RENAN (E.)
De
L’Avenir de la science à l’
Examen de conscience philosophique (1889), pendant quarante ans, bien qu’il eût paru se livrer avec volupté au jeu des antinomies, Renan est resté fidèle à ses options initiales. Qu’il traite d’histoire, de morale ou de philosophie, de critique littéraire ou religieuse, qu’il médite sur la politique ou sur la réforme de l’enseignement, qu’il adopte la forme d’essai, de lettre, de dialogue, de drame, ce sont toujours les mêmes traits qu’il révèle:
négation du surnaturel; confiance en la Nature dont les lois n’ont jamais subi d’infraction; affirmation de la primauté de l’esprit et du progrès de la raison, continu, malgré de passagers échecs; foi en l’homme. Aussi n’est-il pas excessif de dire que l’œuvre de Renan résume à elle seule, par ses défauts comme par ses qualités, le XIX
e siècle français.
Une carrière exemplaire
Après avoir marqué profondément son temps, Renan vit surtout aujourd’hui par les
Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1884) qui retracent son itinéraire intellectuel depuis sa naissance à Tréguier, sa formation à Saint-Nicolas-du-Chardonnet (1838-1841) et au grand séminaire (1841-1845) jusqu’à sa sortie de Saint-Sulpice. Il se croyait la vocation religieuse:
ses études le convainquirent de la fragilité des bases du christianisme et il rompit avec l’Église, «dignement et gravement». Il n’a pas vécu une crise métaphysique comme Jouffroy, ni une révolte politique comme Lamennais: il a renoncé par probité d’esprit à une carrière ecclésiastique qui s’annonçait facile et brillante. Enclin par tempérament au respect des corps constitués, il substitua naturellement au prestige de l’Église celui du savoir officiel représenté pour lui par le Collège de France et l’Institut; dès sa sortie du séminaire, il songe à une chaire au Collège de France; en même temps qu’il conquiert ses grades universitaires, il est couronné deux fois (1846 et 1848) par l’Académie des inscriptions pour des mémoires érudits. Il restera toujours fidèle à son programme juvénile de 1848 qu’il réalisera grâce à l’appui de sa sœur Henriette: «Poursuivre à tout prix mon développement intellectuel. Je ne vis que par là: sentir et penser.»
L’Institut le chargea d’une mission archéologique en Italie (1849-1850). À son retour, il donna à ces antichambres académiques qu’étaient alors le
Journal des débats et la
Revue des Deux Mondes les articles que recueilleront ses
Études d’histoire religieuse (1857) et ses
Essais de morale et de critique (1859). À trente-trois ans, il entra à l’Académie des inscriptions.
Ses tendances l’opposaient au régime de Napoléon III dont il dénoncera plus tard (
La Réforme intellectuelle et morale , 1871) le cléricalisme et la vulgarité matérialiste. Mais il était l’ami des bonapartistes libéraux, notamment de Mme Cornu, dont l’influence sur l’empereur obtint pour lui une mission scientifique au Liban et contribua à sa nomination au Collège de France (1862). Les persécutions qu’il subit de la part des catholiques le contraignirent à quitter sa chaire, mais sa révocation (1864) lui donna l’auréole de victime du régime impérial:
aussi, quoique par sympathie il penchât vers une monarchie constitutionnelle, la troisième République le combla-t-elle d’honneurs. Élu à l’Académie française (1878), administrateur du Collège de France (1883), il réussit dans la société laïque une carrière aussi glorieuse que celle qu’il aurait faite dans l’Église. Au moment de sa mort qui survint à Paris, son génie conciliant, son prodigieux labeur lui avaient valu un rayonnement analogue à celui des grands esprits encyclopédiques de la Renaissance, et il paraissait incarner la France officielle.
L’«Histoire des origines du christianisme »
Une part de l’œuvre de Renan se trouve aujourd’hui déclassée. Si le Corpus inscriptionum semiticarum dont il fut l’initiateur (1867) maintient son renom d’orientaliste, ni son essai De l’origine du langage (1848), ni son Histoire générale des langues sémitiques (1855) n’ont conservé de valeur scientifique, mais ces ouvrages l’ont préparé à construire le monument qui devait occuper toute sa vie, l’Histoire des origines du christianisme , avec son nécessaire complément, l’Histoire du peuple d’Israël .
Encore à Saint-Sulpice (1845), Renan avait écrit un curieux Essai psychologique sur Jésus-Christ . En 1849, son article sur les Historiens critiques de Jésus affirmait l’intérêt du problème des origines du christianisme, qu’on devrait, disait-il, étudier en se gardant de tout préjugé doctrinal. Présage significatif: la grandeur de Renan est d’avoir, pour la première fois en France, désacralisé les recherches bibliques et fondé une exégèse laïque. Son séjour à Beyrouth de 1860-1861, dont il exposa les résultats dans la Mission de Phénicie , cristallisa son projet d’une Vie de Jésus , qu’il commença à rédiger en 1861.
Sa leçon inaugurale au Collège de France (22 février 1862),
où il parlait de Jésus comme d’un «homme incomparable», heurta l’opinion conservatrice. La polémique contre lui redoubla de violence lorsque parut la
Vie de Jésus (1863), dont le succès fut retentissant. Dans un style très étudié, il faisait revivre Jésus dans son cadre historique, en rejetant l’appareil du fidéisme chrétien. Six volumes suivirent, racontant l’histoire du christianisme depuis
Les Apôtres (1866) jusqu’à
Marc-Aurèle (1881). Puis Renan remonta du christianisme à sa source dans les cinq volumes de l’
Histoire du peuple d’Israël (1887-1893).
Ce chef-d’œuvre est d’un historien philosophe et non d’un théologien. Renan se propose une étude d’embryogénie: il veut, dit-il, traiter en naturaliste de la naissance d’une religion. Renan estime en outre que les faits, incomplètement connaissables, requièrent de l’historien une sorte de
divination qui supplée à la pénurie des sources. L’historien, selon lui, doit retenir au besoin les légendes qui montrent «sinon comment les choses se sont passées, du moins comment on les conçut». Ainsi, son œuvre d’historien est positiviste par son présupposé constant que «tout dans l’histoire a son explication humaine», mais, par l’imagination et la sensibilité qu’il met à l’interprétation des faits, on y retrouve la tradition romantique. Le choix même d’un sujet où la documentation certaine est peu abondante atteste que, pour lui, l’essentielle qualité de l’historien est «le sentiment des choses primitives, la souplesse qui fait deviner et sentir des états d’âme». Savant scrupuleux, il s’attache à «discerner les degrés divers du certain, du probable, du plausible, du possible» et réunit dans un ensemble harmonieux érudition et ingéniosité, au risque de réduire l’histoire à ce qu’il a un jour appelé «une petite science conjecturale».
Le jeu des antinomies et l’humanisme renanien
La prudence qui incitait Renan à juxtaposer les hypothèses explicatives l’a fait passer pour un dilettante. Reproche injustifié, car la valeur de ses travaux historiques est due largement à la philosophie critique de la nature et de l’humanité qui les soutient. Sa pensée présente une unité qu’un fait suffit à prouver: il publia en 1890 L’Avenir de la science , écrit dans l’enthousiasme au printemps de 1849, et put affirmer en préface qu’au fond il n’avait guère changé. Cet essai prolixe, nourri de Cousin, de Herder et de Hegel, assigne à la science, dans le monde moderne, la grandeur d’une religion nouvelle capable d’organiser rationnellement l’humanité.
Cette métaphysique idéaliste, qui substitue la catégorie du devenir à celle de l’être, ne cessa de nourrir la réflexion de Renan, comme le montre sa lettre à Berthelot (1863): il y conçoit la matière comme animée d’un
nisus qui la pousse à sortir du chaos, à s’élever par étapes, jusqu’à l’apparition de l’humanité qui donne à l’Univers la conscience et l’exemple d’une cause libre. Cette création continue se résume par le mot «
Dieu». Dieu n’est pas, mais il
devient , à travers et par le progrès de l’humanité, progrès qu’achèvera le triomphe de l’esprit sur la matière. En 1871, alors que la guerre et la Commune semblaient infirmer son optimisme, Renan reprit ces méditations en
Dialogues philosophiques , forme qui lui plaisait, car elle lui permettait de laisser converser entre eux «les lobes de son cerveau» et de présenter sans dogmatisme les diverses faces des problèmes métaphysiques. Les interlocuteurs des
Dialogues philosophiques sont d’assez froides abstractions: dans les
Drames philosophiques , Renan donna de la vie à ses idées en les incarnant dans des personnages symboliques et en développa les aspects moraux et sociaux.
Caliban (1878) et l’
Eau de Jouvence (1880) traitent de l’aristocratie du savoir aux prises avec la brutalité démocratique.
Le Prêtre de Némi (1885) évoque l’antinomie entre l’esprit, qui cherche à épurer les croyances, et la masse, aveuglément attachée à ses traditions.
L’Abbesse de Jouarre (1886) donne une grave méditation sur le rôle de l’amour dans la réalisation de l’être idéal. Ainsi, chez Renan, la réflexion du moraliste vient-elle donner un sens profondément humain à son œuvre de savant et d’historien.
Источник: RENAN (E.)