PRÉVOST (ABBÉ)
PRÉVOST (ABBÉ)
Prévost d’Exiles est l’homme de toutes les contradictions:
tour à tour moine et soldat, janséniste et jésuite, moraliste chrétien et philosophe libertin, il n’est d’aucune secte, d’aucun parti. Il ne se sent libre ni en France, ni en Angleterre, ni en Hollande; rêvant de s’évader et revenant toujours à ses chaînes, il n’est nulle part chez lui; il est, du nom même qu’il s’est donné, Prévost «d’Exiles». Roi de ses douleurs et de ses chimères, il écrira des romans, dix ou douze, parfois interminables, souvent inachevés, composés coup sur coup, enchevêtrés et qui se développent comme une seule comédie humaine, incertaine et poignante. Un seul bref récit, plus énigmatique, plus ambigu que les autres, les a tous éclipsés;
Manon Lescaut nous cache en partie Prévost et l’un des plus grands massifs romanesques du XVIII
e siècle. Il est vrai que l’œuvre elle-même est contradictoire, improvisée, aléatoire; mais ce voyage dans le «monde souterrain» du cœur, en un temps où l’ironie, l’esprit, le savoir-faire tenaient souvent lieu du génie, ce dangereux voyage reste une aventure sans égale.
L’aventure de qualité
Il n’avait pas la vocation de l’aventure. Né en 1697 dans une bonne famille d’Hesdin, Antoine François fut très tôt promis à la religion, comme tous ceux des siens qui n’étaient pas destinés à la magistrature. Dès 1712 pourtant, il veut être soldat, revient chez les Jésuites en 1717, se rengage à l’armée, déserte, commet quelques sottises qui le contraignent à entrer chez les Bénédictins en 1720, puis à prononcer ses vœux au bout d’un an. Après avoir hésité entre le rouge et le noir, le voici donc moine malgré lui, et pour la vie. Il ne souhaitait que la qualité, un titre d’officier, un préceptorat ou un bénéfice; contraint par son supérieur aux tâches subalternes de Saint-Maur, il se révolte et défroque en 1728. Précepteur en Angleterre, il tente d’épouser la fille de son patron; réhabilité en 1736 comme bénédictin et aumônier du prince de Conti, il se compromet en 1740 dans une affaire de gazette clandestine: il passe sa vie à se justifier, à tenter de conquérir un statut honorable, à acquérir les moyens de l’indépendance; et il ne l’obtient que par la voie la plus difficile, la carrière littéraire.
Plus qu’un Lesage ou un Marivaux, il a vécu de sa plume; plus qu’eux, il a cherché obstinément à se faire reconnaître dans sa qualité d’écrivain. En 1724, il n’est encore que l’auteur anonyme d’un amusant pamphlet,
Les Aventures de Pomponius ; lancé en 1728 par le succès des
Mémoires et aventures d’un homme de qualité , il exploite ce succès: sept tomes des
Mémoires et aventures – le dernier étant l’
Histoire du chevalier Des Grieux (1731) –, huit tomes de
Cleveland (1731-1739), six tomes du
Doyen de Killerine (1735-1740) consacrent sa réputation. Elle ne lui suffit pas; il voudrait être éditeur d’encyclopédies, éminence grise des lettres, journaliste: il réussira bien à publier le
Pour et Contre de 1733 à 1740 en dépit de toutes les contraintes qui pèsent sur la presse. Quand sa situation devient inextricable, il se plonge dans la création romanesque: en 1740, il publie trois romans dont l’un est un chef-d’œuvre: l’
Histoire d’une Grecque moderne ; en même temps, il écrit les vies de
Guillaume le Conquérant et de
Marguerite d’Anjou , qui ne sont pas sans valeur. Et c’est seulement à partir de 1746 qu’il accède de haute lutte à la place qu’il souhaitait: éditeur de l’
Histoire des voyages (15 vol. de 1746 à 1759),
du Journal étranger (1755); traducteur de Cicéron, de Richardson, de Hume, il n’écrit plus de romans que pour se mettre en règle avec lui-même:
les Mémoires d’un honnête homme et
Le Monde moral sont des testaments. Il meurt subitement à Courteuil.
L’invention du récit
Cet effort de réhabilitation qui anime sa vie l’entraîne vers un mode de récit radicalement nouveau. Il conçoit le roman sur le modèle des mémoires pseudo-historiques; ce sont des vies privées, racontées à la première personne avec le désir de convaincre; mais le plaidoyer se fonde toujours sur un seul argument: les apparences sont fausses, seule compte la vérité du cœur. Chaque roman de Prévost se développe comme une apologie pathétique, une protestation contre la fatalité des enchaînements; et cet appel au lecteur «
sensible» ne peut se fonder que sur la transparence du style, sur la sincérité visible du récit. De là naît le pouvoir de séduction du récit de Des Grieux alors que tout lui donne tort, sa folie, sa liaison avec une prostituée, ses tricheries, ses vols, son crime.
Prévost connaît parfaitement le danger de cette rhétorique de la sincérité dont Théophé, la «Grecque moderne», donnerait un autre exemple; mais il la croit inévitable. Persuadé que chaque être est prisonnier de sa propre vision, de son imagination et de ses passions, il s’efforce seulement de rendre l’intention profonde de chacun de ses narrateurs, les laissant au besoin s’enfoncer dans leurs erreurs, leur aveuglement (
Cleveland), leur folie (l’amant de Théophé). Chacun d’eux est coupable et émouvant, chacun d’eux est un vivant problème et l’objet d’un procès sans issue. Aussi bien, la vérité n’appartient à personne, et Prévost s’est ingénié à ce qu’elle nous échappe: Des Grieux est à la fois un fou et un amant sublime, Manon, une prostituée et une «
princesse»; Théophé est peut-être perverse, peut-être martyre: l’auteur a tout fait pour qu’on en discute sans fin. Les événements eux-mêmes nous échappent; chacune des intrigues de Prévost est une manière de labyrinthe où acteurs et lecteurs se perdent; elles ne sont pas invraisemblables, elles sont compliquées comme la vie, et l’auteur n’a rien fait pour les rendre claires. Au contraire, il a voulu que les témoignages se juxtaposent et s’opposent, comme dans
Cleveland , que le doyen de Killerine soit sans cesse désarmé devant l’événement, que l’amant de Théophé ne parvienne jamais à connaître la clé de ses tourments. Romancier-philosophe, Prévost sait que l’intrigue
représente la vie et, comme elle, il la veut insaisissable et souvent absurde.
Le monde souterrain
Peintre de la subjectivité, de la mauvaise foi, des contradictions du cœur, Prévost parcourt comme un «monde souterrain» (
Le Monde moral ) le domaine de l’irrationnel. Son œuvre donne place au rêve, à l’angoisse, aux vertiges de la sensibilité, à la cruauté de l’amour; elle se développe en symboles, en fabuleuses architectures d’intrigues, en mythes, en visions: il lui faut, et il le sait, «des termes et des figures aussi extraordinaires que ses découvertes» (
Pour et Contre ). Mais rien n’est plus concerté et plus méthodique que cette descente au royaume des ombres:
cet écrivain des Lumières s’est placé lui-même sous le signe d’Orphée. S’il a exalté l’aventure, la chasse au bonheur, s’il a magnifié la mélancolie, la folie amoureuse ou les abîmes du deuil, c’est moins en précurseur du roman noir ou de la confession préromantique qu’en métaphysicien du sentiment. Lecteur de Pascal, de Nicole et de Malebranche, il est obsédé par la fatalité de l’erreur passionnelle, par les puissances de l’imagination trompeuse, par l’impossibilité du bonheur; et c’est le malheur de vivre qu’il exprime sur la lyre d’Orphée: écrivain des Lumières sans doute, mais écrivain religieux pour qui les lumières ne seraient rien si elles n’éclairaient pas le Mal.
Источник: PRÉVOST (ABBÉ)