MACHADO (A.)
MACHADO (A.)
Antonio Machado est le principal représentant de ce qu’on appelle la « génération de 98», qui s’appliqua, après l’écroulement des dernières ambitions impériales espagnoles, à méditer sur les déficiences et sur les erreurs séculaires qui l’avaient provoqué et à retrouver, en revanche, les valeurs permanentes de la culture nationale. Machado parcourt un itinéraire de pensée qui, du silence discret d’une vie consacrée uniquement à la poésie et à la réflexion, le conduit à un engagement généreux pour la cause de la république démocratique, engagement qui le contraint à prendre la route de l’exil où la mort le surprendra. Cet aperçu aide à comprendre le passage d’un romantisme attardé, puis du symbolisme moderniste, à un lyrisme épique et à la limpide inspiration philosophique des derniers poèmes. Et l’on comprend aussi que les écrits en prose (approfondissement inépuisable de thèmes théoriques presque obsessionnels) l’emportent de plus en plus sur la poésie; celle-ci se fait d’autant moins fréquente qu’elle devient plus intense d’illuminations et d’idées. Fidèle à la tradition lyrique espagnole (savante et populaire) par sa langue et sa métrique, Machado a suivi le chemin le plus audacieux dans l’élaboration conceptuelle et a tracé une parabole rigoureuse et exaltante qui en fait un des représentants les plus valables et les plus nobles de la poésie du XXe siècle.
De l’intimisme à l’épique
Né à Séville, Machado fait ses études à la célèbre Institución libre de Enseñanza de Madrid, centre de culture laïque et progressiste. En 1899, il accomplit le premier d’une série de voyages à Paris, où il aura l’occasion de connaître Rubén Darío, Anatole France, Oscar Wilde et bien d’autres hommes de lettres français et étrangers; il fréquente les cours de Bergson (1910), qui auront de nombreuses répercussions sur sa pensée. Son premier recueil de poèmes lyriques,
Soledades , est publié en 1902; Machado lui-même parle à son propos d’«
intimisme», de poésie qui naît d’une «profonde palpitation de l’esprit», qui s’exprime «en réponse animée au contact du monde». La filiation becquerienne (de Gustavo Adolfo Bécquer, poète romantique) et moderniste de ces poésies traduit emphatiquement le caractère introverti de l’inspiration: Machado s’évade du spleen d’un présent morne grâce à l’illusion, ou plus souvent à la rêverie. Et c’est ainsi qu’il évoque – depuis Madrid où il habite – le patio de la maison de Séville, avec sa fontaine murmurante, les intérieurs provinciaux et les petites rues ou les places retentissantes de voix enfantines, les balcons fleuris et les jardins silencieux. Le souvenir poignant produit une syntonisation magique avec les atmosphères et les paysages, au point que parfois les choses, la nature, le temps deviennent interlocuteurs d’un dialogue fraternel. Des thèmes peu nombreux sont continuellement abordés comme pour en distiller désespérément toutes les possibilités évocatrices; déjà s’affirment péremptoirement des situations (le soir) et des symboles (
la fontaine, la noria) que Machado emplit de ses méditations sur le passé et le présent, sur la vie et la mort. Dans l’édition suivante du recueil, avec le titre
Soledades, galerías, otros poemas (1907), apparaissent d’autres symboles suggestifs du retour dans le passé et de la destinée humaine: le fleuve,
la «galería», tandis que de savantes retouches stylistiques réduisent les intonations décadentes et éclaircissent conceptuellement les passages sentimentaux.
En 1912 paraît l’autre grand recueil poétique de Machado, Campos de Castilla . Celui-ci est dominé, dès le titre, par les vastes plaines castillanes, au centre desquelles le poète avait vécu de 1907 à 1912, comme professeur de français à Soria. Séjour d’abord serein, rendu heureux par le mariage avec Leonor, mais terminé tragiquement par la mort de sa toute jeune femme. Machado sort définitivement de la sphère moderniste et s’impose comme le poète de la moralité de la génération de 1898, par son retour à la tradition médiévale et le remplacement du paysage doux et exténué de l’Andalousie par le sévère paysage castillan. L’influence idéale d’Unamuno domine cette phase créatrice. Évidente apparaît l’application à se rattacher à la veine épico-lyrique du romancero. Les compositions, souvent amples, et d’une architecture complexe, évoquent les espaces de la Castille et suivent le cours du Duero, sous les cimes du Moncayo. Aspérité et grandeur, teintes sombres et cieux immenses: Machado les chante selon l’alternance des saisons et la variété des lumières. Le moi, avec ses sentiments et ses mémoires, est relégué au second plan; ou plutôt il se laisse envahir par la solennité de la nature, se jette vers un passé collectif et national, voit par le truchement de personnages populairement primitifs, derrière lesquels se détache souvent l’ombre de Caïn («Tierra de Alvargonzales»). Avec Campos de Castilla , Machado n’acquiert pas seulement un sens plus viril et réaliste de la nature, de la vie, mais il commence aussi à expérimenter cette espèce de dédoublement (le moi par le truchement des autres) qui inspirera Juan de Mairena et d’autres «apocryphes»: «Je pensai, écrit-il, que la mission du poète est d’inventer de nouveaux poèmes de l’éternel humain, histoires animées qui, tout en étant personnelles, vivent toutefois par elles-mêmes.»
La Castille domine encore dans une série de poèmes insérés dans la réédition de Campos de Castilla , parmi les Poesías completas (1917); mais elle est désormais un lieu de l’âme, comme auparavant l’Andalousie, avec laquelle elle est d’ailleurs placée dans une sorte de dialectique autobiographique. Détachement méditatif, mais aussi physique, puisque, après la mort de Leonor, Machado s’était fait muter à Baeza, où il composa une bonne partie de la première rédaction de Nuevas Canciones (1924). Cette riche série de poèmes est en apparence moins compacte que les deux recueils précédents. Cela résulte aussi des modèles de composition et de métrique, du cante hondo andalou aux coplas proverbiales, du haïku au sonnet, toutes formes qui parurent au poète plus propres à atteindre l’essentialité, l’absolu de la parole poétique. Après l’effort d’objectivation de Campos de Castilla , la recherche d’une poésie qui ne relève pas du moi, mais du toi, conduit, en surface, à une valorisation des schémas métriques populaires andalous (ceux-mêmes que reprendra plus tard García Lorca); mais, en profondeur, cette recherche se résout dans une attitude métaphysique, qui ne rencontre pas des personnes, mais des monades – surtout la Monade première, l’Autre dont tous les autres sont le reflet –, qui ne voit pas des choses, mais des signes secrets du mystère. Alors les grandes métaphores philosophiques d’Héraclite, de Pythagore, de Platon (l’eau qui court sans trêve, la lyre, la caverne ou la ciguë), la mythologie classique et l’Évangile s’offrent à une méditation qui sait donner forme poétique aux interrogations les plus ardues sur la vie et sur l’être. Quand Machado revient à des évocations, à des souvenirs (et il le fait souvent), les paysages deviennent des visions, les saisons deviennent des ères, avec une pureté et une intensité jamais atteintes auparavant.
L’heure de la philosophie
La période 1924-1932, passée à Ségovie (désormais Machado est vénéré comme un maître, écouté et entouré par les jeunes poètes), est marquée par de nouveaux sentiments et de nouvelles activités. L’amour pour Guiomar (Pilar Valderrama) qui lui inspire de rares mais très belles poésies, la collaboration théâtrale avec son frère Manuel, aussi bien pour arranger des drames de Lope et de Calderón que pour composer des comédies et des drames originaux (
Desdichas de la fortuna , 1926;
Juan de Mañara , 1926;
Las Adelfas , 1928;
La Lola se va a los puertos , 1930;
La Prima Fernanda , 1931;
La Duquesa de Benamejí , 1932). C’est durant cette période que l’élément d’autocritique et d’autoréflexion exige un espace autonome: les proses des
Complementarios (publiées presque toutes posthumes),
le Cancionero apócrifo (paru en 1926),
Juan de Mairena (publié en 1936, mais d’autres chapitres furent imprimés séparément) constituent un discours uniforme et compact qui porte aux dernières conséquences d’anciennes méditations de Machado. À part les pages critiques, précieuses pour définir sa poétique, ce qui domine dans ces écrits pleins de références philosophiques (les présocratiques, Platon, Leibniz, Kraus, Kant, Bergson, Unanumo, Heidegger),
c’est le problème du moi et de l’autre, déjà résolu provisoirement par la volonté d’objectivation de
Campos de Castilla . Maintenant, le poète a une double solution, théorique et imaginative. La solution théorique le conduit à une sorte de religion de l’absence, à la contemplation d’un Autre universel qui se révèle être le Néant, le Zéro. La solution imaginative fut, pour Machado, l’idéation d’hétéronymes, probablement sur l’exemple de Fernando Pessoa. Pour sortir de l’intimisme qu’il désapprouve toujours, il faut se libérer de son propre passé personnel, avec son halo de pathos, et faire place à un passé apocryphe, un passé «corrigé, épuré, soumis à une nouvelle structure, jusqu’à se transformer en une création proprement dite». Et voici une longue série de poètes (mais seuls Abel Martín et Juan de Mairena eurent longue vie),
créés par Machado pour en faire les auteurs d’un groupe considérable de ses poésies. C’est une façon péremptoire d’échapper à l’inévitable prédétermination de la personne historique et de donner aux intuitions sur les thèmes les plus ardus (l’amour, la mort, le temps) un caractère absolu. En effet, ces poésies, fleuries au sommet d’une méditation rationnelle, sont d’autant plus intenses et concentrées qu’elles sont plus rares. Les tendances des
Nuevas Canciones trouvent leur expression définitive (quelquefois seulement elles vont au-delà de leur but et se gèlent dans l’abstraction). Et c’est justement dans le
Cancionero apócrifo qu’un groupe de sonnets évoque, avec une vigueur de symboles, l’Éros qui est presque toujours resté, chez Machado, un sentiment pudique et rêveur. Il est bien vrai que «les grands poètes sont des métaphysiciens manqués; les grands philosophes sont des poètes qui croient à la réalité de leurs poésies».
En 1932, Machado s’était établi à Madrid comme professeur, d’abord à l’institut Calderón de la Barca, puis au Cervantes; il suivit de près les événements et les enthousiasmes qui entourèrent la proclamation de la république. C’est dans ce cadre de renouvellement idéal (qui couronnait, au fond, l’examen de conscience de 1898),
qu’il faut placer
Juan de Mairena : tout en restant fidèle aux intérêts critiques et théoriques de Machado, cette œuvre répond à des nécessités noblement pédagogiques. Avec une bonne dose d’ironie et avec le goût de révéler la clé de sa dialectique personnelle, Machado passe sans pitié au crible les idées reçues, anciennes et nouvelles, se révélant, mais sans affectation, un homme d’une culture européenne. De ce doute méthodique subtil et positif dérive le charme de ces proses limpides, animées par la variété des tons et par l’alternance de dialogues et de mémoires, de morceaux théoriques et d’aperçus historiques. «Métaphysicien manqué, par conséquent grand poète et grand prosateur», pourrait-on dire de Machado, en le paraphrasant.
L’heure de la politique
Le problème de l’altérité, suggéré par une douloureuse recherche de communication avec ses semblables, reçut sa solution de l’extérieur. Le «maître» (déguisé en Abel Martín ou en Juan de Mairena) continuait à le débattre pour lui-même quand la guerre civile (1936) mit un terme à la réserve et à l’introversion du poète. Bien que malade, Machado n’hésita pas à prononcer des discours, à collaborer à des journaux politiques, à diriger des institutions de propagande: il luttait comme il pouvait contre le débordement des forces qui, déjà, avaient été responsables du retard et de l’obscurantisme espagnols, dans un dialogue direct avec la nation et avec le peuple. Symptomatique est l’entrée de Marx dans la série de ses penseurs préférés; Machado voit dans le socialisme, sans infatuation et loin du dogmatisme, une palingenèse nécessaire. Dès lors ses proses demeurent sur le terrain solide de la situation et de la planification politico-culturelle; dans ses dernières poésies, la guerre est une présence dramatique à laquelle se proportionnent espoirs et indignations, images et affections du passé, du présent. Se retirant devant l’avancée des franquistes et des fascistes, en janvier 1939, Machado passe la frontière française avec une colonne de réfugiés; un mois plus tard, il meurt, à Collioure, non loin de son pays. Et avec Machado mouraient les espérances de l’Espagne.
Источник: MACHADO (A.)