Книга: Shakespeare W. «King Richard III»

King Richard III

Richard, Duke of Gloucester - the bitter, deformed brother of the King - is secretly plotting to seize the throne of England. Charming and duplicitous, powerfully eloquent and viciously cruel, he is prepared to go to any lengths to achieve his goal. In his skilful manipulation of events and people, Richard is a chilling incarnation of the lure of evil and the temptation of power. This Macmillan Collectors Library edition is illustrated throughout by renowned artist Sir John Gilbert (1817-1897), and includes an introduction by Ned Halley. Designed to appeal to the booklover, the Macmillan Collectors Library is a series of beautiful gift editions of much loved classic titles. Macmillan Collectors Library are books to love and treasure.

Формат: Суперобложка, 195 стр.

ISBN: 9781909621947

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SHAKESPEARE (W.)

SHAKESPEARE (W.)

Il serait passionnant de tracer la courbe de la réputation de Shakespeare, car aucune œuvre, la Bible mise à part, n’a suscité autant de commentaires, sollicité autant de chercheurs, donné lieu à autant de controverses. Mais le consensus sur la grandeur et la profondeur de l’œuvre est universel. Depuis le Folio qui a révélé cette œuvre au monde, sa gloire n’a cessé de grandir, si bien établie qu’elle fût déjà auprès de ses propres contemporains.

Certes, chaque pays, chaque époque s’est offert un Shakespeare bien à soi. Le XVIIIe siècle commence l’établissement du texte, l’amende et l’édulcore par endroits, l’adapte parfois à son goût, récrit ses pièces en les dépouillant de ses rugosités. En France, Voltaire le jalouse, l’insulte, mais l’imite, du moins le croit-il. Le Tourneur l’enrobe dans la phraséologie de l’époque avec des précautions infinies. Nos romantiques l’adoptent et proclament la révolution en son nom. C’est à la suite des représentations d’Othello par une troupe anglaise à Paris que Stendhal écrit son Racine et Shakespeare et s’écrie: «Il nous faut désormais un théâtre à nous.» Victor Hugo l’idolâtre et le mythifie. Il force son fils François à entreprendre la traduction de ses œuvres complètes pour laquelle il écrira son essai tonitruant. Depuis, Shakespeare fait partie de la conscience française au même titre que nos propres dramaturges. Il est le classique avec lequel on peut prendre toutes les libertés. On le traduit, on l’adapte, on le joue de toutes les façons. Il s’est emparé de nos scènes, il hante nos festivals, il est quasi devenu un des nôtres. Qui n’a pas son Shakespeare passe pour un illettré.

Et pourtant, c’est à peine si après les efforts démesurés des critiques anglo-saxons, auxquels nous commençons à prêter l’oreille, Shakespeare se met à émerger du brouillard des passions contemporaines sous des traits qu’on voudrait être les siens. Il ne suffit pas de faire de Shakespeare un précurseur de Kafka, un zélateur du gauchisme avant la lettre, ni un sociologue structuraliste. Gesticulation et vocifération ne suffisent pas non plus à lui donner sa vraie figure. Entre Brecht et la Comédie-Française, même sous la direction d’un metteur en scène anglais, il y a la place pour une relecture attentive et des réflexions avisées.

1. Une vie exemplaire

On en sait autant, et même plus, sur la vie de William Shakespeare que sur celle de la plupart de ses contemporains. Mais sa réputation a nourri encore plus de légendes et de mythes que l’historien n’a de faits authentiques sur lesquels se fonder.

Il naquit à Stratford-sur-Avon, aimable bourg du comté de Warwick, en 1564, et si l’on en croit la tradition, un 23 avril. C’est aussi un 23 avril qu’il mourut à Stratford même, où il s’était retiré quatre ans plus tôt. Ainsi fut bouclée la vie exemplaire d’un homme dont le génie réserva ses éclats au monde imaginaire qu’il peupla de ses créatures.

Son père, John Shakespeare, de paysan se fit gantier. Il épousa Mary Arden, de vieille souche bourgeoise, qui lui apporta du bien. Le voici citoyen respectable et respecté, propriétaire de la célèbre maison, dénommée the Birthplace , où William vit le jour. Il devint membre de la corporation municipale, alderman (échevin), et même juge de paix. Il alla jusqu’à solliciter des armoiries, que William lui fit obtenir en 1596, avec la devise Non sanz droict. Bref, ce fut un gentleman, qu’on suppose être resté dans la foi catholique.

William fut mis à la grammar-school de Stratford, où l’on enseignait le latin. On ne sait le temps qu’il y passa. Amoureux précoce, il épousa à dix-huit ans, en novembre 1582, Anne Hathaway, de huit ans plus âgée que lui, qui lui donna une fille, Suzanne, le 26 mai de l’année suivante. Puis vinrent deux jumeaux, le 2 février 1585, Judith et Hamnet. Ce fils unique mourut à l’âge de onze ans. Suzanne épousa le docteur John Hall en 1607 et mourut en 1649. Judith épousa Thomas Quiney, et disparut en 1662. Shakespeare aimait bien ses filles. Il leur donna la place d’honneur dans son testament, au détriment, dit-on volontiers, de sa femme, qui ne reçut que son «deuxième meilleur lit» – mais on oublie que le droit coutumier de l’époque attribuait à la veuve un tiers du revenu de la succession. Ligne directe ou collatérale, la famille Shakespeare s’éteignit avec Judith Quiney. Reste l’œuvre.

En 1592, le dramaturge Robert Greene se mit en fureur contre celui qu’il traita de «Shake-scene», de «Johannes fac totum», de corbeau parvenu, paré de plumes empruntées, dans son furieux pamphlet Un liard de malice (Groats of Wit ). On avait perdu la trace de Shakespeare depuis 1585, où il avait quitté Stratford et femme pour sa traversée du désert. S’évada-t-il avec une troupe d’acteurs itinérants? Fut-il instituteur dans quelque village? Dut-il fuir la colère de sir Thomas Lucy dont il aurait braconné les daims? On ne sait. Mais lorsque Greene l’invective, il est à Londres, et déjà connu.

Acteur, ravaudeur de pièces, auteur lui-même, s’il a d’abord tenu les chevaux par la bride à la porte du théâtre, il règne au Globe, dont il est, avec les Burbage et d’autres comédiens, fondateur, sociétaire et fournisseur, membre de la troupe de lord Strange (Henry Stanley, quatrième comte de Derby), puis de celle de lord Hunsdon, le lord chambellan; enfin, après la mort d’Élisabeth (1603), de la troupe du roi (King’s Men). Ils sont à la fois le plus beau théâtre et la meilleure compagnie de Londres, qui fourmille d’entreprises de théâtre à cette époque. Ils rivalisent avec éclat avec la troupe de l’Amiral, dont Edward Alleyn fut la grande vedette, et ouvrent un second théâtre (privé celui-là), le Blackfriars (1608), où furent jouées les dernières pièces. La vie de Shakespeare épouse alors étroitement la courbe de ses activités dramatiques, que biographes et critiques sollicitent de mille et cent façons.

Sagement, Shakespeare n’avait jamais, malgré ses incartades obscures, perdu le contact avec Stratford. En 1597, déjà nanti, il y avait acheté une belle maison, New Place. Il y installe sa famille, et des réserves de grain. Il achète d’autres biens, prend des intérêts dans la perception des dîmes (tithes ) de la paroisse, s’intéresse aux fonds routiers: il veut être un stratfordien à part entière.

Et puis, après vingt ans de carrière théâtrale, il fait sa sortie, comme Prospero. Il jette sa plume magique, reprend le chemin de Stratford en 1612, réintègre son petit «duché», fait son testament, et y rend l’âme quatre ans plus tard. On l’enterre avec les honneurs dans l’église de la Sainte Trinité. Quelques années plus tard, on lui élève un monument, avec effigie et inscription. Le dernier vers du quatrain de la pierre tombale maudit l’imprudent qui dérangerait ses os – Curst be he y t moves my bones. Les bonnes âmes disent qu’il n’est pas l’auteur de cette malédiction. Pourtant, Hamlet comme Macbeth n’ont-ils pas la nostalgie d’un sommeil que rien ne troublerait?

2. Les hérésies

Hérésies: tel est le nom des élucubrations des savants et chercheurs qui professent des théories contraires à la foi stratfordienne sur l’authenticité de l’œuvre. Car il y a une foi stratfordienne, un droit canon, un canon tout court, qui établit les rapports de l’homme à l’œuvre. L’orthodoxie veut que le comédien Shakespeare, tel que les documents connus nous le présentent, soit l’auteur des pièces assemblées sous son nom dans le Folio de 1623. Les hérétiques prétendent que ce médiocre acteur (il n’a pas tenu de grand rôle au Globe), homme de petite culture (il savait peu de latin et encore moins de grec), préoccupé de problèmes sordides (il thésaurisait jusqu’à pratiquer l’usure), et sans élévation d’esprit, était incapable d’écrire des pièces où s’étale un prodigieux savoir, fruit de lectures immenses et de méditations passionnées, manipulé avec une incomparable acuité intellectuelle, un goût exquis de la poésie sous toutes ses formes, une connaissance profonde du «cœur humain» venant couronner le tout. Ajoutez une maîtrise prodigieuse des ressources de la langue anglaise.

C’est avec de tels arguments que les antistratfordiens (ainsi appelle-t-on ces contestataires) établirent l’indignité du Shakespeare comédien, pour échafauder ensuite, à chacun son candidat, les hypothèses les plus absurdes. Y fallait-il un juriste et un philosophe? On avait Francis Bacon sous la main – hypothèse déjà timidement émise par le révérend J. Wilmot à la fin du XVIIIe siècle, reprise par W. H. Smith en 1857 avec vigueur, et qui a nourri une guerre d’escarmouches pendant un siècle. Y fallait-il un homme de cour? On avait l’embarras du choix: Abel Lefranc, seiziémiste distingué, dès 1919, pousse en avant le comte de Derby, tandis que J. T. Looney avance le comte d’Oxford. Pour d’autres, c’est le comte de Rutland, à moins que ce ne soit l’un ou l’autre des comtes d’Essex, ou la reine Élisabeth en personne. Mais pourquoi pas d’autres dramaturges? ainsi Chettle, Dekker, Robert Greene lui-même, Middleton, Peele, Webster: tous ont des partisans plus ou moins convaincants. Parmi les challengers de Shakespeare, mentionnons l’Américain Calvin Hoffman, qui, en 1955, haussa Marlowe sur le pavois dans son livre The Man Who Was Shakespeare (L’Homme qui était Shakespeare ). Or, Marlowe fut assassiné en 1593 – mais il n’en mourut point...; réfugié en Italie, il continua de fournir à son prête-nom des chefs-d’œuvre immortels.

On en arrive en fin de compte à une liste de cinquante candidats, lesquels ont travaillé séparément, ou collaboré (théorie du groupe) pour fabriquer cette œuvre composite, l’anthologie du siècle en quelque sorte, qu’est le théâtre de Shakespeare. Jeu d’érudits, parfois divertissant, souvent gratuit, rarement à prendre au sérieux. Mais ils ne sèment plus guère le doute dans notre esprit. L’ingéniosité a ses limites, la crédulité aussi. La controverse a quasiment bouclé la boucle de l’absurde et de la futilité. Les stratfordiens occupent solidement leurs positions.

3. Le canon shakespearien

On nomme ainsi l’ensemble des œuvres dont l’authentification est indiscutable, même si en quelqu’une de ses parties, telle ou telle pièce (1 Henry VI , ou Pericles , par exemple) révèle la main d’un collaborateur. Ce sont les trente-six pièces incluses dans le premier Folio, publié en 1623 par les soins de ses compagnons Heminges et Condell, qui constituent le canon. On y ajoute Pericles (qui ne figure pas dans le Folio, mais fut publié en Quarto en 1608), Henry VIII (1613, peut-être en collaboration) écrit après la retraite de Shakespeare et Les Deux Nobles Cousins (The Two Noble Kinsmen ), écrit en collaboration avec Fletcher. Ces attributions sont le fruit de patientes recherches de critique historique et textuelle, sur quoi se fonde toute critique sérieuse.

Par ailleurs, un certain nombre de pièces ont été attribuées à Shakespeare. Une cinquantaine environ! Après avoir tenté de le dépouiller de son œuvre, voilà qu’on lui en donne à foison. Six de ces pièces (sans compter Pericles ) furent incluses dans le troisième Folio de 1663. On les nomme les apocryphes. Elles ont fait l’objet d’éditions spéciales et de discussions interminables. Ce sont: Locrine (1594), Sir John Oldcastle (1600), Thomas Lord Cromwell (1602), The London Prodigal (1605), The Puritan (1607), A Yorkshire Tragedy (1608). Parfois aussi Arden of Faversham (1592), attribué à Kyd. Elles sont aujourd’hui rejetées hors du canon.

L’établissement du texte a nécessité d’immenses travaux. Le texte de base était celui du Folio de 1623, corrigé par celui des publications en Quarto qui l’avaient précédé. Depuis les travaux de John Dover Wilson et W. W. Greg, on ne privilégie a priori ni l’un ni l’autre. On se souviendra que l’auteur n’avait aucune part à la publication. La pièce appartenait à la compagnie qui l’avait achetée pour la jouer, et qui la revendait à son tour à un imprimeur. Aussi le texte publié, souvent pirate, était souvent très corrompu – manuscrit difficile à déchiffrer, qui pouvait être celui du souffleur, une copie des rôles d’acteurs, ou encore une transcription en sténographie. Des passages entiers pouvaient paraître incompréhensibles. On s’est alors attaché à rétablir un texte correct. Les premiers efforts dans ce sens datent du début du XVIIIe siècle. En 1726, Lewis Theobald (1688-1744) publia son Shakespeare Restored , point de départ d’une longue série de «rétablissements» (en anglais, emendations ).

Après trois siècles de recherches, on peut dire que nous possédons aujourd’hui un texte correct. Les trois meilleures éditions critiques, pièce par pièce, sont celles du Arden (Methuen), du New Cambridge Shakespeare (Cambridge U.P.) et l’Oxford Shakespeare .

L’ordre chronologique approximatif de composition peut s’établir comme dans le tableau ci-dessus; la date de la première publication 1623 est celle du premier Folio, les autres, celles des premiers Quartos.

4. Poèmes et sonnets

Certains critiques affirment volontiers que la fermeture des théâtres pendant les terribles épidémies de peste qui ravagèrent Londres en 1592-1593 incita un Shakespeare désœuvré à s’adonner à une poésie autre que dramatique. Mais peut-on oublier que les dernières années du XVIe siècle furent une époque d’intense activité littéraire, où l’expression poétique tenait la plus large part? Londres fourmille de poètes précieux ou érotiques, savants ou passionnés, qui cultivent l’élégie, la légende, le mythe, le sonnet ou la satire, qu’inspirent les amoristes latins ou italiens (Ovide et Pétrarque) et qui rivalisent d’ingéniosité dans l’invention et le bonheur verbal. Spenser, Marlowe, sir Philip Sidney, Daniel, Drayton et tant d’autres entraînent le siècle dans un tourbillon poétique inouï. Shakespeare n’a aucun effort à faire pour céder à la tentation. Il fréquente la société cultivée, il a des amis chez les aristocrates, et c’est pour eux qu’il écrit ses poèmes, Venus and Adonis (1593) et Rape of Lucrece (1594) dédiés au Très Honorable Henry Wriothesley, comte de Southampton.

Ces deux poèmes, dont l’un a mille deux cents vers et l’autre près de deux mille, sont des joyaux du genre.

Vénus et Adonis s’inscrit dans la tradition ovidéenne, l’Ovide des Métamorphoses et des amours divinisées, tout comme Héro et Léandre (1592) de Marlowe, et bien d’autres poèmes narratifs qui mettent au service de la sensualité la grâce des images décoratives et les suavités d’une langue mélodieuse. Ici, c’est l’histoire classique d’un Adonis frigide poursuivi par une Vénus lascive, acharnée à la possession d’une beauté qui se dérobe et finalement se perd. C’est l’affrontement de la volupté et de la chasteté, du désir et de la frustration, de la pudeur et de la frénésie amoureuse. Poésie d’apparat, aux belles retombées, artifices voluptueux, lyrisme aguichant et glacé, voilà un poème qui proclame la virtuosité littéraire plus que l’expérience personnelle: Shakespeare, dans sa dédicace l’appelle «the first heir of my invention » (le premier-né de mon imagination). Cette modestie dissimule mal la splendeur des nus: on songe à l’Allégorie de la passion de Bronzino.

Le Viol de Lucrèce est un poème moins gratuit, et pourtant moins réussi. La strophe du récit, d’abord, chemine avec la majesté de la «rime royale» (strophe de sept vers en pentamètres iambiques ababbcc, inventée par Chaucer), mais plus lourdement que l’allègre stance de six vers de Vénus et Adonis. Le sujet est encore ici la chasteté, mais la chasteté-vertu que force le désir criminel! L’appel des sens n’est plus le jeu exquis des attouchements divins, mais l’âpre luxure qui convoite une proie pour la meurtrir dans la possession. Aux sous-bois complices succèdent les ténèbres étouffantes et le rougeoiement des torches. Nous sommes chez Georges de La Tour et non chez Botticelli. Mais ce poème dramatique est plus qu’une stylisation, il révèle un tempérament dramatique, et peut-être prépare-t-il le poète à l’écriture de la grande période tragique.

Les Sonnets enfin, parus en 1609 (peut-être sans l’autorisation de l’auteur), mais écrits au cours de plusieurs années (certains étaient connus dès 1598, et deux avaient paru en 1599) posent de tout autres problèmes.

Certes, Shakespeare cède à la vogue du sonnet amoureux qui fait rage sur la fin du siècle à la suite du célèbre recueil Astrophel et Stella (1591) de sir Philip Sidney. Les poètes idolâtrent leur dame aux avatars divers avec des styles variés qui flirtent avec le pétrarquisme ou la poésie métaphysique, et visent tous au haut prestige de la préciosité. Le paradoxe des Sonnets de Shakespeare, c’est qu’ils ne s’adressent pas à une dame, mais à un jeune homme dont la beauté et les qualités inspirent au poète des déclarations et des méditations passionnées sur les grands thèmes de l’amour, de la jeunesse, du passage du temps, de la mort. Les sonnets (dont la forme est particulière à Shakespeare: trois quatrains et un distique «couplet») sont reliés entre eux par le fil ténu d’un conflit passionnel ambigu qui nourrit l’angoisse du poète et le met aux prises avec ses contradictions. C’est que les rapports du poète et de son ami sont dramatisés par l’intrusion d’une Dame brune, en tout point la contrepartie des modèles idéalisés par les amoristes. Mélancolie, jalousie, dégoût de soi, nostalgie de la mort, et pourtant profondes résonances d’une tendresse humaine auxquelles les terreurs secrètes du vieillissement, de l’inconstance ou de la trahison confèrent un pouvoir d’envoûtement poétique inégalé.

On a voulu fonder cette expérience intérieure sur une anecdote vécue. La maîtresse du poète l’aurait trahi avec son ami, lui-même adoré. On pénètre à pas prudents dans les clairs-obscurs des amours interdites, mais on cherche toujours la fille et le garçon qu’on a cru identifier tant de fois. C’est que les circonstances mêmes de la publication des Sonnets alimentent les conjectures. Le poète n’y eut point de part, et la dédicace, signée par l’éditeur T. T. (Thomas Thorpe), qui orne le volume fait état d’un certain Monsieur W. H., en principe l’inspirateur (begetter ), donc l’ami. Les érudits en disputent toujours, et bien des candidats ont été proposés, ne serait-ce que Henry Wriothesley, le dédicataire des poèmes précédents.

Mais le vrai problème est ailleurs. Il est dans le triomphe de l’expression poétique qui fait des Sonnets le recueil le plus prestigieux de toute la période élisabéthaine. Shakespeare y passe de la préciosité la plus raffinée à la densité et à la vigueur du style de ses grandes tragédies. On dirait que le développement de vingt années d’exercices dramatiques s’est condensé dans ces merveilleux cent cinquante-quatre sonnets.

Il ne convient guère d’insister sur la Plainte d’une amante , publié dans le même recueil que les Sonnets : c’est une pastorale assez maladroite dont, rare parmi les critiques, Kenneth Muir ne récuse pas l’authenticité.

Le Pèlerin passionné (The Passionnate Pilgrim ), imprimé en 1599 par Jaggard, contient cinq pièces sur vingt et une qu’on peut attribuer à Shakespeare: les sonnets 1 et 2 (qui sont les sonnets 138 et 144 de l’édition de 1609), le sonnet 3 qui figure dans Peines d’amour perdues (Love’s Labour’s Lost ; IV. 3) ainsi que le sonnet 5 (IV. 2), et le poème 17 (IV. 3).

Enfin, le «Phénix et la Tourterelle», paru en 1601 dans le recueil Love’s Martyr, or Rosalin’s Complaint du poète Robert Chester, est un poème «métaphysique» assez obscur, qui joue sur le symbolisme de ces deux oiseaux mythiques.

5. «Brave new world»

Le Folio de 1623 classait les pièces en trois catégories, Comedies , Histories (drames historiques) et Tragedies. Ces appellations ont survécu jusqu’à nos jours (cf. l’édition d’Oxford) encore que les critiques ne se contentent plus de distinctions aussi vagues. Il est curieux de constater que La Tempête figure en premier, alors qu’elle est la dernière pièce que Shakespeare ait écrite seul. Nous respecterons l’ordre traditionnel, avec des nuances, en commençant par les drames historiques.

Drames de l’histoire

À la fin du XVIe siècle, l’Angleterre, cette petite île de quelques millions d’habitants, est en pleine expansion politique, économique et artistique. Ses pirates explorent les mers, ses petits brûlots, barrés par des marins téméraires, dispersent l’Invincible Armada (1588), l’Espagne prend peur, le pape a beau excommunier Élisabeth, elle n’en consolide pas moins son Église anglicane, et gouverne avec de vrais hommes d’État. Sur le plan littéraire, la turbulence créatrice fait que l’Angleterre rattrape avec éclat son retard sur les renaissances du continent. En bref, l’Angleterre prend conscience de son existence nationale et de ses valeurs humaines.

Et d’abord, c’est dans son histoire, au théâtre, qu’elle entend se regarder vivre un passé prometteur d’avenir. Le drame historique connaît alors une vogue considérable: il n’est aucun dramaturge qui ne s’y essaye. On assiste aux complicités édifiantes de l’histoire et de la poésie, du mythe politique et de la moralité, du patriotisme qui n’a pas encore trouvé son nom et de la volonté de Dieu. Sans compter que le pouvoir, depuis l’avènement des Tudor (Henry VII, 1485) n’a pas cessé d’encourager les historiens patentés. La poésie s’empare de l’histoire avec Miroir pour hommes d’État (The Mirror for Magistrates , 1559), puis c’est le tour du théâtre qui moralise moins mais dramatise plus, en fait une chronique (chronicle play ) ou un poème épique, en tire une doctrine (suprématie de l’ordre moral de la dynastie Tudor) ou une philosophie (la roue de la Fortune), en magnifie les destinées royales (Henry V, le roi soldat), en sublime les pathétiques échecs (Henry VI, l’agneau sacrifié; Richard II, «le roi de ses douleurs»), en avilit les tyrannies sanglantes (Richard III).

Le public, avide de mouvements, de discours, de batailles, est friand du spectacle de l’histoire théâtralisée qui lui offre un mélange indiscernable de faits, d’inventions et de poésie qui comble son désir d’évasion, apaise sa curiosité et affermit sa confiance en soi. Il y a toujours un fondement de réalité dans la mémoire populaire, et les rois et les grands, qui ont façonné le destin national au prix de tant d’efforts et de sang versé, sont présents au cœur de chacun par leur visage, leurs hauts faits ou leur déchéance. On participe au drame historique peut-être plus qu’à toute autre forme de tragédie de casibus .

Les pièces historiques de Shakespeare, qui dominent de si haut toutes celles de ses contemporains, sont exactement dans cette tradition. Elles couvrent une vaste période, qui s’étend du Moyen Âge, où règne et capitule le roi Jean (début du XIIIe siècle) aux truculences gloutonnes de Henry VIII, le fondateur de l’Angleterre moderne. La composition des pièces ne suit pas le déroulement des faits historiques, mais on peut dégager une idée d’ensemble de la vision de l’histoire anglaise que nous offre Shakespeare, à défaut d’une doctrine politique authentique.

Shakespeare puise ses renseignements chez les historiens, Edward Hall (1498-1547) et surtout Raphael Holinshed (?-1580), lesquels infléchissent l’histoire vers l’affermissement du mythe Tudor; ceux-ci songeaient à provoquer l’horreur du désordre et la peur de la guerre civile, suite logique des erreurs (ou des crimes) des grands. L’interminable guerre des Deux-Roses, assortie d’une guerre étrangère (la guerre de Cent Ans), était encore si proche qu’elle fascinait et troublait toujours les esprits. La cohorte des maux qui ont ravagé le pays est issue du crime majeur d’usurpation, commis par Bolingbroke, le futur Henry IV, au règne décidément fort troublé, contre Richard II, le roi du miroir brisé. Mais en même temps que se dégageaient les concepts d’ordre, de justice et d’honneur, l’Angleterre prenait conscience de son destin national.

Ce n’est point sans raison que le public applaudit aux prouesses de Talbot et à la confusion de la sorcière Jeanne (1 Henry VI ), à la poétisation de l’invincibilité de l’Angleterre par Jean de Gand agonisant (Richard II ), au défi que, paradoxalement, le bâtard Philip Faulconbridge lance aux ennemis de son pays (Le Roi Jean ), et à la marche triomphale de Henry V sur Paris qui, après Azincourt, s’offre le lit de la fille du roi de France. Si le public anglais vibre ainsi à reconnaître la permanence d’un fait national à travers les vicissitudes de l’histoire, raison de plus pour chérir les vertus positives qui assurent la paix et la stabilité des hiérarchies qui gouvernent le pays. Tout au long des conflits meurtriers qui nous sont contés percent le dégoût des indignités et la nostalgie des valeurs humaines que les princes ont reçu de Dieu mission de faire fructifier.

Ainsi, sur le fond de l’histoire surgissent des personnages diversement motivés dont la figure imaginaire ne se borne pas à l’existence par leurs seules actions. Ce ne sont point tant les bassesses, les palinodies, les grandes actions ou les crimes des promoteurs de l’histoire qui les individualisent que leur réflexion, qui précède, accompagne ou suit l’action devant une situation historique donnée. Que ce soit Henry IV épiant sur son lit de mort le geste sacrilège de son fils prêt à se saisir de la couronne avant l’heure, ou l’examen de conscience heurté de Richard III assailli de peur panique avant Bosworth, le personnage historique perd sa facticité d’instrument du destin, il devient un être humain.

C’est ce qui donne du prix aux deux grandes tétralogies (c’est le terme, traditionnel) des Henry IV (Richard II , 1 et 2 Henry IV , Henry V ) et des Henry VI (1, 2, 3 Henry VI , Richard III ) où se déroule en ses épisodes les plus significatifs la geste sanglante qui verra l’élévation, puis la ruine, des maisons de Lancastre et d’York, pour aboutir à la réconciliation des deux maisons par intromission quasi divine en la personne de Henry Tudor. C’est une histoire de famille, comme celle des Atrides, mais où le plus humble spectateur reconnaît un des siens, du roi au valet d’armes, de la princesse à la fille des bouges, où le prince héritier fréquente les truands sans rien perdre de sa qualité royale. Intrigues, chevauchées, batailles, rhétorique à grand fracas ou confessions pathétiques, ce monde de l’histoire est un univers quotidien qui n’a perdu ni ne perdra son extraordinaire force d’impact sur le spectateur moderne. Jamais l’histoire n’a été plus actuelle et plus vivante que dans ce miroir imaginaire que Shakespeare nous tend de la fin du XVIe siècle.

Le sourire d’Éros

Les comédies de Shakespeare, à elles seules, constituent un genre à part. Elles sont pourtant si différentes les unes des autres qu’elles défient toute classification, et que chacune mériterait son analyse et sa dénomination propres.

Lorsqu’il commence à écrire des comédies, il y a, grosso modo, deux directions dans lesquelles il pouvait s’engager. L’une est la tradition farcique, dérivée du Moyen Âge, où le vice bouffonne, qui reçoit de la comédie plautéenne des personnages typés, des situations, et son articulation, qui ira se diversifiant par le jeu des «humeurs» et qui finira par épouser assez étroitement sa vocation caricaturale et satirique. Elle puisera ses personnages dans la bourgeoisie et dans le peuple de la Cité de Londres, ses thèmes auront perdu l’opulence du lyrisme (or, métaux précieux, et même mystifications et débauches qui en recevaient du prestige) pour devenir perversions, déformations et vices qu’engendrent les instincts d’acquisition, de possession, et les bassesses de l’âme, plutôt que ceux qui naissent des sourires d’Éros, fût-il romanesque et mystifié. La seconde direction est, précisément, le jeu romanesque, de longue tradition médiévale lui aussi, exploité par les conteurs en prose ou en vers, et repris par les university wits , jeu qui transcende tout réalisme des situations et des personnages, sans abandonner pour autant ses ambitions moralisantes (sans excès) et de divertissement brillant.

Si The Comedy of Errors , la première en date des comédies de Shakespeare, s’inscrit dans la tradition plautéenne, déjà Les Deux Gentilshommes de Vérone (The Two Gentlemen of Verona ) bascule dans le romanesque (sans verser dans l’irréalité) où l’invention des personnages et des situations a la plus grande marge de liberté. Shakespeare, en effet, ne s’impose nulle contrainte, pas plus pour l’intrigue, le temps et l’espace, que pour la qualité et le tempérament de ses personnages. Ses constructions paraissent lâches et négligées par rapport à la rigueur jonsonienne, encore que sa désinvolture n’aille pas jusqu’au mépris total du vraisemblable. Mais on a une impression d’espace et de grand air, d’agilité dans le mouvement, d’imprévu dans les péripéties qui ne se trouve que chez lui. Ce n’est pas une comédie de cabinet ou de salon, encore moins de lieu clos, où les personnages sont claustrés dans leur emploi ou dans leur situation dramatique. Ajoutez le piment toujours savoureux de l’exotisme, où l’on peut bousculer la géographie et le temps historique, habiller les personnages d’étranges costumes, leur attribuer des mœurs insolites, les engager dans les aventures imaginaires les plus folles sans qu’il en coûte rien à la crédulité du spectateur. Voyez la liste de ses lieux scéniques: nous sommes à Vérone, à Milan, à Mantoue, à Éphèse, à Vienne, à Messine, dans le royaume de Navarre, dans un bois près d’Athènes, à Venise et à Belmont, dans la forêt d’Arden, à Padoue, puis à Roussillon, à Paris, à Florence, à Marseille, en quelque Illyrie romanesque, en Sicile et en Bohème, sur la mer, dans une île; on n’en finirait pas d’énumérer les lieux où le porte son humeur vagabonde à la poursuite des facéties du destin, des jeux de l’amour, et de la plénitude du bonheur.

Car cette comédie du mouvement est mue par une passion dominante qui habite le cœur d’êtres jeunes et beaux, acharnés à se joindre en dépit des obstacles que dressent entre eux la mésentente et la tyrannie des familles, les convenances, la disproportion des fortunes, les situations fausses, l’orgueil, la jalousie, l’absence, les conflits d’intérêt, les quiproquos, l’antagonisme des désirs, pour ne rien dire des conflits du hasard, des querelles sans objet, et des maléfices du surnaturel. C’est Éros qui inspire, dirige, complote, complique les situations, emprunte à l’imposture son masque, et va jusqu’à se parodier ou se caricaturer pour mieux parvenir à ses fins. Ardent, agressif, audacieux, il donne aux filles de l’esprit et du courage aux garçons. Il fourmille de stratagèmes, mais il combat aussi à visage découvert. Il est le coup de foudre, l’émerveillement devant la jeune beauté; il est aussi la fureur des déconvenues, le sourire des acquiescements, la sérénité dans la plénitude des engagements mutuels. Il sait donc faire sa cour, avec grâce et ingéniosité, il triomphe dans les wooing scenes (scènes de la séduction) et dans le badinage impertinent du love making – art d’aimer, dirons-nous, faute d’un meilleur terme. On n’a jamais vu un Éros aussi tendre, aussi hautement civilisé.

Il faut dire que dans ce jeu, les jeunes filles, chastes et avisées, tiennent le rôle prépondérant. Elles excellent à ce duel préliminaire des sexes qu’est le duel verbal, grâce à leur fougue, à leur finesse et à leur maîtrise de soi. Silvia, Rosalinde, Béatrice, Viola, Portia..., romanesques, naïvement éprises, exigeantes de leur personne, abusées par une fausse mélancolie, ou souveraines dans leur domination, elles peuvent aussi, comme leurs partenaires, être fantasques et désabusées, sensibles au burlesque des situations, et capables comme eux, peut-être plus qu’eux, d’user du puissant antidote contre l’excès du romanesque qu’est l’ironie. Il y a en tous ces personnages un peu de Mercutio (qui se moque si bien de Roméo), un peu de Bénédict (qui tient si bien tête à Béatrice, mais finit par succomber).

Ce n’est pas que l’amour romanesque soit mis en accusation dans ces comédies de la belle période, de Peines d’amour perdues à La Nuit des rois (Twelfth Night ), car l’ironie qui tempère ses extravagances n’est ni mordante ni sarcastique, elle baigne dans le climat général de jeunesse et de gaieté qui en fait l’arme idéale pour désamorcer les prétentions du sentiment. La plus significative de ces héroïnes, c’est sans doute Rosalinde qui a assez d’esprit pour échapper aux envoûtements de l’amour, assez d’amour pour ne pas céder à la tentation du dénigrement. Chez elle, l’équilibre est parfait: le sourire d’Éros se pare des reflets de l’ironie. Un rien d’ironie de trop, et la comédie pourrait se prendre à grincer.

Grincements

Elle grincera, effectivement, pour des raisons que le biographe ne pourra jamais élucider, lorsque l’inquiétude et le désarroi envahiront l’univers idéalisé où jusqu’ici le dramaturge les avait relégués au niveau inférieur de la farce ou du burlesque. Déjà, sur la fin du siècle, Le Marchand de Venise , tout poétisé qu’il soit par le triomphe de l’amour et le clair de lune de la nuit lyrique à Belmont, avait des résonances peu rassurantes. La mélancolie du marchand et les affres que nous inflige Shylock sont des signes prémonitoires d’un changement d’atmosphère. L’ère des grandes tragédies va s’ouvrir, et, simultanément, vient le temps de l’examen critique, de l’interrogation angoissée sur des problèmes jusqu’ici à peine effleurés. Hamlet (1601) est peut-être le point culminant, la ligne de partage entre l’ensoleillement généreux des versants où l’espoir garde tous ses droits, et les ombres maléfiques où vont se tapir les mauvais démons du découragement et du goût de la mort. Les deux ou trois pièces qui suivent Hamlet , Troïlus et Cressida (1602), Tout est bien qui finit bien (1603) et Mesure pour Mesure (1604) qui précède Othello , sont des pièces inclassables, que l’on appelle communément problem-plays (pièces à problèmes).

On ne sait, en effet, par quel bout les prendre. Si l’irréalisme romanesque, qu’il se fonde sur une parodie de l’histoire, une anecdote curieusement ambiguë ou sur les urgences suspectes d’un problème social, n’a pas perdu tous ses droits (notamment sur la structure des pièces), l’heure est venue où la bouche est amère et le cœur désabusé. Troïlus et Cressida aurait pu être une tragédie noble, c’est un drame sordide où, par-dessus la parole sage d’Ulysse, résonnent le cliquetis dérisoire des glaives ensanglantés, les criailleries obscènes d’un Pandarus à la voix de fausset, les sarcasmes venimeux enfin d’un blasphémateur professionnel. La guerre, la gloire en prennent un bon coup: on se bat pour un freluquet et une putain; l’amour lui-même use son lyrisme dans la frénésie et la trahison. Dans Tout est bien qui finit bien , on a beau tenter de réhabiliter Hélène: elle demeure une héroïne suspecte, et, quant au monde foncièrement corrompu de Mesure pour Mesure , peut-être que la passion de justice qui anime le duc, «ce philosophe des coins sombres», ne suffit pas à le racheter. On dirait que l’âme du dramaturge est corrodée par le spectacle des impostures et des perversions. Voici bien l’expression bouleversante d’un idéalisme déçu.

L’amour, la fureur et la mort

Avec Hamlet , et même Jules César qui le précède, nous sommes entrés dans la période dite «noire» des grandes tragédies. Il ne s’agit plus seulement ici d’un refus cynique des cruelles réalités humaines dont naguère les personnages semblaient s’accommoder, mais d’une négation sans recours, d’un recul devant l’horreur d’une insupportable vision. Les pièces historiques étaient déjà suffisamment gorgées de sang et de trahisons, mais du moins s’agissait-il des luttes implacables que se livraient des hommes avides de pouvoir – et tout le monde sait que l’histoire politique des peuples est rougeoyante d’incendies, de meurtres et de batailles sans merci. Mais enfin on aspirait à la suppression des monstres, au retour à l’ordre pour une bonne administration des intérêts du pays. On pouvait répudier la cruauté, bannir l’intempérance, accepter l’autorité de la justice, ouvrir la voie à la paix et fonder l’avenir sur l’espoir comme Henry V. Si la dette du crime pèse encore au fond des consciences, il est vrai qu’il faudra la payer d’autres souffrances, cependant Shakespeare semblait s’être débarrassé de ce poids en traitant des malheurs de Henry VI avant d’aborder les tourments de Henry IV.

Mais ici ce n’est plus le contexte historique qui est le foyer d’intérêt, encore que le royaume de Macbeth soit aussi ravagé que celui de Henry VI. Ce ne sont point les forces politiques qui le dévastent; mais la passion criminelle du tyran, mais l’assujettissement de sa conscience au mal auquel la fatalité le condamne, et l’impossibilité où il est mis d’y échapper. Le conflit se situe au centre même de l’âme humaine, le mal investit le cœur, pervertit la raison et l’aliène, et la mort est la seule issue par laquelle le héros puisse se libérer de ses crimes et de ses tourments. Ou encore, ou plutôt, la tragédie, c’est-à-dire le combat sans espoir que livre l’homme aux puissances du mal, se confine au plan individuel, psychologique pourrait-on dire, et c’est sa lucidité qui rend ce combat insupportable.

Les situations diverses où sont placés les héros des tragédies particularisent chacune un aspect des mortels dilemmes auxquels ils sont soumis. Le meurtre de César, pourtant perpétré pour une cause noble, pourrit l’âme de Brutus que son suicide stoïque sauve à peine de notre réprobation. Hamlet, l’archétype même du héros tourmenté, est incapable d’un geste qui le sauverait de la corruption du monde où il est englué. Ses analyses implacables ne nourrissent pas sa vengeance ni ne justifient ses hésitations. Il ne parvient même pas à se donner une mort correcte, et ses répudiations successives de l’amour, de l’amitié, de l’honneur même et du destin de son royaume, en font un héros désabusé, à jamais inutile et décourageant. Othello est la proie de ses fantasmes, fomentés par «l’intellect diabolique» d’un Iago, mesquine incarnation des frustrations rongeuses d’âme, et il immole l’innocence qui lui paraît une moquerie du ciel. Crime majeur, impardonnable, de celui qui doit avilir sa victime avant de la sacrifier, et se laisse prendre au leurre des éblouissements passionnels. Que vaut donc l’amour, si c’est cela son aboutissement? La «musique» d’Othello est une discordance sournoise où la volupté se dissout en quelque dérisoire répudiation de soi. Le suicide spectaculaire du général est un défi à la justice, comme le meurtre de Desdémone est un acte de déraison.

Mais la déraison criminelle tapie dans la pénombre d’une chambre nuptiale, où la flamme d’une chandelle est le symbole funeste d’une âme vacillante, peut s’emparer aussi d’un univers fabuleux. Antoine se défait sous l’empire de sa passion, comme Cléopâtre abdique sa majesté pour céder aux caprices de sa fureur d’aimer. Avec eux le monde majestueux des rêveries de puissance se disloque et s’écroule sous le regard glacé de César. Rome abolit l’Orient, mais non point cependant sa magie. Les sortilèges de Cléopâtre rejoignent dans la mort la tendresse inextinguible de son héros déchu. Mais faut-il donc la mort pour que l’amour retrouve sa grandeur?

On peut aller plus loin encore dans l’exploitation des ravages de la déraison. Dans Le Roi Lear , elle atteint la démesure, qu’il s’agisse du royaume, de la famille, ou des destinées individuelles. Le jugement est aveuglé au départ par le mensonge et l’hypocrisie, et c’est l’erreur initiale, qui bouleverse les rapports et les proportions, et fait basculer le monde dans l’horreur et la folie. Pourtant, dans la confusion générale, sous les assauts implacables des tentations du désespoir, au cœur même des disjonctions qui ruinent l’âme, subsiste la pureté de l’amour. L’agonie extatique de Lear est l’aveu d’un échec fondamental, et faut-il donc être écartelé sur une roue de feu pour reconnaître, précisément, l’incorruptibilité de l’amour?

Dans Coriolan , l’analyse des vertus militaires fait du héros un être aussi redoutable qu’une machine de guerre, mais aussi méprisable qu’un traître de tragédie. Il ferait beau d’examiner ce que le personnage peut hanter les consciences des hommes d’État énergiques et frauduleux!

Timon d’Athènes , enfin, paraît l’aboutissement de cette longue suite de violences et de crimes, d’échecs et d’insultes à la condition faite à l’homme par ses passions et les malentendus fatals qui le courbent sous leur joug. L’invective y atteint son point culminant par sa rhétorique outrancière, ses rythmes et ses images désordonnées. L’ingratitude de tout un peuple pousse Timon à la haine totale de l’humanité – et il prend refuge et repos dans cette tombe symbolique au bord du rivage, où la caresse des flots viendra bercer son sommeil.

Les épiphanies

Faut-il voir dans cette sépulture le symbole d’une résurrection prochaine de l’espoir et de la dignité de l’homme? Épuisé par le «fracas et la fureur» de l’agitation tragique, Shakespeare semble céder dans ses dernières pièces à la nostalgie de l’apaisement. S’il y a encore dans Cymbeline et Le Conte d’hiver , et même dans La Tempête , des rappels menaçants de la bêtise, de la perfidie et de l’horreur, ces pièces, décidément, se meuvent vers le pardon des offenses, la réconciliation des contraires, et la résurrection du bien. Les monstres y sont épisodiques ou ridicules, les méchants punis avec discernement, les justes et les bons récompensés. Serait-ce trop de dire que Shakespeare reconnaît enfin l’existence de la grâce, à savoir de la transcendance du bien dans ce monde imaginaire dont il semble avoir exploré tous les secrets? Il peut donc, comme Prospero, jeter son livre et laisser sa baguette magique s’enfoncer dans l’Océan. Il a toujours été agréable aux critiques de penser que La Tempête était son testament poétique puisque Prospero va se réconcilier avec les réalités de son duché. Malgré Henry VIII et Les Deux Nobles Cousins , cédons à cette facile tentation.

6. La langue et les images

Il n’est guère possible au lecteur étranger qui doit lire ou écouter les pièces dans une langue qui est la sienne de se faire une idée correcte de l’expressivité du texte. Il n’y a pas d’amour heureux entre deux langues, puisqu’il n’y a pas de bonne traduction. La fidélité n’y suffit pas, il y faudrait la grâce que l’anglais de Shakespeare accorde rarement à son traducteur.

Cette langue, d’abord, est d’une richesse inouïe. Seul Victor Hugo chez nous pourrait rivaliser avec cette opulence. Shakespeare drague près de quinze mille mots dans ses filets. Il les puise dans tous les domaines linguistiques: fonds commun hérité de la prose latine et du parler populaire, dialectes ruraux et provinciaux, jargon des métiers, de l’art militaire, de la navigation, de la jurisprudence, des théologiens, préciosités des courtisans et des poètes, truculences de la pègre, vocabulaire des sciences exactes ou inexactes de son temps, astronomie, médecine, alchimie, botanique, que sais-je? locutions étrangères – il y a même une scène entière en français! Chaque personnage parle, suivant sa condition, un langage réaliste ou stylisé, et qui, même s’il est hautement formalisé, garde le ton, l’allure, le timbre du langage parlé, the spoken word. C’est là un des traits essentiels: le naturel de la communication.

Ajoutez que le mot s’enrichit mainte fois d’un sens second, qui en multiplie la portée. Le signifiant, comme diraient nos linguistes, porte plusieurs signifiés. C’est du jeu de mots qu’il s’agit, du calembour, du «double-entendre», implicite ou ironique, punning , souvent obscène, même dans les plus grandes tragédies. Punning est plus qu’un jeu, c’est une force secrète enclose dans le mot, qui capte l’attention, irradie de la poésie et transcende le terre-à-terre. Et les mots qu’il invente! Ce qui oblige le lecteur, évidemment, à apprendre à lire.

Et puis, il y a les images, la poétisation de l’univers. Il semble que Shakespeare ne puisse parler sans images. Et c’est peut-être dans sa manipulation des images que se marque le progrès de son expérience d’écrivain. Au début, ce sont des images de qualité, d’apparat, destinées moins à visualiser l’objet qu’à lui donner le prestige de l’éclat poétique – souvent des clichés, mais pas encore démonétisés. Puis l’image se fait plus personnelle, elle vise à la précision, au pittoresque, à la sensualité. Enfin, elle n’est plus plaquée sur l’objet, elle saute par-dessus, ou elle l’absorbe: elle devient métaphore, c’est-à-dire elle transpose, elle métamorphose, elle devient la force active, la vie même de la langue. Ainsi la poésie ne fait plus qu’un avec le drame, les idées-métaphores vous assaillent de toutes parts, c’est l’expérience même du poète qui vous atteint.

La même évolution se remarque dans la rhétorique, dans la syntaxe, dans le vers. Simple, directe et analytique, la phrase se complique, se diversifie, et se condense à la fois en une syntaxe qui avoisine celle des langues synthétiques; et, de la même façon, le vers, raide, mécanique au départ, s’assouplit, se rompt au rythme de la pensée, épouse toutes les nuances de l’émotion. Il se rapproche ainsi de la langue parlée, il procède tout d’une haleine par paragraphes entiers, et se fait presque méconnaissable tant ses temps forts et faibles sont bien distribués sur la ligne mélodique intérieure du locuteur.

Источник: SHAKESPEARE (W.)

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