GRASS (G.)
GRASS (G.)
«Enfin l’Allemagne a retrouvé un écrivain de stature internationale»: tel fut l’avis unanime de la critique lorsque parut en 1959 Le Tambour . C’était le premier roman d’un jeune auteur d’une trentaine d’années, connu et apprécié jusqu’alors comme dessinateur et poète par quelques cercles restreints, dont le Groupe 47 qui l’avait couronné en 1958. Même si certains étaient choqués par sa surabondance incontrôlée, son goût de l’obscénité et du blasphème, son refus de tous les tabous moraux et stylistiques, nul ne songeait à contester la prodigieuse originalité de son invention romanesque et la richesse de son écriture. Très vite, sa réputation franchit les frontières. S’il a du mal à se faire accepter dans une Angleterre traditionaliste, Grass remporte un vif succès aux États-Unis et en France où il reçoit, en 1962, le prix du Meilleur Livre étranger.
La force d’un tempérament
Né le 10 novembre 1927 à Dantzig, Günter Grass sait, comme un Rabelais ou un Grimmelshausen, allier à un attachement profond au terroir le sens aigu de l’universalité à laquelle le prédisposent ses origines à la fois allemande, polonaise et kachoube. Formé en dehors des chapelles littéraires et des strictes disciplines universitaires, il est le produit d’une éducation multiforme, à l’américaine. Enrôlé à seize ans en 1944, il est blessé en 1945 et fait prisonnier par les Américains. Libéré en 1946, il travaille comme ouvrier dans une exploitation agricole puis dans une mine de potasse, avant de s’initier timidement à la sculpture dans des entreprises de monuments funéraires. Il complète cette instruction en fréquentant l’École des beaux-arts de Düsseldorf, puis celle de Berlin, où il est l’élève de Karl Hartung. Si sa maîtrise d’écrivain éclipse un peu les qualités de son œuvre graphique, celle-ci est cependant loin d’être négligeable. Après un séjour à Paris de 1956 à 1960, il s’installe à Berlin et s’adonne, parallèlement à sa carrière littéraire, à une intense activité politique au service du Parti socialiste allemand. Marié en 1954 à la danseuse Anna Schwarz, il a d’elle quatre enfants (
le Journal d’un escargot le montre dans sa mission d’éducateur). Il divorce en 1978 et se remarie avec l’organiste Ute Grunert en 1979. De 1983 à 1986, il préside l’Académie des arts de Berlin. En 1986-1987, il fait un séjour de six mois aux Indes, à Calcutta. Actuellement, il habite le Schleswig-Holstein.
L’horreur de l’histoire
Parmi les représentants de la littérature de l’émigration, Thomas Mann avait pu, dans Doktor Faustus , régler ses comptes, dès 1947, avec le démonisme hitlérien. Il n’en allait pas de même pour ceux que plus d’aveuglement ou moins de facilités matérielles avait contraints à participer sur place à la culpabilité et au châtiment du nazisme. L’Allemagne d’après guerre a longtemps plié sous le poids d’un héritage que l’entreprise littéraire ne parvenait à dominer ni par le compte rendu réaliste, ni par le recours aux échappatoires fantastiques ou aux virtuosités formelles. Pour la première fois, avec Le Tambour , un auteur majeur s’attaque au «fascisme ordinaire», tel que l’avait vécu l’homme de la rue, victime et coupable à la fois, aussi loin des grands responsables criminels que des minorités résistantes. Sans se figer dans le pathos des belles figures de justiciers qui prétendent incarner la conscience de leur peuple – comme K. L. Tank reproche à H. Böll de l’avoir fait avec trop de complaisance –, Grass se livre, sous les allures d’une parodie grotesque, à la plus violente démystification du nazisme quotidien. Ses petits-bourgeois de Dantzig, boudinés dans leurs uniformes hitlériens, sont innocemment meurtriers et antisémites comme on est philatéliste ou pêcheur à la ligne. Ce qui scandalise Grass avant tout, c’est la banalité du mal, contre laquelle il n’hésite pas à mobiliser toutes les ressources de l’écriture, y compris le plus extrême mauvais goût. Avec une richesse d’inventions cocasses, Le Chat et la Souris trace le portrait féroce d’un grand dadais qui se transforme en héros guerrier pour compenser un complexe d’infériorité dû à une pomme d’Adam trop proéminente. Les persécutions antijuives – dont Grass fait une sorte d’historique didactique à l’intention de ses enfants dans le Journal d’un escargot – prennent un relief particulièrement odieux à travers des anecdotes pathétiques ou burlesques. Loin de nous endormir dans une bonne conscience rétrospective, Grass entend mettre en garde pour le présent et l’avenir. «Dans Les Années de chien , dit-il, je crois avoir réussi, avec la figure de Walter Matern, une incarnation de l’idéaliste allemand qui, en un très court laps de temps (et sans trace d’opportunisme), voit successivement dans le communisme, le national-socialisme, le catholicisme et finalement dans l’idéologie antifasciste la doctrine salvatrice. Et, finalement, il en arrive à mener une action antifasciste avec des méthodes fascistes.»
L’amour des histoires
Ces brèves allusions ne sauraient donner une idée du perpétuel jaillissement imaginatif qui prête vie aux thèses de Grass. L’union constante du parodique et de l’horrible, servie par une saisissante truculence verbale, suggère un rapprochement avec Céline, mais un Céline sans amertume. Si, pour Nietzsche, il est des écrivains, comme Flaubert, qui écrivent par dégoût de la vie, et d’autres par amour de la vie, Grass est indiscutablement du nombre de ces derniers. Chez lui, la paresse même est une activité: «Il faut toujours que je fasse quelque chose: tailler des mots, couper des herbes» et, à la limite, «ne rien faire, mais attentivement». L’écrivain Grass se jette sur le langage avec la même voracité que ses personnages sur les femmes ou la nourriture (ne s’avoue-t-il pas personnellement excellent cuisinier, grand spécialiste du gigot d’agneau aux lentilles?). Mais tous les genres ne lui conviennent pas également. Ses poèmes, construits souvent, de son propre aveu, sur le dialogue, appellent parfois la transposition théâtrale (
ainsi La Crue ); et, à son tour, une idée théâtrale peut trouver un accomplissement supérieur dans l’œuvre romanesque (ainsi la seconde partie d’
Anesthésie locale ). D’abord influencé par le théâtre de l’absurde, Grass s’est engagé ensuite dans les voies de la dénonciation politique avec
Les plébéiens répètent l’insurrection , critique de l’attitude brechtienne lors des événements sanglants du 17 juin 1953; mais on lui reproche un sens insuffisant de la progression dramatique. Inventeur de scènes, de situations plus que d’intrigues, il est certes beaucoup plus à l’aise dans la fluidité de la temporalité romanesque, dans ce genre narratif protéiforme qu’est devenu le roman des grands créateurs modernes. La force de Grass repose d’abord sur l’intensité hallucinatoire de la vision, qu’il s’agisse d’anguilles grouillant dans la tête d’un cheval mort ou de la prise de Berlin par les Russes, racontée comme une formidable traque du chien Prinz, ex-chien du Führer. Seul le fantastique peut rendre compte de la démence du réel: «La satire, la légende, la parabole, l’histoire de fantômes, bref, tout ce qu’une simplification abusive baptise aujourd’hui “surréalisme” sert cette réalité et en fait partie.» Dans ce monde entièrement animé, les objets deviennent des éléments indispensables («un homme sans album de photos, c’est comme un cercueil sans couvercle»), les animaux parlent (les rats Perle et Strich dans
La Crue ) et occupent le devant de la scène, comme dans le
Journal d’un escargot , ou
Les Années de chien , un enfant bloque sa croissance à trois ans et, en jouant du tambour, transforme une parade nazie en démonstration de charleston. Et tout est charrié dans un déluge verbal où l’ellipse, le jeu de mots, la poésie populaire, la comptine, le bulletin météorologique, le slogan nazi, la phraséologie communiste, le jargon philosophique, le style biblique, les mots forgés, la rhétorique hitlérienne, les patois, le babil enfantin, l’obscénité de bordel, l’argot des bas-fonds, les formules schillériennes se combinent avec une virtuosité inouïe. Grass peut dès lors se moquer de ceux qui lui reprocheraient de trop bien respecter la chronologie et d’ignorer les expérimentations d’avant-garde. À ceux-là, il répond d’avance par la bouche d’Oscar, le héros du
Tambour : «On peut commencer une histoire par le milieu, puis, d’une démarche hardie, embrouiller le début et la fin. On peut adopter le genre moderne, effacer les époques et les distances et proclamer ensuite, ou laisser proclamer qu’on a résolu enfin le problème espace-temps. On peut aussi déclarer d’emblée que de nos jours il est impossible d’écrire un roman, puis, à son propre insu si j’ose dire, en pondre un bien épais afin de se donner l’air d’être le dernier des romanciers possibles. Je me suis également laissé dire qu’il est bon et décent de postuler d’abord: il n’y a plus de héros de roman parce qu’il n’y a plus d’individualiste. [...] Après tout, ce n’est pas impossible. Mais en ce qui nous concerne, moi Oscar et mon infirmier Bruno, je veux l’affirmer sans ambages: nous sommes tous deux des héros.»
Construire la concertation, déconstruire les dissertations
C’est de cette méfiance des théories, de ce sens du concret, de cette vision de l’individuel que découle aussi toute l’action politique de Grass. «Les personnages qui entourent [Oscar] Matzerath sont pour la plupart des petits-bourgeois et, à leur façon, dans leur cadre grotesque, tous des originaux.» Les idéologies apparaissent à la fin des Années de chien comme autant d’épouvantails; Hegel l’inquiète, Heidegger donne lieu à des parodies bouffonnes qui comptent parmi ses grands morceaux de bravoure, l’intelligentsia est la cible favorite d’un regard critique qui ne veut épargner aucun faux-semblant: «Plus l’intelligence est grande, plus sa bêtise célèbre d’orgies dévastatrices.» Avec de tels principes, Grass pourrait se réfugier dans une sorte de poujadisme à l’allemande ou dans un individualisme ricaneur. Il préfère se battre au jour le jour pour un parti dont il voit parfaitement – et attaque parfois – les faiblesses, mais qui lui paraît encore ce que l’actualité offre de moins catastrophique: «Je suis social-démocrate parce que pour moi le socialisme ne vaut rien sans la démocratie et parce qu’une démocratie non sociale n’en est pas une.» Ce combat est longtemps dynamisé par son amitié pour Willy Brandt. Jamais, en tout cas, même s’il jette le poids de sa célébrité dans le combat électoral, Günter Grass n’en vient à confondre politique et littérature. L’artiste doit rester un marginal pour pouvoir écrire sans concessions. Pourtant, son inspiration littéraire connaît des périodes de tarissement. On lui a reproché, en particulier à la parution des Enfants par la tête , de se laisser aller à une virtuosité gratuite. Il cesse alors d’écrire entre 1980 et 1982 et revient à une activité de dessinateur et de sculpteur, dont l’importance se renforce dans la seconde partie de sa vie. Malgré quelques brillantes réussites, comme Une rencontre en Westphalie , il semble qu’il ne parvienne plus toujours à retrouver la force exceptionnelle que la dénonciation du nazisme avait conférée aux premières œuvres de la «trilogie de Dantzig». Mais son activité reste intacte et il est encore fort capable de surprendre.
Источник: GRASS (G.)