ELIOT (G.)
ELIOT (G.)
Femme de lettres, essayiste, critique et traductrice, Mary Ann Evans avait près de quarante ans quand parut son premier roman signé George Eliot. À un genre particulièrement florissant à l’époque victorienne, la maturité et l’intelligence de G. Eliot apportèrent un souci de la forme, une vigueur de la pensée et une qualité de réflexion morale qui séduisirent aussitôt la critique et le public. La finesse de l’analyse psychologique – dont la minutie annonce James – et le souci d’éveiller la sympathie du lecteur pour une «humanité ordinaire» peinte sans fard dans ses occupations quotidiennes rattachent l’auteur du Moulin sur la Floss et de Middlemarch à l’école «réaliste». Mais la hauteur de la réflexion qui nourrit une création tout entière portée par une foi en l’homme qui a remplacé la foi chrétienne tôt perdue autant que la pénétration de l’analyse font de George Eliot un des plus grands écrivains anglais et de Middlemarch , son chef-d’œuvre, un des sommets du roman classique.
Formation d’une personnalité
Quatre éléments furent déterminants dans la formation de la personnalité de la future romancière. Ils correspondent chacun à une phase de sa jeunesse: l’enfance à la campagne et l’attachement à son père et à son frère (1819-1829), l’influence évangélique (1830-1841), la perte de la foi et la découverte de penseurs agnostiques (1841-1852), enfin le journalisme littéraire et la rencontre de George Lewes.
La future George Eliot passa son enfance près de Coventry, dans la campagne paisible du comté de Warwick où elle accompagnait dans ses tournées son père, charpentier devenu régisseur. Cette région riche, encore préservée de la révolution industrielle, apparaît sous le nom symbolique de Loamshire (comté du terreau) dans plusieurs romans. Très attachée à son frère aîné, seul compagnon de jeu, G. Eliot devait par la suite souffrir de la rupture qui la séparerait de celui-ci et de sa famille. (Elle devait romancer cet attachement dans la relation de Tom et Maggie Tulliver dans
Le Moulin sur la Floss .) À partir de 1830, influencée par un professeur, M
lle Lewis, membre du courant «évangélique» de l’Église d’Angleterre, elle lut assidûment la Bible et des ouvrages de théologie. La correspondance qu’elle échangea pendant des années avec M
lle Lewis témoigne de l’exigence et de la sincérité de sa foi, d’un besoin permanent de dépassement. Revenue à la mort de sa mère (1836) tenir le foyer paternel, elle poursuivit seule ses études. Elle apprit ainsi le latin, l’allemand et l’italien et suivit le débat philosophique, scientifique et théologique qui secouait alors l’Angleterre. Elle avait vingt et un ans quand son père se retira à Coventry où elle se lia aux milieux libres penseurs. Quand elle perdit la foi (1841) et cessa de pratiquer, une crise grave l’opposa aux siens qui la rejetèrent. En 1843, elle entreprit de traduire la
Vie de Jésus de Strauss, traduction qui parut trois ans plus tard. En 1849, la mort de son père – avec qui la réconciliation n’avait été que superficielle – lui apporta une véritable libération spirituelle. Après avoir longuement voyagé en Europe, elle vécut à partir de 1852 à Londres où elle anima pendant trois ans la direction de la
Westminster Review , publication libérale de grande qualité, tout en poursuivant la traduction de
L’Essence du christianisme de Feuerbach. Pour Marian Evans (
c’est ainsi qu’elle signait articles et traductions), qui se disait «en parfait accord avec toutes les idées de Feuerbach», la thèse selon laquelle l’amour charnel est le plus clair témoignage de l’essence divine de l’homme exprimait la réconciliation, tant cherchée par elle, de la passion et d’une haute exigence morale, avatar de la foi perdue. À la
Westminster Review , elle rencontra le philosophe évolutionniste Herbert Spencer et George Lewes, critique, journaliste. L’union libre affichée dans laquelle elle s’engagea avec Lewes fut déterminante pour la carrière de la romancière. Au-delà du scandale qu’elle fit (Lewes marié ne pouvait divorcer), cette union stabilisa Marian Evans; elle trouvait enfin le soutien moral et affectif qui, depuis le conflit familial de 1842, avait fait défaut à sa nature tout à la fois sensuelle, expansive et inquiète. Plus que les encouragements réservés de Lewes (il n’était pas persuadé qu’elle saurait créer des personnages convaincants), ce climat affectif nouveau permit à l’écrivain de prendre confiance en ses moyens et de mener à bien la rédaction d’une longue nouvelle,
Amos Barton , dont Lewes négocia la publication, sous le nom de George Eliot, préservant ainsi l’anonymat de l’auteur. Rapidement suivie de deux autres nouvelles – le tout formant les
Scènes de la vie du clergé – , cette première œuvre, écrite à trente-sept ans, peut être considérée comme l’acte de naissance de la romancière George Eliot qui écrivit dans son journal à la fin de 1857: «Peu de femmes ont, je le crains, eu autant que moi l’occasion de penser que les longues et tristes années de la jeunesse méritaient d’être vécues pour ce qu’apporte l’âge mûr.» La vie de Marian Evans n’intéresse désormais que le biographe. Celle de George Eliot la romancière se confond avec l’œuvre. On retiendra seulement qu’après la mort de Lewes (1878), souffrant de sa solitude, elle n’écrivit plus rien d’important. En mai 1880, elle épousa un ami de longue date, J. W. Cross, et mourut en décembre de la même année, à soixante et un ans. Ce mariage «
respectable» avait favorisé une réconciliation tardive et pathétique avec son frère Isaac, le compagnon des premières années.
La romancière
Scènes de la vie du clergé (1857-1858),
Adam Bede (1859),
Le Moulin sur la Floss (1860) et
Silas Marner (1861) se succédèrent rapidement. Tous sont imprégnés de souvenirs d’enfance. Lieux, personnages, situations que l’auteur a connus ont servi de germe à ces œuvres, mais leur unité réside moins dans cette inspiration rurale commune que dans la préoccupation constante de la narratrice: exciter la
sympathie du lecteur pour «les peines communes de gens bien ordinaires». Tout en recréant avec humour et tendresse ce monde du passé qui fut le sien, la narratrice ne cesse par ses interventions de souligner que l’univers créé par elle obéit à sa seule loi. Il n’y a pas imitation mais construction cohérente. Comme elle le dira avec force à propos d’
Adam Bede , «il n’y a pas un seul portrait, mais seulement ce qui m’a été suggéré par mon expérience personnelle et que j’ai élaboré pour former de nouvelles combinaisons». L’étude de ces petites communautés campagnardes vivant encore en relative autarcie lui permet de montrer que les actions de chacun ont des répercussions inévitables sur les autres, que la destruction des illusions d’une laitière est aussi tragique que s’il s’agissait d’une grande dame, que les actions qui contribuent à rendre un peu meilleur le monde où nous vivons sont nobles même si leur auteur a des traits ridicules. Au-delà de la médiocrité d’une humanité imparfaite qu’elle peint avec l’honnêteté d’un peintre hollandais (
cf. la comparaison apparaît dans une longue profession de foi réaliste au chapitre XVII d’
Adam Bede ), George Eliot s’intéresse d’abord à ce qui fait selon elle la dignité humaine – le dépassement des intérêts égoïstes, le dévouement à l’autre – et le tragique de notre condition: la fragilité de notre volonté devant la tentation égoïste. Convaincue que, depuis toujours, les actions persévérantes de ceux qui obéissent «à la sublime impulsion de quelque devoir pénible à remplir» ont rendu le monde meilleur, George Eliot, tel un expérimentateur scientifique, crée des univers clos où elle vérifie sa théorie «mélioriste». Sa grande réussite est d’y parvenir tout en créant l’illusion qu’elle décrit la réalité ou, pour reprendre ses propres mots, en donnant à voir un tableau et non une épure. À cet égard, l’évolution postérieure aux
Scènes est révélatrice de la maîtrise croissante de l’auteur.
Adam Bede est un magnifique tableau, mais la construction, l’artifice y sont visibles.
Le Moulin gagne en intensité dramatique. L’évocation de l’enfance de Maggie, déchirée entre son aspiration au bien et ses impulsions destructrices, est un des sommets de l’œuvre. Dans
Silas Marner , George Eliot parvient à fondre sans effort fable et morale, récit et symbolisme, écrivant ainsi une parabole sur la rédemption par l’amour du prochain, unique dans son œuvre. Son art n’a cessé jusque-là d’évoluer vers plus de rigueur, plus d’efficacité, mais il semble qu’elle ait désormais besoin, pour donner la mesure de ses qualités d’analyste, d’âmes plus complexes que celle du tisserand de Raveloe. Après les demi-réussites que furent
Romola , roman historique qui se passe dans la Florence de Savonarole et pour lequel George Eliot réunit une documentation considérable, puis
Felix Holt que dessert une intrigue obscure et compliquée, George Eliot écrivit un chef-d’œuvre incontesté,
Middlemarch (1871-1872),
puis Daniel Deronda (1876) qui a toujours pâti de la comparaison avec
Middlemarch , mais dont l’intérêt dépasse l’étude de la condition féminine et du problème juif qui en sont les thèmes centraux, nouveaux pour l’époque.
Avec Middlemarch , George Eliot s’élève au sommet de son art: elle parvient à intégrer dans ce vaste roman, qui brosse une fresque de toute la société de la petite ville de Middlemarch vers 1830, tout ce qui fait l’originalité de son œuvre. Études psychologiques fouillées, analyses des relations complexes des membres d’une communauté, longue méditation morale s’imbriquent harmonieusement dans un roman qui laisse une impression de grande plénitude. La variété des personnages présentés avec une sympathie qui n’exclut ni l’humour ni l’ironie, l’intelligence de la réflexion, la souplesse et la richesse de la langue (ce qui n’est pas toujours le cas dans le reste de l’œuvre) font de Middlemarch un des plus grands romans anglais du XIXe siècle.
Источник: ELIOT (G.)