JOYCE (J.)
JOYCE (J.)
Joyce est peut-être le dernier de ces héros des lettres pures qui ont marqué l’histoire occidentale. Il serait vain de prêter à l’écrivain irlandais un message social; en 1939, quand la guerre se déchaîna, il la trouva malencontreuse: qui allait lire Finnegans Wake qu’il venait justement de publier? C’est ainsi qu’il voyait les choses. Au reste, on peut dire de l’ouvrage que, s’il a été le moins lu, il a été le plus commenté de ceux qui ont influencé l’histoire littéraire moderne. Mais l’ère de ces prodiges est révolue. Dans la guerre précédente, Joyce s’était trouvé à Zurich avec Dada, la première contestation collective de la culture contemporaine: un phénomène, donc, de cette époque. Le refus égotiste de Joyce est d’autre sorte, et d’un autre temps: il a sa propre grandeur.
Joyce a trouvé le moyen de rendre, par une forme brisée, inchoative, presque sans grammaire, le déroulement de la pensée spontanée. Freud a fourni l’appoint d’une préoccupation dominante prenant par le travers et infléchissant les mouvements de la rêverie; pour le reste, la suite des impressions apportées par les sens se combine sans cesse, par «associations d’idées», avec les appels de mémoire, de sorte qu’à un présent épais affleure sans cesse par bribes un passé aussi ancien que la mémoire personnelle. C’est ainsi que, de l’intérieur, nous connaissons non seulement le caractère, mais l’histoire de Stephen, de Bloom ou de Molly au fil de leur monologue. Des plans se déterminent dans ce paysage intérieur. Il ne s’agit d’ailleurs que de le suggérer, non de le photographier. De grossiers contresens ont été faits là-dessus: Joyce n’a pas installé l’informe dans les lettres, il leur a ajouté la plus souple des formes. Faulkner, Hemingway, Dos Passos, Virginia Woolf, Beckett, ont suivi la voie qu’il avait tracée.
1. Un monde de mémoire
Il naquit dans la banlieue sud de Dublin; son père, héritier de bourgeois aisés, ne s’entendit jamais qu’à dépenser l’argent, d’où qu’il pût lui être venu, et particulièrement à le boire. Mais il avait le génie oral de Dublin, la verve, l’humour, l’agilité expressive. S’il fit le malheur des siens, il fascina son fils, et il hante l’œuvre dont, par l’insécurité fondamentale où il fit vivre James, il est la cause première. Au-delà des années d’humiliation et d’indigence, le fils imita le père dans l’inadaptation sociale, l’intempérance et le gaspillage. Il ajouta l’exil: il quitta Dublin en 1904 pour Trieste où il enseigna à l’école Berlitz, puis Zurich, refuge de guerre, puis Paris, de 1920 à 1939, enfin de nouveau Zurich où il mourut. Le choix de l’exil s’assortissait d’un paradoxe:
en esprit, il ne devait jamais quitter sa ville natale.
Les événements de la vie de Joyce qui l’ont assez frappé pour être l’objet d’une prise de conscience se trouvent dans une œuvre qui, depuis 1904, est au premier chef une quête de soi-même, généreusement autobiographique, poursuivie du premier
Portrait of the Artist (1904) jusqu’à
Ulysse (1922) en passant par
Dubliners (
Gens de Dublin ), écrit de 1903 à 1906,
Stephen Hero (
Stephen le héros ), de 1904-1907,
et A Portrait of the Artist as a Young Man (
Dedalus ), écrit de 1907 à 1914. On a dit que Stephen Dedalus n’était pas James Joyce, et certes il s’agit de «fictions»; et, se fût-il agi d’autobiographie pure, l’image du moi dans la conscience est déformée. Vérité subjective et sélective! Mais qu’est-ce que la vérité objective d’une personnalité? Son frère le décrit aussi sportif qu’enjoué, mais un camarade le revoit tapant sur le ballon comme une fille: cela importet-il? L’humour, sinon la gaieté, absents de
Dedalus, il est assez clair que l’auteur d’
Ulysse et de
Finnegans Wake (1939,
La Veillée de Finnegan ) n’en manque pas et ne s’en cache pas. Il faut assumer Joyce tout entier, après avoir souligné qu’en tout cas la fidélité à l’événement de
Stephen le héros puis de
Dedalus est singulière.
1904 est vraiment, dans la vie et la carrière de Joyce, l’année charnière. Quant à la vie, on pourrait dire que c’est l’année finale, et que désormais Joyce va s’établir, pendant près de quarante ans, dans un monde de mémoire. En 1904, il publia une première esquisse de quelques pages,
Portrait of the Artist , projection presque mythologique de lui-même, que suffit à éclairer le symbole central de la bête aux abois, cornes baissées, devant la meute: en face du seul – premier et dernier – groupe social auquel il ait appartenu, c’est ainsi que se voit Joyce. Son égotisme est énorme. Il l’incarnera dans l’ouvrage qu’il commence alors et dont, en 1906, il écrira à son éditeur qu’il a composé près de mille pages, mais qu’il ne voit pas trop comment le continuer:
Stephen le héros. Ce qui reste de ce manuscrit en partie jeté aux flammes suffit à donner une idée de l’ensemble: ce sont les années d’université. Stephen s’y montre déjà arrogant, solitaire, soupçonnant les amis, plus encore la femme fausse, et refusant l’amour. D’autre part, avant de donner une œuvre, en bon scolastique, il en pose les principes et il ébauche une esthétique. Nous retrouverons la théorie de l’épiphanie. Avant de venir à
Dubliners , il faut se pencher sur
Portrait of the Artist as a Young Man parce que cette seconde version de
Stephen le héros , récrit pour recevoir, au lieu d’évocation sérielle, une structure significative et une texture distanciée, c’est la formation de Joyce vue par Joyce. Ce
Portrait remonte jusqu’à la source et à la naissance d’une âme, jusqu’aux jours heureux où l’enfant, tant la chaleur des siens l’entourait, sentait à peine qu’il était venu au monde, c’est-à-dire à la séparation. Ce qui suit est la montée, par conflits et déchirements, de la déréliction et de l’insécurité, c’est la fin de la paix qui était aussi un sommeil, c’est la forge d’une conscience.
Les conflits sont de partout, mais est-il pays où ils aient été plus âpres et plus quotidiens que dans cette île où l’histoire s’est ingéniée à multiplier le malheur par la division? « Ne joue pas avec cette petite, car elle est protestante et tu irais en enfer!»: cela n’empêche pas les amours enfantines, mais les marque de culpabilité et prépare les refoulements. Dans une même famille, les hommes sont patriotes et parnelliens, les femmes ont été requises par leur clergé de maudire le politicien adultère. Et le festin de Noël se mue en traumatisme.
L’école, c’est la solitude parmi les autres et le début de la conscience de solitude, c’est le premier monde où l’on est jeté sans clés ni indices, où les autres sont déjà un mystère que l’on pressent noir sans comprendre. Solitude encerclée déjà, car les autres sont ensemble, solitude humiliée déjà avec ce père douteux, et l’insécurité commence avec l’humiliation pressentie. Vient la première injustice, les coups de règle sur les doigts, qu’on n’a pas mérités, et le visage sinistre et cruel du bourreau, penché contre soi. Il ne sera plus seul dans la solitude, mais avec les héros-victimes, depuis le Christ jusqu’à Parnell. Il s’oriente vers une pose de solitude.
La famille ruinée, la belle école quittée, c’est un entracte de rêveries romanesques, érotiques déjà, où une imagination qui se cherche pare la fillette admirée des grâces symboliques de la Vierge:
turris eburnea , c’est la blancheur de ses mains;
domus aurea , ce sont ses blonds cheveux. Le passage d’un symbolisme à l’autre pourra être inversé; il tendra, entre sacré et profane, à l’ambivalence.
Quand il retrouve une école, comment ne s’entendrait-il pas dire bientôt que sa composition fleure l’hérésie, comment les camarades n’attrouperaient-ils pas leurs conformismes, jusqu’à la persécution, jusqu’aux coups de badine sur les jambes, contre le petit rebelle, dont le poète favori est Byron? Il y a une logique de l’orgueil et de la rétraction. L’attrait des filles à son tour se nuance de soupçon. Aimer, c’est perdre l’avantage, c’est devenir vulnérable, c’est dépendre du mystère indéchiffrable de l’autre. Il n’est encore qu’un écolier, mais il ne s’y laissera pas prendre.
En péril d’hérésie, il est pourtant trop brillant pour n’être pas encouragé, distingué, et devient préfet de la confrérie de la Vierge. Par malheur, au même moment il cesse d’être vierge; et c’est alors que la conscience à peine éveillée entre dans sa phase la plus violemment dramatique: une retraite, marquée par une prédication faite dans le style, cruellement efficace sur les imaginations, de la composition de lieu, précipite l’âme pécheresse, d’abord dans les horreurs convenues de l’enfer pour tous, ensuite dans celui qu’il s’invente, lieu immédiat et sinistre d’ordures, de puanteurs, de bêtes se mouvant sournoisement dans la grisaille des mauvais rêves de saint Antoine.
Stephen-Joyce choisira finalement l’ouverture au monde, et son âme acclamera les promesses de la chair le jour où, chérissant la mer, il verra marcher dans la vague, la jupe troussée jusqu’aux hanches, la belle fille aux cuisses blanches qui sera son Anadyomène. Mais ce n’est pas un païen qui resurgit de cette grande crise religieuse, fidèlement transportée de Joyce lui-même à Stephen. Ce sera un incroyant qu’on verra aller graduellement jusqu’au sarcasme et au sacrilège, mais dont les réflexes, les mouvements d’imagination resteront ceux d’un croyant en état de péché. Les prostituées et leur quartier prendront un aspect insolite et sulfureux, comme si on avait franchi la limite d’un monde. Un baiser sera décrit comme le don d’une hostie. C’est donc une libération très ambiguë qui se poursuivra, dépassés les lions gardiens de la famille et de l’Église, par un dernier rite de passage: l’entrée à l’université.
L’étudiant, peu présent aux cours, pérore avec passion tout en se moquant de lui-même pour enlever l’initiative aux railleurs. C’est ici que, reprenant l’ébauche de
Stephen le héros , Joyce montre son jeune artiste fondant une esthétique sur quelques formules de saint Thomas d’Aquin:
ad pulchritudinem tria requiruntur, integritas, consonantia, claritas. La
claritas , troisième phase de l’appréhension esthétique (une fois l’objet distingué et pourvu de ses relations cohésives), est ce qui doit nous retenir. Dans
Stephen le héros , il en donnait une définition très précise: «L’âme de l’objet le plus commun, sa structure ainsi ajustée nous semble rayonner. L’objet accomplit
son épiphanie. » Le terme religieux dit audacieusement ce qu’il veut dire. «L’épiphanie, dit-il plus loin, c’est le moment où la réalité de la chose vous envahit comme une révélation.» Le mot indiscret d’épiphanie n’est pas dans
Dedalus et ne se retrouvera dans
Ulysse que sur un ton de moquerie. Mais il associe à cette phase, selon une belle formule de Galvani, «l’enchantement du cœur».
2. La vie réinventée par l’écriture
Épiphanie
Il associait l’épiphanie à une manifestation banale de langage ou autre. Un pas de plus dans l’analyse, et l’on aborde les conditions de la révélation proustienne, la banalité de la madeleine ou des pavés inégaux, la non-résistance de l’esprit – parce qu’il n’est pas sur ses gardes – à l’envahissement redouté du réel. Ce qui compte, c’est que Joyce, à vingt ans, le cherche, qu’il veuille cette révélation, qu’il en poursuive les moyens. Mais doit-on dire révélation, ou ne s’agirait-il pas plutôt d’une création, et d’une ambition démesurée, démiurgique, qui n’est peut-être qu’une suprême compensation? Car Dieu perdu – qui était le garant de la réalité du monde –, on entre dans un gouffre de néant d’où, sans doute, on ne peut sortir que par de telles substitutions. Épiphanie ou non, il avait perçu bien vite que la vie n’est pas faite pour être vécue, mais pour être réinventée par l’écriture. Peu importent dès lors les valeurs vitales: l’insuffisance, l’absence, le manque sont les biens de l’esprit créateur, la base d’un nouveau jeu de rapports; avoir été jeté par le sort dans un pays tel que l’Irlande, avoir pour père un John Joyce, c’est un destin à cultiver. Il ne faut pas se méprendre, lorsqu’on lit au terme de
Dedalus : «Ô vie, je vais pour la millionième fois à la rencontre de la réalité de l’expérience.» Ce n’est pas Rastignac toisant Paris. Une seconde phrase éclaire la première: «Je veux façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race.» En fait, l’homme dont l’œuvre sera essentiellement parodique commencera par avoir de la vie même – et de «l’expérience» – une vision parodique:
c’est une sorte de jeu. Son père, déjà, avait joué à être étudiant en médecine: il allait en faire autant, et améliorer le modèle, en choisissant Paris plutôt que Cork. À Paris, en 1902, Joyce ne prit même pas ses inscriptions. Ce simulacre fut un moment décisif par sa nullité même. Joyce passait d’un refus à l’autre, et tous signifiaient la volonté de ne pas se laisser intégrer au social. Ses armes: «le silence, l’exil et la ruse». L’exil était sa condition. Il ne fit que le matérialiser lorsqu’en octobre 1904, muni de la compagne qu’il s’était donnée ce 16 juin, jour d’Ulysse, il quitta l’Irlande.
L’homme ne sera plus que ce qu’il faut pour tenir la plume de l’écrivain. Le problème insoluble de Tristram Shandy, rattraper la vie avec sa plume, ne se posera donc pas; on peut risquer ce paradoxe que l’exil mettant fin à l’existence ne sera qu’un moyen de n’avoir jamais quitté sa ville ni son île, et de restreindre à des dimensions commodes le monde de mémoire.
«Gens de Dublin»
En 1902, Joyce produit les premiers des contes et nouvelles qu’il écrira principalement en 1904 et dont l’ensemble s’intitulera
Dubliners (
Gens de Dublin ). Ce sont d’admirables pièces où la pseudo-objectivité du récit est faite pour rendre plus subtilement perceptible l’angle d’ironie, plus sournoise la destruction de l’intégrité de l’individu par un réseau d’oppressions confuses. Il y a dans chaque nouvelle une tension entre la surface du récit et la profondeur suggérée qui lui donne son sens. De même que l’écriture est ce jeu, appris des Français, d’obliquités subtiles et de multiples niveaux, de même la substance humaine est tenue à distance, comme si elle avait été étrangère à Joyce dont c’est pourtant constamment l’histoire:
c’est la condition collective qui signifie, et c’est l’écrasement, l’étouffement. John Joyce, le père, est là un peu partout, mais divers en ses déguisements. Il est Araby, l’oncle insoucieux qui rentre trop tard pour donner à l’enfant de quoi aller à la kermesse dont il rêve. Il est le Mr. Farrington qui, humilié au bureau, au café où il avait cherché une compensation dans l’ivresse, rentre chez lui et se rattrape sur son petit garçon, à coups de canne (
Counterparts ;
Contrepartie ). Il est Kernan, l’ivrogne qui est tombé dans l’escalier des cabinets du cabaret et qui, devenu, au lit où il soigne ses blessures, un objet de sollicitude, est saisi par la grâce. Il ne manque pas de répliques, tels les parnellistes assemblés pour commémorer le héros qu’ils trahissent, et dont le grand problème est d’ouvrir des bouteilles de stout sans tire-bouchon. «J’appelle la série
Dubliners , afin de dénoncer l’âme de cette hémiplégie ou paralysie que beaucoup prennent pour une ville.» Des nouvelles telles que
Rencontre – celle d’un vieux pervers par deux jeunes garçons qui font l’école buissonnière – ou
Deux Galants – le plus entreprenant séduit une servante et, triomphant, fait briller dans sa paume aux yeux de l’autre une petite pièce d’or – dégagent «l’odeur particulière de corruption» qui obsède Joyce. C’est un tableau de vies grises, irrémédiables, sans espoir, sans pitié, sans tendresse, qu’en effet guette la paralysie après la frustration et l’impuissance à se libérer des oppressions et des interdits (
Un petit nuage ,
Evelyne ). Parfois – un pensionnaire entortillé par la logeuse et sa fille – cela rappelle fort Maupassant. Mais Joyce sait l’insuffisance spirituelle d’un tel modèle. Il faut compléter l’ironie par l’amertume, ou par l’inquiétude, celle des enfants par exemple, devant l’opacité et le mystère de la vie des adultes. La solitude est partout, celle du petit garçon qui a manqué la kermesse, celle du mal marié, celle de la veuve de
Pénible Affaire ou de son triste partenaire. Elle éclate dans la dernière (
Les Morts ), la plus forte et la plus complexe de ces nouvelles, la seule où Joyce, écrivant en Italie, transporte à Dublin son inquiétude conjugale personnelle. C’est d’abord, riche d’atmosphère, fertile en désaccords subtils aussi bien qu’en bruyants tutti, le brouhaha d’une grande réunion de famille, puis, pour les deux époux ensemble, une chambre d’hôtel. C’est là que Gabriel Conroy découvre que la femme qu’il désire est une étrangère lointaine, possédée, fût-ce momentanément, par le souvenir du jeune amoureux mort, et presque mort pour elle. La neige tombe dehors, tombe sur toute l’Irlande, et recouvre ces solitudes, celle des morts et celle des vivants. C’est le passé de Nora, tourment de Joyce, qui est ici transposé.
Recherches
Lorsque à vingt ans il lui fut clair qu’il serait écrivain, Joyce se voyait comme un dramaturge et comme un disciple d’Ibsen, qui fut le sujet de son premier essai critique. En 1902, s’il se mit à la nouvelle, n’était-ce pas plutôt à la gloire poétique qu’il rêvait? Le premier ouvrage qu’il réussit à publier fut, en 1907, la plaquette intitulée Chamber Music. Musique de luth élisabéthaine, ton et imagerie du symbolisme décadent, tout est doux, soft, sweet : les sons, la lumière, les fleurs pâles, les crépuscules, les lueurs d’améthyste, tout un attirail un peu désuet de faneries exquises et d’amours mélancoliques. Une seconde plaquette, Pomes Penyeach (Poèmes à deux sous pièce ) ne suffit pas à faire de Joyce un poète important.
Sa première communication critique, en 1900, avait été Le Drame et la vie ; sa première œuvre, une pièce perdue. Celle qui reste, Les Exilés (Exiles ), écrite en 1914-1915, publiée en 1918, lui donne-t-elle rang de dramaturge? Sert-il le théâtre ou se sert-il de lui? Chez ce novateur, un manque, singulier ici, de nouveauté formelle aide à trancher la question. On peut dire que, dans le style dramatique d’Ibsen, c’est une extraordinaire analyse des comportements sexuels d’un esprit subtil – derrière Richard, lire Joyce – tenté d’expérimenter, dans une optique sadomasochiste, les effets d’une relation entre sa femme, Berthe, et son ami Robert.
Depuis octobre 1904, Joyce marche à reculons, les yeux fixés sur son passé dublinois. Il regrette bientôt la dureté de ses
Dubliners ; il rejette aussi sa prose flaubertienne et, lorsqu’il a mis de côté
Stephen le héros pour le récrire, il donnera à cette écriture un autre aspect. Elle aura toujours désormais valeur de représentation se suffisant à elle-même, tout langage sera une forme particulière du réel. Une succession de langages mimétiques et collant à la phase évoquée marquera la succession d’états et presque d’identités de Stephen, depuis les balbutiements de l’enfance jusqu’aux discours du jeune intellectuel. Les états anormaux de l’homme deviendront les déraillements du langage: ainsi du délire associé à la crise religieuse et qui suffit à manifester sa profondeur. Il y aura de plus en plus passage de la présentation de la vie à la présentation de la mémoire: la lecture la moins attentive décèlera une dominante du plus-que-parfait: il avait dit, il avait pensé... On assiste, à mesure que l’on avance, à une double intériorisation: non seulement l’écrivain, dans le présent, nous installe de plus en plus dans une mémoire, mais cette mémoire, de plus en plus, retrouve des états internes retranchés du monde extérieur. La crise religieuse a été suivie d’une séparation: à mesure que le monde, qui n’est plus celui de Dieu, perd sa consistance et devient spectral, il est envahi par des projections de l’imaginaire, sur un mode de rupture qui se traduit par de véritables montages: se rejoignant par-dessus les ellipses, les moments d’intensité mentale prennent souvent l’aspect de passages à la vision, provoqués par une sensation. Ces déploiements un peu formels de l’imagination vers l’hallucination sont caractéristiques de
Dedalus ; ils seront suivis dans
Ulysse des rythmes plus sauvages du monologue intérieur.
Alchimie d’une œuvre
Vers 1913, Joyce commençait
Ulysse. Tandis que, dans
Dedalus encore, la distance ou l’angle d’ironie entre Joyce et le personnage qui est son image sont peu perceptibles, il en est autrement d’
Ulysse ; Joyce est désormais assez mûr pour se voir double: non pas le fils seulement et la figure du fils qu’était
Stephen, mais à la fois le fils et le père, Télémaque et Ulysse. Stephen-Télémaque, inchangé, est essentiellement le Joyce de 1904, méditant dans la solitude ou pérorant sur Shakespeare trahi et, de ces trahisons, faisant son œuvre la plus profonde. Ce n’est pas la trahison qui est au cœur de la vision de Stephen, mais la mort, celle de sa mère. Il a refusé de l’adoucir par quelque conformisme religieux, et maintenant il est hanté.
Ulysse est habilement distancié pour révéler sans péril les perversités de son auteur: pour des raisons qui ne sont pas toutes sérieuses, il a la figure de Léopold Bloom, juif dublinois et cocu complaisant. Il place de petites publicités dans la presse; les tournées de sa femme cantatrice avec l’amant imprésario rapportent plus. Cette Pénélope, toute matière, terre animée, est une anti-Pénélope. Ulysse est-il un anti-Ulysse? C’est plus compliqué: débarrassé des prestiges du chef et de l’action physique, responsable seulement de lui-même, armé du seul courage moral, patient, discret, ingénieux, dans une œuvre où la réalité s’établit sur le plan du symbole, c’est peut-être l’essentiel Ulysse. Mais, ce symbolisme de Joyce, il ne faudrait pas qu’on pût le confondre avec le symbolisme celtique; aussi se veut-il mystificateur et parodique. Il nous donne, selon une vieille tradition culturelle, une
Odyssée travestie, marquée par des parallélismes fantaisistes:
c’est ainsi que le pieu embrasé dont fut traversé l’œil de Polyphème devient le cigare que fume Bloom dans le cabaret du nationaliste enragé. Ce qui épatait le bourgeois, et même Valery Larbaud en 1920, n’a plus d’intérêt, mais l’imagination de Joyce a souvent tiré de ces prétextes des effets admirables: l’Hadès d’Homère est devenu l’enterrement de Paddy Dignam et la méditation de Bloom sur la mort. Sans que l’humour perde ses droits, «Protée», «les Sirènes», «Circé» sont d’extraordinaires transpositions. Ainsi, en un jour, le plus quotidien, de Dublin – ce 16 juin 1904 –, peuvent tenir dix années d’errance et d’aventures, et cela touche vraiment à la vision symbolique pour laquelle ni le temps ni l’espace n’ont de sens: l’instant, le point peuvent réduire en eux-mêmes des immensités.
Le langage et le monde
Si déjà, dans
Dedalus, le monde était devenu langage, il en est, a fortiori, de même ici; Joyce dira d’
Ulysse : «J’ai écrit dix-huit livres en dix-huit langages», et c’est presque vrai. Plusieurs épisodes témoignent d’une verve et d’une virtuosité parodique accablantes: à la maternité, la naissance de l’enfant invite à évoquer la croissance du langage, d’écrivain en écrivain, c’est-à-dire de pastiche en pastiche, jusqu’à nos jours. Tournons-nous plutôt vers le Stephen du troisième épisode (Protée), marchant le long de la grève et livrant sa méditation dans un «monologue intérieur» qui marque l’invention la plus décisive du roman moderne et, comme le dit Édouard Dujardin qui y eut une petite part, son passage à la poésie. Le monologue intérieur ne distingue pas les individus par le seul contenu, mais par la forme et la structure mêmes qui sont irréductibles, et mimétiques: une continuité intentionnelle joint les soliloques de Stephen le poète en un réseau cohérent d’images. Le discontinu, le passage rapide, et donc l’aplatissement, des images caractérisent Bloom. Mais il s’en faut qu’
Ulysse ne soit qu’un déroulement intérieur: le personnage le plus important de l’œuvre, c’est peut-être la Ville, particulière et universelle, Dublin, en qui se concrétisent et se joignent l’espace et le temps des personnages. L’épisode des «Wandering Rocks», ou «Rochers mouvants», a implanté dans cette odyssée un morceau des
Argonautica pour fournir l’occasion de lancer des mouvements en tous sens à travers la ville, de mesurer leur durée et de calculer leurs croisements. Joyce, armé d’un plan de Dublin et d’un crayon rouge, s’imposait, comme s’il se fût agi soit d’un rite soit d’un horaire, une exactitude absolue de calcul: il s’agissait bien d’une magie et, pour qu’elle fût efficace, il fallait tendre et croiser à propos sur les lignes de l’espace les fils invisibles de la temporalité. Une vision nouvelle en résulte: un personnage est entrevu en action, il disparaît, mais, au bout de quelques pages, on le retrouve occupé à la même action; le sens d’une continuité s’acquiert à travers une discontinuité; et ces continuités perçues à tour de rôle par les divers personnages se construisent ensemble et construisent l’espace-temps qui est la réalité vivante de la ville: passage de rue en rue des mêmes hommes-sandwichs, du même aveugle frappant le sol de sa canne, de la même cavalcade officielle, du même matelot unijambiste chantant sa ritournelle et recevant des pennies. Une même cloche d’église sonnant l’heure, entendue ici et là par tel ou tel, établit la simultanéité. Tout cela sera, au profit de maint écrivain (
voir Mrs. Dalloway de Virginia Woolf), l’héritage de James Joyce. On notera, pour l’histoire culturelle, le parallélisme entre l’invention de ces structures et la création (
n’est-elle pas postérieure?) de l’espace-temps au cinéma.
Joyce aimait la musique: sa femme pensait qu’il aurait dû être chanteur. Les Sirènes (qui sont deux barmaids) lui donnent l’occasion d’une expérience de langage musical où l’entrecroisement et l’arrangement des motifs d’une fugue se substituent aux successions logiques et chronologiques du récit.
Dernier aspect essentiel, l’ouvrage est sans pudeur puisqu’il montre la pensée telle qu’elle se déroule hors de toute observation, de tout contrôle, de toute censure. M. Bloom au cabinet, Ezra Pound même en fut choqué. M. Bloom à la plage regardant une Nausicaa exhibitionniste, et accompagnant d’un orgasme solitaire le feu d’artifice qui jaillit au ciel, la censure sut à quoi s’en tenir et l’ouvrage interdit ne put être publié qu’en France en 1922. Le procès qui lui donna droit de cité aux États-Unis en 1932 fait date dans la libéralisation des lettres.
4. «Finnegans Wake»
L’épisode de « Circé » dépassait
Ulysse : ce n’est pas tel ou tel personnage mais un quartier infernal, la «ville de nuit» qui délire et fait passer devant nous une fantasmagorie de personnages grotesquement déformés qui entourent d’un cadre d’analogies grimaçantes les hallucinations des protagonistes. C’est dans le même esprit de dissolution de la personnalité que Joyce, en 1923, commence
Work in Progress (
Travail en cours ) qui devint
Finnegans Wake. Après la journée d’Ulysse, la nuit – de qui? – d’un personnage, à peine identifiable à travers ses métamorphoses, de cabaretier dublinois déjà double, celte et nordique, absorbant encore le maçon ivre Finnegan, le héros mythique Finn, le roi d’Irlande Roderick O’Connor, et devenant, selon les lois du rêve, tout ce dont il rêve. La métamorphose l’emportant constamment sur l’individuation fait passer par une multitude d’états allotropiques des personnages opposés et complémentaires, tels les deux fils, Shem et Shaun. Tout ce qui constitue une succession illimitée de rêves et de cauchemars doit participer de l’onirique par la fluidité et la confusion du langage; en fait, c’est d’une énorme expérience de langage expressif qu’il s’agit; les mots sont disloqués pour être truffés de lettres et de syllabes qui les rendent incertains et multiples, riches de connotations, presque au gré du lecteur. «Je suis au bout de l’anglais», devait déclarer Joyce et, en effet, on compte une trentaine de langues d’appui, y compris le breton et le birman. Les ingénieux adaptateurs (il ne saurait être question de traduction) de fragments de l’œuvre en français ont rendu «
Wait till the honeying of the lune love » par «Attends moun amour que la lune s’y mielle», où moun est aussi moon tandis que miel s’ajoute à mêle. La langue est en outre «caméléonique», c’est-à-dire qu’elle prend la couleur de la réalité qu’elle traverse. C’est donc à peine si, voué à de perpétuels passages, le même mot a deux fois la même forme.
Joyce croyait très fort à la polyvalence de la cellule constitutive de toute société, la famille, avec son nœud de relations internes, y compris l’inceste, et externes, y compris le cocuage. La famille Earwicker s’établit sur les plans historico-légendaire et mythique aussi bien que personnel. Le seul de ses membres qui enchante spontanément le lecteur est Anna Livia Plurabelle, à la fois femme du cabaretier et, agile, mutine, lutine, joyeuse, la rivière Liffey.
Hermétisme
On a souligné la dette de Joyce à Mallarmé: comme ce dernier, Joyce a remanié ses textes jusqu’à l’indéchiffrable, encore qu’il aimât aussi à semer des indices. Comme Mallarmé, il avait le sentiment de la magie du verbe; il rêvait d’un livre-somme qui eût recélé en lui-même toute réalité; dans cet esprit, il ne lisait rien, ne voyait, n’entendait rien qu’il ne le fît passer, comme un mystère brut, dans l’œuvre; il est invraisemblable qu’on arrive jamais à tout en reconnaître.
D’où vient l’hermétisme croissant de Joyce? Construction d’une défense contre la critique? Jeu d’habile souris évitant le chat-censure? Il y a de cela. S’y ajoute la tentation d’aller toujours plus loin, seul, héroïquement, plus soutenu par les siens, mais toujours contre les autres. Au cœur de tout, il y a la passion, jusqu’au délire, du langage.
Sur le plan du récit, c’est-à-dire du roman, Finnegans Wake échappe à toute norme; si guidé que l’on soit par les exégètes, on n’y progresse qu’à tâtons. Il faut le prendre dans un autre esprit, comme un prodigieux poème, et comme l’accomplissement du projet absurde de l’écrivain, en un dernier effort de la vision faustienne, pour dépasser la condition humaine.
L’«œuvre en cours»
En 1920, Joyce arrive à Paris, venant de Zurich où Dada avait inauguré, en 1916, une négation culturelle globale. Au même moment, le cubisme s’installe, Gertrude Stein épaulant Picasso. L’agression surréaliste s’affirme. Le rejet de la réalité favorise le mythe, l’écœurement face à l’art établi pousse à la parodie. Mythe et parodie, ces deux tendances de l’époque, culminent sans conteste en littérature avec Finnegans Wake .
Ce fut d’abord un événement littéraire, sans doute le plus prolongé de tous les temps. De 1924 à 1938, «Monsieur Joyce» et son «Travail en cours» («Work in Progress») absorbèrent l’attention des milieux littéraires parisiens. Sylvia Beach et Adrienne Monnier établissaient un lieu de rencontre, où se mêlaient d’une part Fargue et Larbaud, de l’autre Hemingway et Fitzgerald, hérauts de la colonie culturelle américaine dont Joyce, l’Irlandais, fut l’idole. En outre, Beckett apportait son jeune enthousiasme. Et Jolas, qui lançait la revue
Transition , offrait à l’œuvre en cours ses colonnes. Joyce, au centre, était l’ordonnateur et l’imprésario de cette célébration. Cette «
chapelle», rempart contre la critique, lui permit de poursuivre héroïquement sa «révolution du verbe» jusqu’à la publication de son ouvrage, en 1939. Il est possible et même probable qu’il ait dû à Mallarmé le projet d’accomplir le Livre-Somme, d’y donner «l’explication orphique de la Terre». Mais ce fut à sa manière.
Le rabâchage de la comédie humaine
Joyce écrivit les deux premières pages de Finnegans Wake le 10 mars 1923. Elles devinrent les pages 380 et 382 de l’œuvre terminale. Ce n’est pas fortuit. Il avait en tête non la forme successive, linéaire, d’une histoire mais l’arrangement significatif de quelques schémas pris à l’insignifiance quotidienne tout en ayant force de symbole et en étant capables, par une énorme condensation, de représenter l’histoire universelle. «Le livre, dit-il, n’a ni commencement ni fin»: il commence et finit au milieu de la même phrase; bref, il tourne en rond, comme l’Histoire.
De ses
Pèlerins de Canterbury , William Blake, que Joyce suit souvent, écrivait qu’ils «composent tous les temps et toutes les nations:
une époque tombe, une autre se lève..., les mêmes personnages se répètent, rien de nouveau ne survient dans l’identique existence». Joyce retient ce principe. Pour reproduire le piètre rabâchage de l’énorme comédie humaine, il ne faut qu’une scène réduite, l’Irlande, Dublin, Phœnix Park, un cabaret, et quelques acteurs pour tenir les rôles toujours répétés.
Ainsi, à Finn Mac Cool, le héros du fond des âges, qui dort quelque part sous terre, succède, dans les temps modernes, Finnegan, le constructeur ivre tombé de son échelle, dont une joviale ballade populaire célèbre la veillée funèbre et la résurrection sous une douche de whisky. Il se fond de nos jours dans H. C. Earwicker, cabaretier dont les origines nordiques rappellent que Dublin fut une cité celto-scandinave. Ses trois initiales qui, de page en page, reparaissent comme une annonce, se lisent: H(
ere), C(omes),
E(verybody): voici tout le monde. Il résume l’humanité.
Joyce, se souvenant de son insupportable enfance, met au cœur de sa vaste histoire une famille où l’on reconnaît la sienne propre. Chacun ne résume-t-il pas, ne fût-ce que dans sa tête, les possibilités de la vie humaine:
création, grandeur et écroulement (comme fait en un éclair le Bloom de «Circé» dans
Ulysse )? Connaissant sa vision paradoxale, on est à peine surpris qu’il déclare que la base du Livre est une mésaventure de son père, prototype de celle d’H.C.E., dans Phœnix Park: soit une scène d’exhibitionnisme et/ou de voyeurisme impliquant deux jeunes participantes, trois soldats témoins et un propagateur de la rumeur destructrice et fatale. Bref, c’est la chute, fait central de toute l’aventure humaine et même divine (chute de Satan, d’Adam, de Finnegan, d’Earwicker ou de l’œuf Humpty Dumpty dans les nursery rhymes), qui est au départ de l’œuvre.
Donc, une famille résume tout l’humain. Earwicker est l’Homme mais aussi une grande forme allongée du cap Howth jusqu’à Dublin: le naturisme des mythologies scandinaves est proche, voire sous-jacent. Sa femme, Anna Livia Plurabelle, est la Femme, et incarnant la rivière Liffey, la rivière de Dublin, elle est l’eau et toute fluidité élémentaire, comme lui est la terre. Ils ont trois enfants: deux jumeaux incomplets dont le couple d’opposés ne referait l’homme entier qu’en se rejoignant – Shem le scribe, le créateur introverti, mal dans sa peau, et Shaun «le facteur», le messager, socialement à l’aise, apprécié des filles, et notamment d’Isabelle sa sœur, avatar d’Iseult la belle.
Le temps passe, et le couple imperceptiblement se défait. Le père vieillissant, dans son inconscient, et donc dans ses rêves, guigne sa fille. Il est le type de tous les anciens attirés par la jeune chair, comme Swift entre Vanessa et Stella en est le prototype obsédant, et le roi Mark, en face d’Iseult, l’archétype de référence.
Du particulier à l’universel
Comme dans
Ulysse , Joyce voulut donner à son entreprise une structure propre à la tirer du particulier vers l’universel:
c’est ainsi que
Finnegans Wake évolue au gré d’une double structure de pensée constituée d’abord par l’affrontement dialectique de couples opposés, où l’on reconnaît une idée clé du philosophe Giordano Bruno, retrouvée par Blake: «Sans l’opposition des contraires, pas de progrès.» Caïn et Abel, Wellington et Napoléon ont fait avancer l’histoire. Cette dialectique se place à l’intérieur de la vaste structure du devenir humain que Joyce emprunte à la philosophie de l’histoire de Giambattista Vico, la
Scienza nuova : vision cyclique d’un retour éternel de trois phases successives, âge du divin, âge des héros, âge de l’humain qui finit dans un désordre tel que, après un intervalle (
«ricorso »), il n’y a plus qu’à recommencer. De Finnegan à l’histoire universelle, les analogies, les «correspondances», sont plus effrontées et vertigineuses que dans
Ulysse . Notoire est le fracas de tonnerre qui chez Vico, terrifiant et culpabilisant l’homme-brute, l’éveillait à la conscience morale. Il retentira dix fois chez Joyce (qui d’ailleurs en a toujours eu très peur), sous forme de prodigieuses onomatopées de cent lettres, cent une pour la dernière, le total faisant mille un. On sait d’ailleurs que Joyce attache beaucoup d’importance à une numérologie qui fleure la cabale. Des variations sur le chiffre 32 (
chute des corps) sont partout. Certains chiffres se répètent indéfiniment dans la marche de l’œuvre: les quatre sont les évangélistes, les annalistes – les quatre colonnes du lit d’Earwicker transmuées par le rêve. Les douze sont tout ce qui est douze depuis les apôtres. Vingt-huit (les filles du mois lunaire) n’a peut-être tant d’importance que parce que Joyce est né en février.
Les rêves du langage
Rien de ce qui précède pourtant ne saurait donner l’idée de ce qu’est l’œuvre, ni de la désespérante difficulté d’en faire une lecture précise et continue. C’est un multiple rêve, aussi bien de l’auteur que du cabaretier, qui se donne tous les moyens du rêve, et surtout sa fluidité et ses métamorphoses. Earwicker ne cesse ainsi de se transformer: il est modifié par tout ce qu’il rencontre, il le devient, y est absorbé, annulé... Il y avait eu avant celui-là des rêves supposés, ne fût-ce qu’Alice , mais aucun n’avait rendu par l’écriture le brouillard du rêve. «J’ai endormi le langage», déclare Joyce. Mais c’était pour lui imposer une animation diabolique. Sa protectrice Harriet Weaver n’y comprend rien. Ezra Pound non plus. Il continue néanmoins à travailler chaque mot, obstinément. Il y a dix-sept états d’Anna Livia entre 1923 et 1938.
Joyce partait, quoi qu’il en dise, du «
mot-valise» du «Jabberwocky» de Lewis Carroll. Il s’agit de surexprimer ce que la langue commune sous-exprime. Tout mot qui compte est vitalisé. Il est au moins à double sens, souvent avec peu d’effort:
panaroma par exemple, désignera un ensemble d’odeurs. Il n’est d’ailleurs que de considérer le titre. La suppression de l’apostrophe, tout d’abord, permet de pluraliser Finnegan. Ensuite d’
egan on fera
again .
Fin pourra se lire en français. C’est ainsi que le mot se bourre de sens adventices: «all are
tombed » (tous sont tombés dans la tombe),
ou «
dustiny » (la destinée poussiéreuse) le montrent. L’analyse de Carroll voyait l’esprit occupé d’une chose, préoccupé d’une autre, d’où l’interférence, et le lapsus. En ce sens
Finnegans Wake est un énorme lapsus, mais volontaire: Joyce a constamment le souci premier d’une pluralité de sens visant à éloigner le mot de toute réalité particulière, et à transformer ce qui serait successif en simultanéité: celui-ci se fera «comprimé de sens» que l’on peut choisir d’avaler, de croquer ou de sucer.
L’idée du mot contaminé là où il se trouve par une préoccupation modifiante devient systématique. Queneau, plus ponctuel, avait déjà, dans
Saint-Glinglin , parlé de l’«aiguesistence» des poissons; Joyce, lui, travaille dans l’intensif: sur quinze pages d’
Anna Livia , tout est aiguesistence. Il n’est pas jusqu’à
soon (bientôt) qui ne devienne
saon à cause de la Saône!
Le rêve n’est pas à l’abri du Censeur, et la préoccupation elle-même se déguise. S’il est incestueux, il se prétend insectueux, et s’indigne: «Libellulous! Inzanzarity! » On ne peut, comme on ferait pour Michaux, dresser un glossaire de cette langue forgée: le même mot caméléon change de couleur selon l’encadrement textuel. Cette fluidité, cette récréation continue sont remarquables. Vico regrettait l’hiéroglyphe, qui mimait une réalité donnée: Joyce crée ce qu’il mime.
Inzanzarity :
grâce à l’italien, Joyce habille l’insincérité de moustique. Mais aussi d’internationalisme linguistique, faisant écho encore une fois à Vico, réclamant une langue universelle. «
My shemblable my freer »: Shem mon semblable, mon frère bavard (
babble ) et plus libre... et Baudelaire. Les 28 filles proclament la paix en 28 langues...
On dira, l’écolier limousin de Pantagruel n’est peut-être pas loin, mais Rabelais non plus. Joyce a poussé très loin dans le brouillard propice le dévoilement de la nudité grotesque de l’âme, de façon à réaliser une comédie énorme : «
Lots of fun at Finnegan’s Wake », dit la chanson, on s’est bien amusé à veiller Finnegan. Pour l’appréhender, il faut ouvrir l’oreille. Un disque de Joyce disant deux pages d’
Anna Livia est une révélation. Cette langue qu’on croyait indéchiffrable, c’est la langue parlée de Dublin. Peut-être plus même qu’il n’en est conscient, Joyce est l’héritier du burlesque poétique de l’ancienne épopée irlandaise ou nordique: la langue du sommeil humain et du rêve est un peu aussi celle du sommeil de la matière et de ses balbutiements. Dans
Ulysse , les rochers de la grève dublinoise parlent une langue inarticulée; les lourdes formes minérales ou végétales des bords de la Liffey, avant de redevenir orme, pierre ou linge, s’animent un moment pour poursuivre un dialogue poétique et baroque de music-hall métaphysique. Au cœur du jeu de confusions et de méprises, un large poème s’organise autour d’Anna Livia, un chant enveloppant et non un monologue personnel, disant des ébats d’ondine, des amours ruisselantes: elle est le personnage d’avance le plus illimité, le plus prêt à rejoindre l’Océan-Nirvana. Le poème est partout: l’origine des espèces suscite «l’ouragan des espaces».
Comme Rimbaud ou Mallarmé, Joyce n’a jamais cessé de croire à l’alchimie du Verbe, à une valeur de
réalité absolue du mot écrit:
nomen-numen . Tout ce qui, de sa tête, passe au papier, devient sacré et magique. Beckett fait écho à sa passion, attestant que cette langue n’est pas «
au sujet de» quelque chose, mais qu’elle est cette chose même, que le mot même danse ou dort. Joyce va plus loin que l’idée d’une imitation mimétique:
c’est un absolu qu’il se donne pour modèle esthétique, le monument le plus singulier de l’art celtique, le prodigieux manuscrit enluminé dit
Livre de Kells qui, dans les replis et les labyrinthes de ses entrelacs, les retours de ses cercles et volutes, semble avoir piégé tout le possible, et d’où, à l’improviste, surgit des lignes le bonheur de quelque figure.
Источник: JOYCE (J.)