si étrangère que lui soit l’idéologie marxiste, elle acceptera comme un bienfait le dépouillement auquel la Révolution va la contraindre.
Ce dépouillement, déjà sensible dans les vers des années de guerre (La Volée blanche , 1917), se marque surtout dans les poésies des années de la Révolution et de la guerre civile, particulièrement fécondes (Le Plantain , 1921, et Anno Domini MCMXXI , 1922; ce dernier titre perdra son millésime dans les éditions postérieures). Tout ce qui, dans les recueils précédents, trahissait encore la pose ou la stylisation, a maintenant disparu. Quelques poèmes seulement, mais qui ont valeur de manifeste, y font entendre l’écho des événements historiques, guerre ou révolution. Dans l’ensemble, la poésie d’Akhmatova, ouverte sur le monde sensible, reste cependant axée sur la vie intérieure.
Séparée de Goumiliov en 1918, Anna Akhmatova a épousé, peu après la Révolution, l’orientaliste V. K. Chileïko, d’avec qui elle divorcera également. Le nom de Goumiliov, fusillé en 1921 à la suite d’un complot antibolchevique, va cependant lui fermer pour de longues années les portes des maisons d’édition soviétiques. Entre 1923 et 1940, elle ne pourra publier que quelques traductions. Jusqu’en 1934, elle cessera pratiquement d’écrire des vers et se vouera à des recherches sur l’architecture ancienne de Saint-Pétersbourg, ainsi qu’à des travaux d’histoire littéraire consacrés à Pouchkine, dont certains sont encore inédits. Ceux qui ont été publiés (Le Dernier Conte de Pouchkine , 1933; L’Adolphe de Benjamin Constant dans l’œuvre de Pouchkine , 1936; L’Invité de pierre de Pouchkine , 1958) sont à la fois d’un chercheur érudit et scrupuleux et d’un critique pénétrant, appliqué à sonder les mystères de la création.
En 1935, le fils unique d’Akhmatova, Lev Goumiliov, alors âgé de vingt-trois ans, est pris dans le raz de marée d’arrestations et de déportations arbitraires qui déferle sur la Russie: puis ce sera son mari, l’historien d’art N. N. Pounine, qu’elle ne reverra jamais. Elle partage alors la détresse de millions de ses compatriotes, foule anonyme qu’elle coudoie dans les files d’attente formées jour et nuit devant les prisons de Leningrad. Cette épreuve, qui la ramène à la poésie, va considérablement élargir la résonance de son œuvre. Elle lui inspire le
Requiem (1935-1940), encore inédit en Union soviétique, mais qui apparaît d’ores et déjà comme le grand monument littéraire de l’époque stalinienne.
La poétique du
Requiem , cycle de quinze poèmes de longueurs et de formes diverses, ne diffère guère de celle des œuvres précédentes:
c’est toujours la même précision des détails, la même sobriété de l’expression, la même spontanéité des intonations, tantôt familières, tantôt solennelles, dévoilant ici l’image d’une mère et d’une épouse en tête à tête avec le malheur. Mais tout ce qui suggère la profondeur de la détresse apparaît en même temps comme un acte de courage; jamais l’image de la poétesse, telle qu’elle se dégage de son œuvre, n’avait atteint à cette majesté monumentale qui en fait un véritable symbole de la Russie martyre.
La portée civique du lyrisme d’Akhmatova n’apparaîtra cependant à ses lecteurs (qui ignorent le
Requiem ) qu’après 1941. La guerre l’a surprise à Leningrad, où elle assiste aux débuts du siège, avant d’être évacuée à Tachkent, en Asie centrale. Elle lui inspire des vers patriotiques où s’exprime l’inébranlable résolution d’un pays menacé dans son existence:
ainsi, en 1942, le poème
Le Courage ou le fameux
Serment , publié en première page par la
Pravda et placardé sur les murs de Leningrad assiégée. Venant d’un poète qui a si chèrement payé le droit de parler au nom de son peuple, ces vers sont accueillis comme un témoignage de l’unité nationale refaite, par-delà vingt ans d’épreuves et de divisions.
Les dernières années
En 1940, Anna Akhmatova a pu enfin publier un recueil de ses poèmes anciens, complétés par un sixième livre,
Le Saule , qui comprend des vers contemporains du
Requiem , mais dominés par le thème du souvenir: ils annoncent par là le
Poème sans héros , qui sera l’œuvre majeure des dernières années. Commencée en décembre 1940, cette composition symphonique en trois parties sera achevée, pour l’essentiel, dès 1942. Cependant, Akhmatova ne pourra s’en séparer que vingt ans plus tard, après l’avoir plusieurs fois remaniée et lui avoir apporté de nombreuses additions. La partie centrale en est une
Nouvelle pétersbourgeoise évoquant les personnages d’une aventure qui avait, en 1913, défrayé la chronique de la capitale: le suicide d’un jeune poète devant la porte d’une étoile de la société artistique et littéraire de Saint-Pétersbourg, une danseuse, amie de la poétesse, et, comme elle le dira, son «
double». Ce passé vieux de cinquante ans, ressuscité ici sous l’apparence fantastique d’une «arlequinade infernale», est chargé d’une double signification: il représente à la fois cette présence obsédante du passé dans le présent qui matérialise le
temps et cette présence du présent dans le passé qui se nomme le
destin . Ces deux thèmes, celui du temps comme absence et néant, celui de l’histoire comme destin et comme expiation, dominent désormais toute l’œuvre d’Akhmatova. Cependant, la poésie apparaît toujours, au terme de ce dialogue tragique avec un passé irrémédiable, comme une victoire sur le temps et un gage d’éternité: ce troisième thème, implicite dans la plupart des poèmes d’Akhmatova, est développé en particulier dans le cycle
Les Secrets du métier (1936-1960).
Pendant les années de la guerre et de l’immédiat après-guerre, Akhmatova a retrouvé toute sa popularité:
ses œuvres choisies sont rééditées en 1943, puis en 1946, et les revues de Leningrad la publient volontiers. Aussi sera-t-elle la cible principale d’une campagne de redressement idéologique, entreprise en août 1946 à la suite d’un rapport de Jdanov devant le comité central du Parti communiste, suivi d’une résolution officielle. Le rapport de Jdanov voit dans l’œuvre de la poétesse la «poésie d’une petite dame enragée, qui s’agite fiévreusement entre son boudoir et son prie-Dieu», et y dénonce «des motifs érotico-amoureux entremêlés à des motifs de tristesse, de nostalgie, de mort, de mysticisme, de désespoir». La résolution du 14 août 1946 condamne les revues
Leningrad et
Zvezda (
L’Étoile ), coupables d’avoir «donné un rôle actif à Akhmatova», introduisant ainsi des «éléments de désordre et de désorganisation idéologique parmi les écrivains de Leningrad». En septembre 1946, Akhmatova est exclue de l’Union des écrivains et se trouve de nouveau réduite au silence.
C’est pendant ces années de silence forcé qu’elle revient à la traduction, qu’elle a déjà pratiquée vers 1930. Elle écrit également quelques essais en prose, jusqu’à présent inédits, ainsi que des souvenirs, dont deux fragments, l’un consacré à Modigliani, l’autre à Mandelstam, ont été publiés hors de l’Union soviétique.
La résolution de 1946 ne sera jamais ouvertement dénoncée, et c’est cinq ans seulement après la mort de Staline, en 1958, que l’on verra paraître, pour la première fois depuis douze ans, un mince recueil de poèmes d’Akhmatova. Cependant des voix autorisées commencent à s’élever en sa faveur: en 1956, le romancier Alexandre Fadeïev, secrétaire général de l’Union des écrivains, intervient pour faire libérer son fils; en 1961, le successeur de Fadeïev, le poète Alexis Sourkov, préface élogieusement une nouvelle édition de ses œuvres; en 1964, à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, relevé par toute la presse soviétique, le poète Alexandre Tvardovski répudie à mots couverts les termes de la résolution de 1946, tandis que le critique Siniavski rend hommage au courage civique de la poétesse. En décembre 1964, pour la première fois depuis 1912, elle pourra quitter la Russie pour se rendre en Italie, où lui est décerné le prix international de poésie Etna-Taormina. L’année suivante, elle revoit Paris, après avoir reçu à Oxford le grade de docteur
honoris causa .
Anna Akhmatova est morte à Domodedovo, près de Moscou, le 5 mars 1966. Elle a été enterrée au cimetière de Komarovo, près de Leningrad, où elle avait habité pendant les dernières années de sa vie.
Источник: AKHMATOVA (A.)