ANOUILH (J.)
ANOUILH (J.)
Pièces noires, pièces roses, pièces brillantes, pièces grinçantes: Anouilh a lui-même défini ainsi les différentes facettes de son œuvre théâtrale. Ce classement marque aussi une évolution. Anouilh a commencé par des comédies cocasses à la fois cruelles et tendres ou par la modernisation des grands mythes de la tragédie grecque, à la manière de Giraudoux. Puis il se laissa peu à peu envahir par ses rancunes politiques, jusqu’à produire des œuvres de critique sociale amères, désabusées et animées d’une verve de chansonnier. Dès lors, le grand thème de la pureté, qui était la source des premières œuvres, n’inspira plus guère que des plaisanteries assez complaisantes qui valent à l’auteur la fidélité d’un public partisan, heureux de voir exprimer sur scène ses réticences devant les transformations du monde.
Une vie toute de théâtre
Jean Anouilh est né à Bordeaux en 1910, d’un père tailleur et d’une mère violoniste. Tout en poursuivant ses études, il se passionne pour le théâtre. Adolescent, il écrit ses premières pièces sous l’influence d’Henri Bataille, auteur alors à la mode. Mais c’est à dix-huit ans qu’il reçoit le choc théâtral qui déterminera toute sa création. Il assiste, à la Comédie des Champs-Élysées, à une représentation du
Siegfried de Jean Giraudoux et découvre, lui qui a, selon ses propres mots, «mille fois relu» Marivaux et Musset, qu’on peut écrire au théâtre «une langue poétique et artificielle qui demeure plus vraie que la conversation sténographiée».
«Ce fut ma révélation», ajoute-t-il. Si bien qu’après avoir poursuivi des études de droit et travaillé dans une maison de publicité, il décide de se consacrer au théâtre. Il devient même, durant très peu de temps, secrétaire de l’acteur Louis Jouvet, avec lequel il ne s’entendra pas.
En 1932,
L’Hermine , sa première pièce, est créée à Paris et remporte un certain succès. Anouilh épouse une actrice, Monelle Valentin, qui incarnera bon nombre de ses futures héroïnes, et renonce à toute autre activité hors du théâtre. Après deux échecs,
Mandarine (1933) et
Y avait un prisonnier (1935), il parvient au succès dès 1937 avec
Le Voyageur sans bagage , monté par Georges Pitoëff au théâtre des Mathurins. La pièce remporte un véritable triomphe. L’année suivante, Anouilh établit définitivement sa réputation avec
Le Bal des voleurs , créé par André Barsacq, et
La Sauvage , dans une mise en scène de Georges Pitoëff, avec Ludmilla dans le rôle de Thérèse, la jeune fille «pauvre comme un petit rat» qui refuse par pureté l’amour d’un riche compositeur. Le public est bouleversé et, à la fin du deuxième acte, celui où Thérèse atteint le fond de sa révolte, le régisseur de la troupe note chaque soir quelques évanouissements de spectateurs ou spectatrices trop sensibles.
Si l’on reprend les classifications de l’auteur, autant
La Sauvage est «
noire» autant
Le Bal des voleurs est «
rose». Cette comédie-ballet, dont la musique de scène est de Darius Milhaud, met en présence trois voleurs à la tire et deux banquiers véreux, tandis qu’une riche Anglaise excentrique, Lady Hurf, mène le jeu. Les rôles s’échangent pour le plaisir du spectateur. Anouilh, qui reconnaît aussi une dette envers Pirandello, bâtit son théâtre à vue d’œil. La fantaisie est de rigueur et les blessures intimes des personnages sont masquées par les rires.
Après ces deux triomphes de l’année 1938, la biographie d’Anouilh se confond avec la chronologie de ses créations théâtrales. Du reste, l’auteur n’en souhaite pas d’autre. Il l’a écrit au metteur en scène Hubert Gignoux: «Je n’ai pas de biographie et j’en suis très content.» Ses principales étapes sont donc:
Léocadia (1939), avec Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, et une musique de Francis Poulenc;
Antigone (1944), dans une mise en scène d’André Barsacq;
L’Invitation au château (1947), avec Michel Bouquet;
L’Alouette (1952), avec Suzanne Flon;
Pauvre Bitos (1956);
L’Orchestre (1962);
Cher Antoine (1969), avec Jacques François;
Ne réveillez pas Madame (1970), avec François Périer;
Chers Zoiseaux (1976), avec Michael Lonsdale;
La Culotte (1978), sans oublier trois chefs-d’œuvre:
La Répétition (1950),
Becket ou l’Honneur de Dieu (1959) et
L’Arrestation (1975). Il ne se passe guère de saison dramatique sans qu’on monte une ou plusieurs pièces de Jean Anouilh. Celui-ci avait en outre des activités de metteur en scène et il a notamment révélé
Victor, ou les Enfants au pouvoir , de Roger Vitrac, en le remontant en 1962.
Les mythes de la pureté blessée
Toute l’œuvre d’Anouilh se situe sous le signe de la pureté blessée. Qu’il s’agisse de la jeune Antigone dont l’innocence est profanée par le cynisme de Créon, de Thérèse, l’héroïne de La Sauvage , ou de Gaston, le personnage central du Voyageur sans bagage , tous traînent derrière eux une enfance déçue. Le couple et la sexualité sont décidément invivables et l’argent pourrit tout. Seuls les pauvres et les chastes préservent leur pureté, mais les circonstances de la vie font que, précisément, on ne peut rester ni pauvre ni chaste.
À partir de ce postulat, les premières pièces d’Anouilh mettent en scène des révoltes. Gaston refuse son passé mais il sera sauvé à la fin par la pureté d’un enfant auquel il se compare. On pourra l’aimer «sans crainte de jamais rien lire de laid sur son visage d’homme». Et Créon (
Antigone ) avoue à son fils Hémon: «C’est cela devenir un homme, voir le visage de son père, en face, un jour.» En réalité, si le bonheur est impossible, car le passé, inévitablement, trouble la minute présente, cela ne vient pas de ce que nous avons quitté le monde de l’enfance mais bien plutôt de ce que celle-ci a été pervertie par les adultes. Le mal est irrémédiable et les parents le transmettent naturellement aux enfants.
Quand les personnages de Jean Anouilh réussissent tout de même à grandir, ils se heurtent à des impossibilités fondamentales: le héros de Cher Antoine ne peut se faire aimer, non plus que L’Hurluberlu (1959); et le roi de Becket, ou l’Honneur de Dieu (1959) ne peut rien pour sauver son ami. De même, les domestiques de La Grotte témoignent d’une haine impuissante envers leurs patrons, car leurs envies et leurs bassesses sont en fin de compte les mêmes.
Vers un théâtre politique?
Ce pessimisme explique sans doute les prises de position politiques de Jean Anouilh. Avec le temps, son théâtre devient de plus en plus militant. Pauvre Bitos est un brillant réquisitoire contre les procès faits aux collaborateurs après la Libération. Le thème obsède au demeurant l’auteur qui y revient à plusieurs reprises pour la plus grande satisfaction d’un public qui se sent mauvaise conscience. Cependant, au fil des pièces la charge devient de plus en plus lourde et l’ironie sombre dans la grosse farce. Chers Zoiseaux se veut une pièce contre les intellectuels de gauche, mais leurs pires ennemis auraient bien du mal à les y reconnaître. La Culotte tourne en ridicule des féministes invraisemblables. Anouilh semble avoir définitivement renié Antigone, Thérèse ou Eurydice, jeunes filles rebelles dont la pureté absolue mettait à nu la lâcheté des hommes.
Il reste que, disciple de Giraudoux ou des chansonniers montmartrois, Anouilh montre une efficacité incontestable. Habile constructeur, il fait parler à ses personnages une langue simple et vraie. Cette virtuosité technique passe souvent pour de la facilité et apparente son théâtre au théâtre de boulevard. Lui-même se qualifie de «vieux boulevardier». Cela est vrai, certainement, pour une bonne part de sa production. Mais quelques pièces se situent ailleurs, celles où l’auteur s’est refusé toute complaisance, comme
La Sauvage ,
Antigone ou
Pauvre Bitos . Auteur dramatique à succès, Anouilh a beaucoup contribué à faire connaître des débutants qui se nommaient Ionesco, Beckett ou Dubillard. Sans doute a-t-il avec eux des affinités plus profondes qu’on ne le pourrait croire. Lorsque le temps aura débarrassé son théâtre des scories boulevardières ou politiques, on situera mieux Anouilh, entre les virtuosités de Giraudoux et le désespoir des absurdes.
Источник: ANOUILH (J.)