WILDE (O.)
WILDE (O.)
La célébrité d’Oscar Wilde tient à son destin. Prodigieusement doué, d’un esprit étincelant qui subjugua la société londonienne, fin lettré, nourri de Swinburne, de Ruskin, de Walter Pater, il a surtout été considéré comme un esthète décadent et révolté: son procès pour mœurs acheva de faire de lui une figure publique entourée d’éclat, de honte et de scandale. Lui-même savait combien la vie empiétait dangereusement sur son art et sur sa personne quand il confiait à Gide «avoir mis tout son génie dans sa vie et son talent seulement dans son œuvre». Son personnage fut, et par sa propre faute, entouré par une légende de causeur génial et d’écrivain mineur, mais ses poèmes, son roman
Le Portrait de Dorian Gray , sa correspondance, dont la lettre si importante dite
De profundis écrite à lord Alfred Douglas en 1897, révèlent une personnalité divisée et tragique, un profond narcissisme, une attirance de l’échec qui l’apparentent aux romantiques et sur lesquels il faut de nouveau s’interroger.
Une hérédité complexe
L’hérédité et l’éducation jouent un rôle particulièrement important dans la vie d’Oscar Wilde: sa mère, Jane Francisca Elgee, ardente poétesse qui avait choisi comme pseudonyme Speranza, collaborait au journal nationaliste irlandais The Nation quand un procès retentissant mit fin à ses activités littéraires. Comme d’autres furent accusés d’avoir composé les appels aux armes dont elle était l’auteur, elle revendiqua la paternité de ses écrits. Cette Junon théâtrale, courageuse, capable de grandeur comme de grotesque, finit par épouser William Wilde, oculiste célèbre et chirurgien, don Juan obstiné, d’une infatigable activité. La carrière brillante de ce médecin fut à son tour interrompue par les accusations venimeuses d’une maîtresse abandonnée, d’où un procès entouré de ridicule qui signa la déchéance d’un des hommes les plus remarquables d’Irlande. Oscar Wilde et son frère, Willie, assistèrent à cette lente dégradation qui se termina par la mort de leur père avant la cinquantaine.
À la naissance d’Oscar à Dublin, lady Wilde désirait à tout prix une fille; elle déguisa sa déception en travestissant son fils qui fut élevé comme la fille qu’elle n’avait pas eue. La naissance d’une petite Isola n’y changea rien et la mort à l’âge de neuf ans de cette sœur fut un grand drame dans l’enfance de Wilde: «Toute ma vie est enterrée là, jetez de la terre dessus», écrira-t-il dans un poème. Drame d’autant plus marquant que la mère demeurait, plus que jamais, l’unique figure féminine qui sût le retenir. Ainsi ce fils d’un couple fantasque, original, ce produit d’une «famille sale, désordonnée, hardie, imaginative et cultivée», selon les termes de Yeats, sera-t-il la victime d’une enfance étrange et d’une hérédité «aux mains chargées de présents». «Ce n’est pas notre propre vie que nous vivons, mais la vie des morts», écrira-t-il dans
Intentions (1891). Comme le souligne Robert Merle dans le remarquable ouvrage qu’il lui a consacré, le goût du vêtement, de l’apparence, du travesti et du mot d’esprit hérité de sa mère, le deuil d’Isola qui le frustrait d’une présence féminine bénéfique, un mariage sans passion durable avec une jeune héritière, Constance Lloyd, dépourvue de personnalité, le dégoût du physiologique et de la procréation, la peur de la vieillesse, un narcissisme insatiable parce que dès l’abord blessé, une nature fluctuante et masochiste, tout prédisposait Wilde à l’homosexualité. Certes, ses goûts devaient déjà être définis dès son adolescence (il fit ses études au Trinity College de Dublin en 1871-1874, et à Oxford en 1874-1878), mais ce fut la rencontre d’Alfred Douglas qui les affirma avec éclat. Étrangement, le roman d’Oscar Wilde
Le Portrait de Dorian Gray (
The Picture of Dorian Gray , 1891) précéda cette passion, et l’on ne peut qu’être frappé par la prescience que dévoile ce récit du sort qui attendait son auteur. Le père de Douglas, homme irascible et violent, accusa Wilde de pervertir son fils par ses mœurs; Wilde releva le défi, d’où le troisième procès de la famille Wilde, à l’image de ceux qui le précèdent. L’attitude de Wilde révèle une identification à la mère dans le fait qu’il ne chercha aucunement à éviter l’accusation; et l’on devine le souvenir de la dégradation paternelle dans une sorte de vertige de l’échec et de l’autopunition, car, après l’épreuve du procès qui s’était terminé par une condamnation à deux ans de travaux forcés à la geôle de Reading, Wilde s’enfonça dans la maladie et la tristesse. C’est en prison qu’il composa
De profundis , sorte de règlement de comptes bouleversant avec Alfred Douglas et document des plus révélateurs sur sa propre nature. Il y commença sa fameuse
Ballade de la geôle de Reading (
The Ballad of Reading Gaol , 1898),
qu’il termina en Italie au sortir de prison. Wilde, qui séjourna près de Dieppe, puis à Naples où il retrouva Douglas, adopta comme pseudonyme Melmoth, nom du Juif errant dans le roman de l’écrivain irlandais Charles Robert Maturin, son grand-oncle. Il mourut d’une méningite à Paris, et il est enterré au cimetière du Père-Lachaise.
Le drame de l’ambiguïté
Oscar Wilde connut les esprits les plus remarquables de l’Angleterre de son temps: Dante Gabriel Rossetti, Robert Browning,
Meredith, Swinburne et Whistler. On n’a que trop insisté sur sa conversation éblouissante, son goût du paradoxe, ses aphorismes insolents, sur son cynisme et son humour que l’on retrouve dans les excellentes reparties de ses pièces. Entre 1887 et 1895, l’écrivain connut une période de grande créativité et de succès immédiat avec ses contes, comme
Le Crime de lord Arthur Savile (
Lord Arthur Savile’s Crime , 1891),
son Portrait de Dorian Gray , roman «prémonitoire» étrangement torturé et puritain, ses pièces:
L’Éventail de lady Windermere (
Lady Windermere’s Fan , 1892),
Une femme sans importance (
A Woman of No Importance , 1893),
Un mari idéal (
An Ideal Husband , 1895),
L’Importance d’être constant (
The Importance of Being Earnest , 1895). Mais l’intérêt de la personnalité de Wilde réside en son ambiguïté. Derrière l’insolence du dandy en apparence révolutionnaire se cache un autre Wilde, secrètement attiré par les forces de mort. Gide avait bien compris combien le théâtre de Wilde comportait sa propre «image dans le tapis» et que «son esthétisme d’emprunt n’était pour lui qu’un revêtement ingénieux pour cacher en révélant à demi ce qu’il ne pouvait laisser voir au grand jour». Un autre écrivain aura l’intuition du fond tragique de l’œuvre wildienne: Hugo von Hofmannsthal. Dans son étude
Sébastien Melmoth , il écrit: «Le destin de cet homme aura été de porter successivement trois masques: Oscar Wilde, C. 3.3., Sébastien Melmoth», et de descendre «vers la catastrophe du même pas qu’Œdipe aveugle et clairvoyant». Certaines hantises reviennent dans les contes, les essais et le théâtre, celles du masque, de la mort et de la femme liée à la destruction. Malgré la différence de ton entre leurs œuvres, ces hantises dénotent certaines affinités frappantes entre Wilde et Henry James:
même passion du secret, même renversement des sexes, car les femmes sont fortes et les pères dominés ou absents (
Le Portrait de Mr. W. H. , qui concerne le jeune inconnu des
Sonnets de Shakespeare, a plus d’un point commun avec
L’Image dans le tapis ). Les essais groupés dans le recueil
Intentions , où Wilde a exprimé sa théorie de l’art, mettent en relief la nécessité de remédier à «l’inachèvement total» de la nature par la création artistique et le rôle profond que doit jouer le masque dans l’œuvre et dans la vie. Ce rôle, la préface au
Portrait de Dorian Gray l’annonçait déjà: «Révéler l’art et cacher l’artiste, tel est le but de l’art.» Le masque, pour Wilde, est lié au passé qu’il travestit; comme il est posé sur un visage déjà existant, il demeure en quelque sorte commandé par ce qui fut. Aussi, rien de plus impitoyable: «Un masque est plus révélateur qu’un visage»; ou encore: «L’homme cesse d’être lui-même dès qu’il parle pour son propre compte, mais donnez-lui un masque et il vous dira la vérité» (
Intentions ).
En fait, on se demande si la «
scandaleuse» homosexualité de Wilde, tant affichée par lui, ne masquait pas, justement, un amour passionné et passif pour sa mère. L’analyse de certains poèmes, par ailleurs fort beaux, comme «Charmides» (1881) ou «Le Sphinx» (1894) révèle un attachement ambivalent envers une figure maternelle omnisciente et dévoratrice. Ce fantasme incestueux est flagrant dans un roman «érotique»,
Teleny , dont le manuscrit circulait en 1893 à Londres et dont certaines parties sont attribuées à Wilde par Montgomery-Hyde. La femme, l’amour, la mort se retrouvent dans la
Salomé (1896) écrite par Wilde en français, traduite en anglais par Alfred Douglas, et créée par Sarah Bernhardt en 1896 au théâtre de l’Œuvre. L’ouvrage fut illustré par Aubrey Beardsley. Salomé y fait couper la tête de Jokanaan avec l’accord d’Hérodias:
c’est peut-être pour venger tant de victimes masculines dans son œuvre que Wilde s’intéressa à l’assassin Wainewright, qu’il choisit comme héros d’un de ses essais les plus frappants,
Plume, pinceaux, poison. Wainewright était bien un personnage qui pouvait tenter Wilde:
il était maudit dès sa naissance puisqu’il coûta la vie à sa mère en venant au monde.
On voit combien la complexité d’un tel auteur l’éloigne de la réputation superficielle qui fut sienne. Il apparaît comme l’héritier des derniers romantiques. Peut-être la clef d’un tel personnage se trouve-t-elle dans cette confession désabusée qu’il fit à la fin de sa vie à Laurence Housman: «La mission de l’artiste est de vivre une vie complète et le succès n’en est qu’un aspect, l’échec en est la vraie fin.»
Источник: WILDE (O.)