BAROJA (P.)
BAROJA (P.)
Plus de cent volumes en un demi-siècle d’effort créateur: l’Espagne contemporaine n’a connu chez aucun autre romancier plus grande fécondité que chez cet écrivain basque de vocation tardive, doué pour toutes les variétés narratives, pour tous les registres. Réaliste, romantique, historique ou psychologique? On épuiserait les catégories de la critique littéraire à vouloir définir son œuvre; on ne classe pas Baroja: la vision de son univers se déploie – ou se ramasse – dans un roman d’aventures aussi naturellement que dans un reportage, un dialogue, une chronique. Le style lui-même échappe à la définition: Baroja n’y attache pas, semble-t-il, une importance décisive; mais tout y exprime une sensibilité très vive, la complexité d’un regard qui passe de l’observation soutenue du médecin (Baroja en a exercé la profession) à l’interrogation de rêves inépuisables. Le ton est simple, les profils dépouillés, mais l’ironie, le sarcasme ou, parfois, une certaine brutalité ne parviennent pas à cacher l’émotion qui l’inspire. Baroja est tout nuances et demi-teintes, à l’image de son pays. Fuyant et subtil, humble et vaste:
il écrit au-delà des modes, plein d’attention pour la société dans laquelle il vit – et qu’il refuse –, prêt à en saisir les faiblesses, les audaces, la grandeur, comme à peindre l’infinie variété de ses turpitudes; en moraliste, au fond, qui explore volontiers l’histoire d’un passé récent pour analyser plus librement la société de son époque.
Le clan Baroja
Ce monde indéfiniment nuancé, Baroja, pourtant, le crée ou le découvre à partir d’un horizon personnel limité. Certes, il est sorti de son pays basque natal – malgré son séjour de treize mois dans la petite station balnéaire de Cestona où il exerça la médecine –, mais non pour autant de sa famille, qui devait rester pour lui la référence sociale et personnelle fondamentale.
La famille, une famille passionnée d’art et de lecture, a formé sa sensibilité. Son grand-père était imprimeur et éditeur, son oncle directeur de journaux; son père oubliait son métier d’ingénieur pour composer de la musique – chansons basques ou opéras; sa mère, enfin, doña Carmen Nessi, avait une nature très fine et très artiste.
La famille, en 1896, s’installa à Madrid. Pío, médecin sans conviction, montra toute l’importance qu’il accordait à sa thèse sur La Douleur, étude psychophysique en se faisant patron boulanger. Et c’est ainsi qu’il commença à écrire, distribuant contes et articles aux journaux de gauche de Madrid ou de Saint-Sébastien, tandis qu’en compagnie de son frère Ricardo, peintre et graveur, il s’initiait à la vie de la bohème littéraire du temps et se liait d’amitié avec Azorín, Maeztu et Valle Inclán.
À son retour de Paris, en 1899, il publia un recueil de contes, Vidas sombrías (La Vie des humbles ) et La Maison Aizgorri , un roman basque sur le conflit entre la civilisation et le progrès. D’autres romans allaient suivre, publiés d’abord en feuilleton: Les Aventures de Sylvestre Paradox (1901), Le Chemin de perfection (1902), en même temps que le cercle familial s’épanouissait en un vrai cénacle que fréquentait une foule d’amis et de jeunes écrivains. La lecture des huit volumes des Mémoires , écrits et publiés entre 1941 et 1948, révélera de la façon la plus vivante le milieu et l’ambiance où s’est élaborée l’œuvre barojienne.
Un univers multiforme
L’œuvre est, en effet, nourrie d’histoire personnelle: Baroja parcourut la Péninsule dans tous les sens, il visita Paris plusieurs fois, la Suisse, la Hollande, l’Allemagne et les pays scandinaves. Ces voyages lui fournirent pour ses romans des décors contrastés, des toiles de fond suggestives, d’inépuisables thèmes.
Mais l’achat d’une bastide à Vera de Bidassoa, tout près de la frontière française, changea son rythme de travail: il passa désormais l’hiver à Madrid et l’été à Vera. Par ailleurs, il trouvait en Rafael Caro Raggio, l’époux de sa jeune sœur Carmen, un compagnon inséparable, un éditeur aussi: leur maison commune de Madrid allait devenir le siège social de la maison d’édition.
Tel fut le cadre personnel où Baroja put, jusqu’à la guerre civile, s’adonner à la création d’un univers multiple et passionnant.
Les trilogies
Une vision du monde est un choix, et un aveu. Les premiers titres de Baroja esquissent avec précision et poésie les contours de cet univers initial, où le romanesque commence à peine à se dégager des profils du réel: La Terre basque , La Vie fantastique , La Lutte pour la vie , Le Passé , La Race , Les Villes , La Mer , Agonies de notre temps , La Forêt profonde , La Jeunesse perdue , Les Jours funestes , Les Saturnales ...
Mais c’est peut-être
Zalacain l’aventurier qui, entre tous, évoque le plus fidèlement l’atmosphère du pays basque. Quant à la trilogie
La Lutte pour la vie , avec son titre darwinien et ses trois volets directement évocateurs (
À l’aventure ,
Mauvaise Graine ,
L’Aurore rouge ), elle puise aux sources de l’expérience madrilène et jette le lecteur, non sans une certaine rudesse riche de sympathie, dans la vie des bas quartiers, avec sa pègre et ses
golfos que campera avec tant de vérité un Eduardo Vicente, mais aussi avec ses ouvriers, socialistes, socialisants ou anarchistes, tous originaux, âpres dans la discussion, volontaires, imaginatifs.
Les «Mémoires d’un homme d’action»
Avec ce monument de vingt-deux volumes, écrit entre 1911 et 1935, Baroja choisit comme nouvelle source d’inspiration l’histoire et l’érudition, procédant, à force de finesse et de pénétration, à une véritable radiographie clinique de l’Espagne du XIXe siècle. Quel prétexte plus exaltant pour lui que les exploits d’un parent, de ce fameux Eugenio de Aviraneta, dont la vie, de l’Espagne au Mexique – ou en Grèce avec lord Byron – avait été si pleine d’aventures et de conspirations. Aviraneta était le double idéal du romancier frustré, le complément, dans l’imaginaire, d’une existence médiocre.
En Espagne, on ne peut comparer les Mémoires d’un homme d’action , cette saga historique, qu’à l’immense fresque des Épisodes nationaux de Galdós. Mais la création de Baroja repose sur des recherches personnelles plus minutieuses et impitoyables, sur des matériaux historiques moins connus. Baroja ne s’intéresse pas seulement aux grands faits, aux grands hommes, aux grands événements. Il prête une attention compréhensive spontanée à toutes les couches du peuple espagnol, aux petites gens, aux obscurs guérilleros. L’Espagne elle-même n’est pas pour lui un champ clos, mais une province de l’Europe soumise aux influences des mouvements libéraux ou réactionnaires de France et d’ailleurs. La vision d’un passé récent suggère – ou implique? – une appréciation clairvoyante et originale de l’actualité.
L’œuvre non romanesque
Cette appréciation, Baroja n’a cessé de la reprendre, de la corriger, de l’affiner. Certaines pages de ses romans sont déjà, bien souvent, des essais sur le destin de l’Espagne, sur l’avenir de la science, la psychologie des peuples, les courants artistiques et littéraires, la vie des hommes dans la nature ou dans leurs cités. Nul romancier n’a exprimé plus d’idées dans ses œuvres. Ses idées, même, sont si abondantes que seul l’essai, qui pour Baroja irait de l’article de journal à la pièce de théâtre, est capable de les exprimer. Un essai multiple, toujours renouvelé, foisonnant (Rhapsodies , Petits Essais , La Caverne de l’humoriste... ), une réflexion souvent pittoresque et satirique, dont les articles de La Nación , le célèbre journal de Buenos Aires, feraient découvrir maint aspect inattendu.
Une présence actuelle
«J’essaie de parler du style, écrivait un jour Baroja dans L’Intention et le style , en le considérant non comme un travail extérieur, mais comme quelque chose qui a une raison intérieure.» C’est cette raison profonde qui a créé chez lui une forme nouvelle d’art et de pensée. Les générations récentes ont été sensibles à sa vision âpre, dénudée en même temps que subtile, de la réalité, à son style à la fois souple et incisif. Formé à la lecture des grands romanciers européens du XIXe siècle, il a su projeter en retour sur la vie espagnole contemporaine un éclairage qui continue à séduire, dans tous les pays, le public le plus divers.
Источник: BAROJA (P.)