STIFTER (A.)
STIFTER (A.)
Pratiquement inconnu en France, où n’existent que quelques traductions imparfaites de ses œuvres, Stifter est l’un des plus grands prosateurs autrichiens du XIXe siècle. Par ses nouvelles et ses romans, il a connu de son vivant une immense célébrité. Après sa mort, Nietzsche, Thomas Mann et Hofmannsthal, entre autres, ont salué en lui un maître de la prose allemande. Mais son œuvre reste énigmatique: est-il, dans l’Autriche du Vormärz , avant la révolution de 1848, un continuateur du classicisme goethéen, ou exprime-t-il des tensions et des angoisses annonciatrices d’une sensibilité plus moderne, proche de Kierkegaard ou de Kafka?
De la forêt de Bohême à Vienne
Adalbert Stifter est né à Oberplan, actuellement Horni Plana, en Bohême méridionale, d’une famille de paysans et d’artisans, et la plupart de ses œuvres auront pour cadre cette région. Orphelin de père à l’âge de douze ans – les thèmes du père disparu, de la recherche du père auront une grande importance dans son œuvre –, il quitte son pays natal en 1818 pour aller étudier, d’abord à l’abbaye bénédictine de Kremsmünster, puis à l’université de Vienne. Ses années d’étude sont essentiellement marquées par la rupture de ses fiançailles avec une amie d’enfance, Fanny Greipl, qui apparaîtra, elle aussi, sous une forme idéalisée, dans nombre de ses récits, et par l’échec de ses tentatives pour obtenir une place dans l’enseignement autrichien.
Jusqu’en 1840, Stifter hésite entre les deux vocations qu’il sent en lui, la peinture et la littérature, mais c’est en tant qu’écrivain qu’il trouve le succès avec la parution, en 1840, de sa première nouvelle, Der Condor. Venu tard à la littérature, il s’impose immédiatement et publie dans différents almanachs et revues, entre 1840 et 1848, une vingtaine de nouvelles qu’il rassemble, après les avoir toutes plus ou moins profondément modifiées, dans les cinq volumes de Studien (Études ) parus entre 1844 et 1850.
Le pédagogue
Dans ces années de production littéraire intense, Stifter ne paraît pas se soucier des problèmes politiques de son temps. Son attitude devant la révolution de 1848 a été diversement interprétée:
il semble que, comme son compatriote Grillparzer,
qu’il admirait tout particulièrement, Stifter ait frondé le gouvernement Metternich pour ensuite, devant le déchaînement de la révolution, se ranger dans le camp de l’ordre. En 1848 et 1849 il publie, dans des journaux de tendance modérée, différents articles politiques où il s’en prend aux «ennemis de la liberté» que sont, à son sens, la violence, l’ignorance, l’appétit de pouvoir, où il se réjouit de l’écrasement de la révolte hongroise et salue la proclamation de la Constitution «octroyée» par l’empereur François-Joseph. À partir de 1850, il participe à son niveau à l’entreprise de réorganisation de l’Autriche menée sous l’impulsion du prince Félix de Schwarzenberg et d’Alexander, baron von Bach. Nommé en 1850 inspecteur des écoles primaires de Haute-Autriche, il déploie dans ses fonctions une activité incessante, écrivant de nombreux articles et essais pédagogiques, mettant en chantier un
Livre de lecture pour le développement de la culture humaniste , qui sera d’ailleurs refusé par le ministère. Il publie en 1852 un recueil de nouvelles,
Bunte Steine (
Pierres de couleur ), dont les héros sont presque exclusivement des enfants. En congé à partir de 1856, il publie encore deux volumineux romans:
Der Nachsommer (
L’Été de la Saint-Martin , 1857) et
Witiko (1865), tout en rédigeant une troisième version de sa nouvelle peut-être la plus significative:
Die Mappe meines Urgrossvaters (
Les Carnets de mon arrière-grand-père ). Souffrant d’une maladie de foie (cancer ou cirrhose), il mourut à Linz: on le retrouva la gorge tranchée d’un coup de rasoir. Accident ou suicide?
Entre la terreur et la paix goethéenne
Influencée surtout par la préface des
Bunte Steine , dans laquelle Stifter définit ce qu’il appelle la «douce loi» de l’histoire selon laquelle les événements infimes de la vie quotidienne sont plus importants que les révolutions politiques et sociales, négligeant la valeur d’actualité de ces lignes écrites après la révolution de 1848, la critique a longtemps vu en Stifter, pour l’en louer ou lui en tenir rigueur, l’image parfaite d’une pensée autrichienne immobiliste, abîmée dans l’adoration de l’ordre divin du monde. Sans doute, le grand thème de son œuvre est la «
passion» (
Die Leidenschaft ), élément perturbateur et destructeur, qui se manifeste aussi bien dans l’amour que dans l’appétit de richesse et de pouvoir, ou même dans les aspirations démesurées d’un poète que l’auteur décrit, en termes inspirés du romantisme finissant, comme celui qui rêve de s’élever «à la hauteur des étoiles». Mais l’ordre du monde, la nature divine ne suscitent, dans la majeure partie de l’œuvre, que l’épouvante et la terreur:
tantôt, comme dans
Les Grands Bois (
Der Hochwald ), la forêt, avec ses personnages et ses animaux directement issus de la mythologie romantique, rejette ceux qui ont cherché asile en son sein, et dont la seule présence est souillure de sa beauté éternelle, tantôt, comme dans
Der Condor, Le Village sur la lande (
Das Heidedorf ) et plus encore dans le récit de l’éclipse de soleil de 1842, la majesté divine cachée derrière les lois de la nature rend manifeste l’inconsistance de l’existence humaine. Les images parallèles du ciel radieux, qui brûle les récoltes, et de l’immensité blanche du glacier, où l’on est pris au piège, traduisent la découverte d’une «effroyable innocence des choses», inaccessible et mortelle à la fois. Un thème que l’on trouve fréquemment dans son œuvre est celui de la maison détruite par la violence des hommes ou par les forces naturelles.
Deux directions apparaissent alors. Dans le recueil
Bunte Steine sont mis en scène des enfants qui ne connaissent ni la «
passion» ni l’angoisse. Mais la direction la plus fructueuse est celle qu’indiquent les romans où, s’inspirant des traditions du roman d’éducation
Der Nachsommer ou du roman historique
Witiko , Stifter montre l’édification d’une culture humaine. Dans la première œuvre, la «maison des roses» rassemble une communauté d’élite, qui mène une vie aristocratique, fondée sur l’admiration de la beauté de l’art et de la nature, dans l’autre sont retracées en parallèle la fondation d’une lignée et la constitution, au milieu du désordre des guerres, du royaume de Bohême d’abord, de l’empire des Hohenstaufen ensuite.
Par ce rêve d’une société reposant sur la raison, la beauté et l’humanité, Stifter se sentait un continuateur de Goethe, et il n’a cessé d’affirmer cette parenté, en même temps qu’il proclamait sa volonté de recréer un style classique, «
granitique». Mais la naïveté voulue, la simplicité de son style sont le produit d’un travail inlassable, d’un effort incessant pour vaincre la terreur qui est le sentiment fondamental de son œuvre.
Источник: STIFTER (A.)